Etre artiste…
La discipline collective.
Dans un métier de soliste, vous avez 80 musiciens, des personnalités importantes à côté de vous: comment on gère cela ? Comment on gère son initiative d’artiste avec la discipline collective qu’impose la Musique Classique et les personnalités près de vous ?
Ce qui est difficile quand on chante un opéra, c’est que vous, vous avez une vision du personnage ; mes camarades aussi d’ailleurs. Et celui qui dirige, c’est le chef … Lui, il a sa vision…Il fait la synthèse de tout. Il ne peut pas admettre que vous, vous pensiez ça, que le ténor ait une autre vue, que le baryton ait une vue. ..Non, lui il a sa vue collective. Et nous nous devons aller dans son sens…à lui. Tout en gardant un peu de notre personnalité; ce que nous voulons faire… C’est difficile…
Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi. C’est une synthèse l’opéra ! Le chef voit ça comme ça:. il faut le faire.
J’ai déjà eu des problèmes de respiration avec certains chefs:
« – Ben oui, je suis désolée, c’est moi qui respire, ce n’est pas vous !
– Mais enfin pourquoi vous respirez là ?
– Parce que c’est là qu’il faut que je respire…
-Non, je ne veux pas que vous respiriez là… »
C’est terrible les histoires de respiration. « Vous respirez là- je ne veux pas que vous respiriez là » . C’est ridicule, ces histoires.
« Ben après tout, je te dis « merde » et quand je serai sur scène, je ferai ce que je veux … »
Et je l’ai fait. J’ai respiré où moi j’estimais devoir et pouvoir respirer: comment un chef d’orchestre qui est un homme, qui est derrière sa baguette veuille me dire que c’est là qu’il faut respirer ? Non.
L’autorité d’un chef.
Il faut faire très attention parce qu’il ne faut pas non plus entrer dans un conflit avec le chef d’orchestre. Ils peuvent vous enfoncer. Il est très bien placé pour vous casser. Il change de tempo. Il prend trop lent, il prend trop vite…
Ça m’est arrivé avec Georges Prêtre* qui était très difficile…Aujourd’hui il a beaucoup changé avec l’âge ; Dieu merci pour lui !
Je n’ai jamais eu de problèmes avec les chefs !
C’est avec lui que j’ai eu des problèmes de respiration. Il est dans les césures, les quarts de césure, les huitièmes de césure… Alors bon ça m’agaçait, j’ai respiré. Et à la fin il m’a dit : « Mais pourquoi vous avez respiré ? » Je l’ai regardé et je lui ai fait : « Parce que vous ne respirez pas vous ? » Alors évidemment ça ne fait pas bien.
Christiane Eda Pierre dans les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach
Elle est dans le rôle d’Antonia en 1974, avec le baryton-basse, José Van Dam, à Paris, sous la direction de Patrice Chéreau
Et puis après dans les « Contes d’Hoffmann » avec Antonia, il ne m’a pas donné le temps de la dernière note, à la fin où elle meurt. Il ne m’a pas donné le temps de prendre ma respiration, il a enchaîné -« Elle va rater sa note… »- « Manque de pot » : je l’ai senti venir. Parce que moi si j’ai une grande qualité, c’est une qualité d’anticipation. C’est extraordinaire d’avoir ça. Je sais très bien ce qui va m’arriver. J’ai une qualité d’anticipation dans les choses, c’est formidable… -Je l’ai vu venir: « Il veut me tuer ce type ». Et alors je l’ai tenue; « C’est pas possible, elle a eu à peine le temps de respirer ; elle va lâcher. » Je n’ai pas lâché et j’ai fait une chose incroyable, c’est qu’à un moment donné, il a arrêté l’orchestre et j’ai continué de tenir ma note après que l’orchestre était arrêté. Je l’aurai « bouffé ». Et ça a été terminé après. Le chef de chant qui était en coulisse –les chefs de chant sont des pianistes qui suivent avec la partition: « Attention pour les changements de décor, le rideau, la lumière, Attention « jaune ». Attention « rouge »– les changements comme ça, ils sont là pour les machinistes et tous les techniciens…- Elle m’a dit : « Christiane qu’est ce qu’il y a ? Qu’est ce qui s’est passé entre toi et George Prêtre ? » Elle avait tout ressenti. « Il a voulu m’avoir le s…… mais je l’ai eu » C’est terrible vous savez…
J’ai jamais eu de problèmes qu’avec lui. Il jouait les petits chefs. La Renata Tebaldi, -« La Tebaldi »- qui était venue chanter, à l’époque où j’étais encore une jeune artiste… Qu’est ce qu’elle avait chanté ? Aïda ? Un Verdi, je ne sais plus… Il lui a dit –jeune chef-: « Madame, excusez moi, mais là … » L’air de dire qu’elle avait fait des fautes de rythme …Jamais je n’oublierai cette scène. Je regardais –c’était une répétition- Elle est arrivée et lui a dit : « Maestrro, occoupez vous de votrrre orrchestre, je m’occoupe dé mon chant. »
C’est très compliqué les relations entre un chanteur et un chef d’orchestre… J’ai appris à être diplomate avec les chefs d’orchestre.
Avec Prêtre, ce n’était pas possible à cette époque là. Les musiciens, le public le huait. Une fois, j’étais à un concert avec ma mère aux Champs Elysées. Le public l’a hué. Il a fait un bras d’honneur au public. C’