Hans Jonas : Le Principe responsabilité

Petite biographie

Hans Jonas : le principe responsabilité

Hans Jonas est un philosophe allemand du XX°siècle. Il est né en 1903 dans une famille juive en Allemagne. Il est l’élève de Husserl, Heidegger et Bultmann (thèse de doctorat sur la Gnose en 1928), il a été professeur à Jérusalem (1935), au Canada (1949), à New York (de 1955 à 1976) et à Munich (1982-1983). Il est lauréat du prix de la paix des libraires allemands (1987).

Contexte dans lequel Hans Jonas écrit Le Principe responsabilité

Hans Jonas est demeuré célèbre à cause de son ouvrage décisif, Le principe responsabilité (1979), qui analyse les aspects éthiques de la technologie avancée en rapport avec l’environnement naturel, et notamment avec la vie humaine et l’ensemble de la biosphère. Voici dans quel contexte son éthique émerge. En tant que philosophe allemand et juif du XXe siècle, et en tant qu’élève de Heidegger, sa philosophie est traversée par la question de la mort, par les massacres de la Seconde Guerre mondiale, par la « finitude humaine ». Ce concept n’est pas nécessairement formulé comme tel, mais on le retrouve particulièrement exploité par les philosophes de cette époque. On explore en quelque sorte les limites de l’humanité, dans tous les domaines de la philosophie : en fonction de sa finitude temporelle (la mort), de sa capacité à « progresser » ou non (d’un point de vue historique, notamment), de son « indétermination » éthique (à être « bon » ou « mauvais »)…

Les événements d’Hiroshima et de Nagasaki, notamment, ont profondément influencé sa pensée. Jonas y voit la possibilité de la fin de l’humanité. Aujourd’hui, plus que n’importe quand auparavant, l’être humain a le pouvoir de se faire disparaître. Tout comme un homme a la possibilité de se suicider, aujourd’hui c’est l’Humanité qui a ce pouvoir. Ainsi, l’exercice du pouvoir de l’homme contre la nature est le principe même du vivant. Il est dans la nature de l’homme de métaboliser la nature pour subvenir à ses besoins. En ce qui concerne notre relation aux générations à venir, Hans Jonas fait l’hypothèse que la relation parent-enfant pourrait être le signe qu’il existe en l’homme un sentiment archaïque où le souci de l’autre dépasse tout immédiateté pour se projeter dans un futur qui lui est par définition étranger. L’amplification d’un tel sentiment aux États, par exemple, peut nous faire espérer que les hommes soient capables de construire une nouvelle éthique qui serait un pont allant de l’éthique du prochain à l’éthique du lointain, de ce que l’on connaît à ce qu’on ne peut qu’imaginer mais dont nous savons qu’il est confié à notre puissance et à notre liberté.

Tel est le contexte du livre de Hans Jonas, et nous allons maintenant l’analyser ensemble.

Le Principe Responsabilité

INTRODUCTION

Hans Jonas écrit Le principe responsabilité, dans l’urgence, à l’âge de 76 ans. Il y a urgence parce que la philosophie, ici, ne se meut pas dans un ciel intemporel des idées mais répond à une situation de crise, celle qui grève nos rapports avec la nature. A cette crise doit répondre un projet qui est tout à la fois éthique et politique. Il y a donc un décalage entre les approches heideggériennes et jonassiennes de la question de la technique. Au scepticisme de Martin Heidegger quant à l’action politique, son élève Jonas semble opposer la conviction que la pensée peut infléchir le cours des événements. En effet, il n’y a pas pour Hans Jonas de destin historial de la métaphysique qui nous exposerait implacablement au règne de la technique. Ou plutôt, s’il y a un destin, celui-ci n’exclut pas sa reprise par la liberté, et pour tout dire, il l’appelle – la responsabilité n’étant d’ailleurs rien d’autre que la réponse à cet appel. Néanmoins, pour que cette reprise ait lieu, il faudrait que nous puissions nous orienter. Il nous faut donc une boussole. Or, justement, le relativisme inauguré par la philosophie de la valeur nous prive du pôle essentiel de toute action : la visée d’un Bien. Dans ces conditions, « qu’est-ce qui peut servir de boussole ? », demande Jonas ; et de répondre : « l’anticipation de la menace elle-même ! ». Ainsi, c’est seulement par le détour du mal que l’on peut atteindre l’idée du bien. Mais parce que le mal auquel nous expose le devenir prométhéen de la technique est un mal dont nous n’avons pas l’expérience, nous devrons avoir recours à l’imagination, à l’anticipation. Jonas note qu’à cet égard la littérature de science-fiction pourrait jouer un rôle éthique. Alors que la tragédie du fait (il y a des meurtres et des vols) avait suffi jusqu’alors à fournir à la morale son mobile, l’éthique réclame aujourd’hui d’avantage qu’un fait : une fiction. A travers la fiction, l’homme devra réapprendre le frémissement de la peur. Il y a là un paradoxe car la peur est par définition pathologique et ne saurait donc a priori faire l’objet d’un apprentissage. Jonas nous invite pourtant à penser la peur comme une vertu : quelque chose qu’il faudrait vouloir éprouver. Imaginer et frémir sont des actes de l’esprit par lesquels nous tendons vers la clairvoyance et la lucidité. La peur n’est pas seulement une passion, elle est un savoir. Précisons : il ne s’agit pas, en l’occurrence, de la peurdequelque chose -un danger-, mais bien plutôt de cette peur que l’on éprouve pour quelque chose – un être, ou mieux : l’être comme tel. Ainsi peut-on replacer l’heuristique de la peur dans l’ensemble de la philosophie de Jonas : c’est parce que Dieu s’est retiré que l’homme doit apprendre à avoir peur pour l’homme. La peur est donc un savoir, un discernement. Non pas, comme le dit Platon, le savoir des choses qui méritent crainte et confiance ; elle est, pour le dire avec exactitude, la capacité de discerner la vulnérabilité, soit un savoir des choses pour lesquelles il faut craindre. Dès lors apparaît très clairement le lien entre la peur et l’éthique, car la vulnérabilité est ce qui appelle notre responsabilité. « La responsabilité est la sollicitude, reconnue comme un devoir, d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée, devient un ‘se faire du souci’ » ( le principe responsabilité, p. 421). Très paradoxalement, Jonas nous convie à envisager la peur non comme un sentiment égoïste dont la fonction viserait la

conservation de soi, mais comme un acte d’ouverture à l’altérité (et dans son accomplissement, un acte d’ouverture au Tout Autre). La peur devient vertu quand elle vise non la conservation de soi, mais celle de l’autre être. Il y a donc une extraversion de la peur qui est portée vers l’avenir et vers l’altérité, extraversion qui, si elle avait été remarquée des philosophes qui se sont attachés à caractériser ce sentiment, aurait permis de la comprendre comme l’affect essentiel de la relation éthique.

La thèse du livre de Hans Jonas

La thèse du Principe responsabilité peut être résumée de façon succincte et la première partie du livre, qui s’ouvre sur un commentaire de l’Antigone de Sophocle, en fournit un aperçu très clair. Reprenons donc cette thèse en quelques mots.
La promesse technique s’est inversée en menace. La nature, qui fut longtemps une figure de la toute-puissance, est aujourd’hui vulnérable. La préservation de son être se trouve à la merci de nos pratiques. Par nature, nous devons entendre non seulement l’ensemble des choses hors de nous qui ne sont pas nos artéfacts mais aussi nous-mêmes comme partie intégrante de la nature. La menace que fait peser la technique est solidaire d’une instrumentalisation de la nature en nous et hors de nous. Ce qui est menacé c’est donc aussi bien l’humanité elle-même que l’environnement dans lequel elle s’inscrit. Cette situation dont nous héritons, celle de la vulnérabilité de la nature, constitue ce que l’on peut nommer une “crise écologique”. Or cette crise ne peut être résolue que par une nouvelle éthique qu’elle réclame. Mais l’éthique dont il s’agit devrait avoir, selon Hans Jonas, la nature et non l’homme comme objet central et en cela elle est radicalement nouvelle. Par ailleurs, contrairement aux morales classiques qui font reposer la vertu sur la pureté de l’intention, l’éthique de la responsabilité devra prendre en compte les effets de notre agir à long terme. C’est à ce titre qu’elle reposera sur une”heuristique de la peur”. Il faut imaginer, de façon anticipée, un mal dont le passé ne nous fournit, par définition, aucune expérience. Mais, si l’heuristique de la peur est bien le mode opératoire de l’éthique de la responsabilité, elle ne saurait en constituer le fondement. Nous approchons alors de la thèse essentielle de l’œuvre : le fondement de cette nouvelle éthique ne peut être que métaphysique. Le projet de Jonas ici est alors simple et audacieux : fonder le devoir dans l’être. En d’autres termes, il faudra démontrer qu’il y a des fins dans l’être et que ces fins constituent des valeurs qui s’imposent à notre respect.

Cette thèse est plus subtile qu’elle n’en a l’air, car il n’est pas toujours question de responsabilité ou de conséquences lorsque l’on parle de liberté (cf. la différence entre « déontologisme » et « conséquentialisme »). Il existe plusieurs manières d’évaluer une action morale : soit en disant qu’elle est bonne ou mauvaise « en tant que telle » (déontologisme. Exemple : « tuer ou mentir sont de mauvaises actions quelles que soient les circonstances »), soit en la jugeant en fonction de ses conséquences (conséquentialisme. Exemple : « mentir à une personne pour la protéger, lui faire plaisir ou lui éviter de la peine peut être une bonne action »). La prise de position « conséquentialiste » de la philosophie de Jonas ne revient pas pour autant à tourner le dos à des « valeurs en soi », c’est-à-dire des valeurs bonnes indépendamment de tout effet. Hans Jonas est d’ailleurs influencé par Kant, le respecte et ne veut certainement pas que son système soit purement « utilitariste » ou focalisé uniquement sur les conséquences.

Reprenons donc les grandes étapes de sa thèse :

• A une grande liberté, on associe une grande responsabilité : plus une personne a du pouvoir, plus les conséquences de ses actes peuvent s’avérer gigantesques. • Aujourd’hui, l’Humanité possède lepouvoir technologique de s’auto- détruire : l’Humanité entière est l’objet de la responsabilité. Elle est vulnérable par rapport à l’agir d’un ou plusieurs individus. La responsabilité porte sur l’Humanité entière.

Deux éléments s’ajoutent à cela :

• A une certaine échelle,nous ne pouvons pas aujourd’hui connaître exactement les conséquences (potentiellement destructrices) qu’auront nos actes. Personne ne peut prévoir le futur. Mais avec les avancées technologiques du XXe siècle, cette question atteint son paroxysme dans la mesure où nous ne savons pas si telle innovation risque ou pas de causer la perte de l’Humanité. Ce n’est donc pas parce que nous anticipons une conséquence atroce connue, prévisible, mais parce qu’au contraire on ne sait rien des conséquences atroces possibles, pas même leurs possibilités d’advenir (leur «probabilité d’occurrence »). On ne sait ni les qualifier, ni les quantifier exactement.

• Jonas développe une sorte d’ontologie du « droit à la vie », basée sur l’existence. Sans aller dans les détails, il mêle habilement questions d’existence et d’essence afin de développer l’élément moral de la valeur de la vie (ce qui le distingue des utilitaristes). La vie vaut en soi, elle est « meilleure » que le néant. La vie de l’humanité dans son ensemble « mérite » d’être sauvée, protégée. Il s’agit donc d’un droit des « générations futures » également… Nous sommes donc redevables pour eux et devant l’avenir.

De ce système (ici simplifié) émerge l’idée de responsabilité par rapport au futur : nous sommes responsables du futur (contre des philosophies généralement au présent, ou dans un futur immédiat), d’autant plus dans la mesure où nous ne connaissons ni certaines conséquences, ni leurs probabilités d’occurrence or il se peut que celles-ci aient un pouvoir destructeur « infini » (en tout cas suffisamment grand pour compromettre la survie humaine à grande échelle). Jonas propose l’impératif suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » (Principe responsabilité, p. 30) Autrement formulé :

Agis de façon à ce que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie.
C’est ce que Jonas appelle l’heuristique de la peur, c’est-à-dire qu’en fait, tout cela n’est pas un discours fataliste qui dit que l’on doit se retenir d’agir, de chercher, de créer. Mais au contraire qu’il faut absolument tout faire pour mesurer et connaître les risques avant d’agir. La peur est un moteur, elle sert à la découverte : parce que l’humanité peut se détruire, il faut agir. Jonas écrit d’ailleurs que « le savoir devient une obligation prioritaire ». Il ne faut donc pas le lire comme un principe négatif qui dirait « si tu ne sais pas, n’agis pas », mais au contraire comme « si tu ne sais pas si la technologie que tu poses comporte un risque destructeur pour l’humanité, fais tout pour savoir et préserver la vie ». En fait, chez Jonas, la question de l’action humaine est liée avec celle de la connaissance : il y a un impératif moral de connaître face à certaines actions possibles.

Le philosophe est aujourd’hui encore régulièrement accusé d’avoir développé une philosophie « immobiliste », qui empêche toute action : si on a peur de toutes les conséquences (on ne connait pas le futur), alors on ne fait plus rien, car à chaque fois on court des risques. Jonas répond lui-même à cela : sa théorie de la responsabilité s’applique seulement lorsque le risque est inconnu et non quantifié (sinon il s’agirait de simple prudence). L’idée n’est pas d’abandonner la science et la technologie, au contraire, et c’est là tout l’enjeu d’une heuristique de la peur. Cela signifie que la peur est un motif de la recherche, une incitation à connaître. C’est justement parce qu’on ne connait pas les risques et que ceux-ci peuvent être apocalyptiques que nous avons le devoir moral – la responsabilité envers l’humanité – de tout mettre en œuvre pour les connaître et agir en conséquence. En d’autres termes, c’est plus un appel à la connaissance et à la conscience qu’un rejet de ceux-ci. Jonas restera toujours très proche par ailleurs des milieux des sciences naturelles comme la biologie par exemple.

« Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement liée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. »

Hans Jonas, Préface, Le principe de responsabilité, Éthique pour la civilisation technologique.
Les progrès des sciences et des techniques ont doté l’homme d’une puissance inégalée sur la nature et les autres espèces vivantes. Pendant longtemps l’homme est resté aveugle aux conséquences de l’utilisation de cette sur-puissance. Mais aujourd’hui le temps de l’aveuglement semble révolu. L’homme est devenu une menace non seulement pour lui-même mais pour la biosphère tout entière. Les Lumières se sont donc changées en leur contraire.

Deux facteurs expliquent cette évolution :

– 1) Un facteur démographique :
Notre accroissement biologique très rapide risque de nous conduire à la catastrophe. Les besoins organiques des populations menacent d’excéder les ressources alimentaires de la planète.

– 2) L’évolution qualitative de notre puissance technologique au XX° siècle

Les interventions de l’homme ont pénétré jusqu’au niveau moléculaire. L’homme peut désormais créer une matière qui n’a jamais exister, modifier les formes de la vie, libérer de nouvelles forces. Cette capacité de créer au « cœur » même des choses conduit à l’apparition de nouveaux dangers, liés à cette nouvelle puissance. Parmi les nouveaux dangers, l’un d’entre eux consiste à charger l’environnement de substances dont son métabolisme ne peut pas venir à bout. Ainsi à la dévastation mécanique de la nature vient s’ajouter l’intoxication chimique et radioactive. Un autre danger se profile, lié aux avancées en biologie qui permettent désormais de bricoler l’homme lui-même.

Cette situation est inédite et n’a pas d’équivalent dans l’expérience passée. Aucune sagesse héritée, aucune éthique traditionnelle ne peut nous fournir les normes du “bien” et du “mal” auxquelles conformer notre action. Devant la menace, les hommes doivent désormais comprendre et accepter qu’ils ne doivent pas réaliser tout ce qu’ils sont en mesure d’accomplir, tant sur le plan technique que sur le plan pratique. L’évolution technique nécessite aujourd’hui une nouvelle éthique s’appliquant à des domaines radicalement nouveaux.

• La théorie de Hans Jonas se fonde sur le présupposé anthropologique suivant : L’homme est doté d’une part, de la connaissance et d’autre part de la liberté, c’est-à- dire de la possibilité d’agir de telle ou telle façon, est responsable de son action, il ne peut pas s’y dérober. Or le corrélât de la liberté est la responsabilité. Ce qui fait de l’homme un être moral, le seul être moral sur la planète.
L’accroissement de notre puissance a pour origine l’accroissement de la connaissance humaine. Mais si notre faculté de discernement a augmenté, en revanche notre faculté d’agir en fonction de ce discernement a décliné. L’exploitation abusive de la nature est devenue pour les hommes – et plus particulièrement les hommes de la société occidentale – une habitude de vie tellement ancrée en nous qu’il est devenu impossible de nous en libérer. Le problème c’est que ce mode de vie n’est plus tenable.
Cependant l’accroissement de la connaissance nous donne en même temps la possibilité de calculer les effets globaux à venir et nous ouvre les yeux. Nous devons aujourd’hui reconnaître que c’est à cause de l’homme que tout est en jeu et que l’homme seul porte la responsabilité du désastre en cours.
L’accroissement du champ de notre liberté, a accru celui de notre responsabilité. Les effets de l’activité humaine sont devenus tels que désormais nous ne sommes plus seulement responsables à l’égard du proche et du prochain, mais aussi à l’égard du lointain, c’est-à-dire des générations futures dont « nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence par notre simple laisser-aller ». [Cette dimension du lointain n’est apparue qu’après la seconde guerre mondiale, dès lors que l’homme « est lui-même devenu une force de la nature de premier ordre » susceptible de remettre en question l’existence des générations à venir (l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima) ou de la dignité humaine (Auschwitz).]Ainsi notre liberté porte en elle des obligations. La première obligation dans l’exercice de la liberté est de s’imposer des limites. Car il ne peut y avoir de liberté sans limitations. De même que l’obligation d’une limitation volontaire dans la relation des hommes entre eux est indispensable à l’établissement d’une société, de même il est nécessaire d’établir une limitation dans la relation de l’humanité à la nature. Notre obligation nous dit qu’il faut réduire notre consommation pour le bien de l’humanité future. Désormais la multiplicité de la vie qui surgit d’un effort infini du devenir doit être considérée comme un bien ou une “valeur en soi”, revêtant l’éthique d’une dimension quasi cosmique qui va bien au-delà de tous les rapports d’homme à homme. La nouveauté de la réflexion éthique proposée par Hans Jonas consiste en ce qu’elle ne se contente plus de considérer les relations d’homme à homme aujourd’hui , mais elle entend cerner aussi les relations de l’homme aux générations à venir, ainsi que les relations de l’homme à la nature. Ce qui est en jeu aujourd’hui ce n’est plus le devoir être de l’homme, la qualité morale de ses actes dans son rapport à autrui, mais son existence même. La question cruciale n’est plus de savoir comment les hommes doivent se comporter les uns vis-à-vis des autres mais s’il doit y voir des hommes sur la planète ? Le problème est que notre nature morale n’est pas équipée en vue de cette fin (le lointain) comme elle l’est pour la relation de proximité entre les hommes. Dans les relations inter-subjectives, des sentiments de justice, d’amour, de respect et de compassion sont ré-activés par la réalité de l’être-ensemble- et nous aident à sortir de l’étroitesse de l’égoïsme. De tels principes n’existent pas en ce qui concerne notre relation à la nature. Il est plutôt dans la nature de l’homme, depuis Descartes, de sacrifier la nature à ses propres besoins.

LA TRANSFORMATION DE L’ESSENCE DE L’AGIR

Jonas part de ce qu’il nomme lui-même le déchaînement prométhéen de l’agir moderne. Tout Le principe responsabilité repose en effet sur l’affirmation d’une transformation de l’essence de l’agir humain, affirmation qui est la thèse liminaire de l’œuvre. En quoi consiste cette métamorphose de l’essence de l’agir ? Il faut prendre ici l’agir au sens de puissance de détourner les forces naturelles à notre profit. En tant que l’homme est au plus haut point l’animal capable d’agir il a toujours été l’objet d’un étonnement et c’est pourquoi Sophocle peut dire qu’il est bien des merveilles en ce monde mais qu’il n’en est pas de plus grande que l’homme. Ce qui est merveille c’est que l’homme, qui est ontologiquement le plus vulnérable des êtres, soit néanmoins capable de faire face à la toute-puissance de la nature. Ce qui est merveille c’est donc la technè. Replongeons- nous un instant dans cette atmosphère sophocléenne et voyons comment Jonas commente ce chant du chœur de l’Antigone :

« Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. Par ses engins, il est le maître des bêtes indomptées qui courent par les monts. Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte, échapper aux traits du gel et de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toit que le ciel. Bien armé contre tout, il n’est désarmé contre rien de ce que lui peut offrir l’avenir. Contre la mort seule il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su, contre les maladies les plus opiniâtres, imaginer plus d’un remède. Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.» (Le principe responsabilité, pp. 22-23)

Lisons maintenant les quelques lignes par lesquelles Hans Jonas commente ce passage : « … on perçoit dans ce chant d’éloge de la merveille qu’est l’homme un ton réservé, anxieux même, et personne ne peut y voir une vantardise immodeste.
Tout ceci vaut parce que, avant notre époque, les interventions de l’homme dans la nature, telles que lui-même les voyait, étaient essentiellement de nature superficielle et sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté… De même, ni dans le chant du chœur d’Antigone, ni nulle part ailleurs, ne trouve-t-on une allusion que ceci n’est qu’un commencement et que des choses plus grandes en matière d’artefact et de pouvoir sont encore à venir – que l’homme est engagé dans une carrière de conquête illimitée. » (pp. 24-25)

Les dernières lignes de ce texte montrent bien que, même s’il y a chez les Grecs une préfiguration de la domination, celle-ci n’est nullement empreinte du trait utopiste qui caractérise l’idéal baconien ou cartésien de l’agir. Il n’y a ici nul projet d’un arraisonnement de la nature par la technique, nulle visée de la nature comme objet dont l’homme pourrait faire son manipulandum. Le seul projet ici est celui de l’habitation et ce n’est d’ailleurs pas à proprement parler un projet, moins encore un programme, mais l’acte spontané d’une vie humaine dont le trait essentiel est qu’elle habite « en poète » le monde qui la soutient.

Ainsi cette puissance de détourner les forces de la nature n’est pas encore un pouvoir tant qu’on pense ce détournement comme un aménagement de la vie humaine et non comme une domination que l’homme exercerait sur la nature elle-même. L’homme peut être d’une certaine manière le maître de la nature (ce en quoi consiste toute habileté ou savoir-faire s’exerçant de façon locale) sans pourtant en être encore le possesseur c’est- à-dire sans la soumettre à ses fins de façon globale. Il y a un usage de la nature qui n’en est pas l’instrumentalisation. Cet usage primitif de la nature, quoique merveilleux, est naturel ; il n’est rien de plus que la façon propre qu’à l’homme de se rapporter au monde par son corps, et apparaît comme le corrélat nécessaire de la vulnérabilité même de ce corps. La pensée prométhéenne, à son origine, place la vulnérabilité du côté de l’homme non du côté de la nature. De ce point de vue, l’usage que nous faisons de la nature dans l’agir étant l’exercice d’une puissance et non l’exercice d’un pouvoir, une technè (et non une technoscience qui arraisonne la nature et fait peser sur elle une menace de dissolution), le savoir-faire primitif est hors de la sphère de l’éthique. L’homme grec (ou sophocléen) se vit comme puissance vulnérable au sein de la toute-puissance naturante de la nature. Les relations éthiques concernent les rapports des hommes entre eux dans la cité non le rapport de l’homme à une nature qui est d’ailleurs inégalable. Il y a une transformation de l’essence de l’agir lorsque, selon Jonas, le rapport s’inverse, c’est-à-dire lorsque la vulnérabilité passe du côté de la nature. De merveilleux qu’il était au départ, l’étonnant –l’homme- se fait menaçant. L’agir n’est plus alors une puissance au sein de la nature mais un pouvoir sur la nature : la puissance se fait pouvoir au moment où ce qui est en jeu c’est radicalement l’être ou le non-être de la nature ; de maître, l’homme devient possesseur et ce redoublement de la puissance introduit plus qu’un degré supérieur de la maîtrise, une transformation de son essence en domination. Mais qu’est-ce que ce nouveau rapport de domination que nous entretenons à la nature et par lequel nous déciderions de son être ou de son non être ? On a trop vite fait d’interpréter cette vulnérabilité de la nature comme une menace objective qui résiderait dans une possibilité matérielle d’anéantissement de la nature, par exemple d’une destruction complète de la biosphère dont la technique pourrait être responsable. Certains critiques, comme Karl Otto Appel insiste sur le fait que si la peur de la crise écologique est de cet ordre, elle est irréaliste : quand bien même nous serions en mesure de détruire notre écosphère et de rendre ainsi la vie humaine problématique voire impossible, rien ne dit que nous sommes pour autant capables de détruire la biosphère en général et il est hautement probable, selon les prévisions scientifiques, qu’une forme de vie résisterait à une destruction même massive, que d’autres écosphères pourraient se développer. Quant à la nature inorganique sa destruction pure et simple est encore moins envisageable. Parler, donc, d’un pouvoir que nous aurions sur l’être ou le non être de la nature, repose sur une surestimation absurde du pouvoir destructeur de l’humanité. Cette remarque permet de conclure que notre peur et notre sentiment de responsabilité vis-à-vis de la “crise écologique” est anthropocentrée – puisqu’en définitive nous craignons pour notre propre écosphère non pour la nature elle-même. D’où Apel conclut que l’édifice jonassien du Principe responsabilité, (c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’être s’abandonnerait à produire l’humanité comme étape la plus élevée de l’évolution), l’idée d’une éthique qui vise donc à préserver la nature en préservant l’humanité, n’est qu’une “intuition métaphysique profonde” qui peut avoir des répercussions écologiques utiles mais que, visiblement Apel considère comme dépourvue de fondement sérieux.

Ces objections tendent à résorber la soi-disant transformation de l’essence de l’agir humain dans une simple fiction anthropocentrique. En fait il n’y aurait pas de transformation de l’essence de l’agir. Cela viendrait ruiner l’ensemble de la philosophie jonassienne qui pose la métamorphose de la promesse en menace comme sa thèse liminaire. Si la puissance de l’agir est simplement accrue sans faire peser une menace totale, l’agir ne change pas d’essence -même si sa potentialité destructrice est aggravée- et alors il faut considérer la vulnérabilité de la nature comme une mise en scène dramatique, un mythe moderne, capable de suggérer dans le meilleur des cas une réforme du droit susceptible de colmater la crise écologique mais incapable en tant que mythe, de fonder authentiquement un droit de la nature. Cependant une telle interprétation de ce que Jonas nomme la transformation de l’essence de l’agir – et les objections qui s’ensuivent – repose sur une lecture réductrice de cette métamorphose de l’agir.

Il paraît évident que l’agir ne saurait changer d’essence par la simple ampleur de ses effets. Certes il faut reconnaître qu’il doit bien y avoir des conditions objectives de la transformation de l’essence de l’agir qui n’est donc pas indifférente à la puissance destructrice effective de la technique. Mais ces conditions sont dérivées ou tout au moins contemporaines de conditions subjectives : dans la transformation de l’essence de l’agir ce n’est pas seulement d’une puissance effective accrue qu’il s’agit mais d’une transformation de notre visée de la nature. C’est de cette visée d’abord que la nature reçoit sa vulnérabilité, c’est là qu’est occultée sa puissance naturante (Jonas commentant Sophocle parle d’une nature ‘englobante’, de ‘forces créatrices’ et de ‘fécondité’) et c’est là qu’enfin la nature peut devenir objet et s’exposer au projet d’instrumentalisation et de domination. Le passage de la maîtrise à la domination n’est pas un fait donné que nous pourrions simplement constater comme un certain état des choses, c’est un acte par lequel nous dépossédons la nature de ses fins au profit de fins que nous entendons constituer. Or si cet acte à bien lieu au sein d’une situation qui est celle de notre pouvoir matériel effectif et dont il est la reprise, il ne se réduit pourtant pas à cette situation. Les outils techniques sont les témoins de la transformation de l’essence de l’agir avant d’en être la cause. La transformation de l’essence de l’agir réside donc dans une certaine métaphysique qui en inaugure le destin historial, elle précède la “crise écologique” qui n’en est qu’un symptôme, elle est contemporaine de l’utopisme post-cartésien.

Ainsi, quand bien même l’idée d’une destruction totale de la nature serait le produit d’une surestimation de notre pouvoir, il n’en reste pas moins pertinent de parler d’une transformation de l’essence de notre agir et d’un pouvoir de néantisation de la nature comme corrélat de cette transformation, à condition d’entendre par ‘néantisation de la nature’ l’acte par lequel celle-ci devient le manipulandum de la science, car cet acte comprend dans son horizon une destruction au moins pensable même si celle-ci est très improbable ou si sa possibilité demeure indécidable.

Par ailleurs, lorsque l’on parle d’une transformation de l’essence de l’agir, il y a encore autre chose que les conditions objectives de l’agir et les visées subjectives qui l’accompagnent. Dans cette métamorphose est en jeu la structure même de l’agir technique considéré comme savoir-faire. L’agir moderne est un savoir-faire en lequel le faire excède le savoir : nous savons, certes, comment faire mais nous ne savons pas précisément ce que nous faisons (au sens où nous ignorons par exemple les conséquences à long terme de la manipulation du génome et cela pour des raisons non pas fortuites mais structurelles : la part d’imprévisibilité est irrécusable, il faudra attendre plusieurs générations pour voir ce que nous avons fait ; le savoir est donc différé par rapport au faire ou plus exactement, il y a un excès de notre pouvoir-faire sur notre savoir-prévoir). Le déchaînement prométhéen nous place en situation d’expérimentateurs, et non seulement de ‘savants’. C’est cette situation que Jonas nomme l’annexion de l’homo sapiens par l’homo-faber.

Étant donc admis qu’il y a sens à parler d’une transformation de l’essence de notre agir et que par celle-ci la nature est rendue vulnérable c’est-à-dire qu’elle se trouve soumise par nos décisions quant à son être ou à son non-être, qu’en résulte-t-il selon Jonas ? Il en résulte l’exigence d’une nouvelle éthique ou plus précisément l’exigence d’une nouvelle idée de la responsabilité qu’il s’agit soit de théoriser, soit de fonder. C’est précisément le but de son ouvrage. Alors que la techné était neutre du point de vue de l’éthique, alors que la nature prenait soin d’elle-même et que les relations éthiques étaient intégralement concentrées du côté de la cité, l’agir moderne qui s’exprime dans nos sociétés technologiques révèle la nature comme objet de la responsabilité humaine. A ce nouvel objet de l’éthique, les schémas antérieurs de l’obligation ne conviennent pas : en effet tous les schémas de l’obligation sont fondés sur la réciprocité des droits et des devoirs. Or si la nature doit être objet de responsabilité, il faut penser une obligation non réciproque qui suppose un décentrement de l’éthique à plusieurs niveaux. On assiste à une implosion des cadres éthiques antérieurs et notamment de celle de Kant.

La situation aujourd’hui

Puisqu’il est impossible à l’homme de suspendre l’exploitation technique de la nature. Que faire ? H. Jonas ne se fait pas beaucoup d’illusion sur la bonne volonté des hommes. Aussi pour que les hommes accèdent à cette responsabilité « prévisionnelle », il table sur la peur que peuvent générer des catastrophes telles que celle de Tchernobyl ou Fukushima.

« Il est beaucoup plus probable que la peur obtienne ce que la raison n’a pas obtenu et qu’elle parvienne à ce à quoi la raison n’est pas parvenue. Paradoxalement, l’espoir réside à mes yeux dans l’éducation par l’intermédiaire des catastrophes ».
Seules des catastrophes pourront nous imposer de modifier nos habitudes de vie, nous faire renoncer à la frénésie de la consommation au profit d’un idéal supérieur, l’aspiration vers le futur, car « qui n’est pas directement menacé ne se décide pas à réformer radicalement son mode de vie. En revanche quand la menace se fait pressante, il en va autrement, tant sur le plan individuel, que collectif ».

Aujourd’hui les menaces qui pèsent sur les générations à venir ne semblent malheureusement pas assez pressantes et ne suffisent pas à inciter les hommes à modifier leurs comportements.
« L’euphorie du rêve faustien s’est dissipé et nous nous sommes réveillés dans la lumière diurne et froide de la peur. Il ne faut pourtant pas céder au fatalisme, la panique apocalyptique ne doit jamais nous faire oublier que la technique est l’œuvre de notre propre liberté humaine et que ce sont les actions engendrées par cette liberté qui nous ont conduit au point où nous en sommes actuellement. Et ce sont lesdites actions qui décideront de l’avenir global qui, pour la première fois, est aux mains de cette même liberté – laquelle subsiste en dépit des contraintes qu’elle se crée en continuant à en emprunter la même voie-.» Hans Jonas, Technique, liberté et obligation, 1987.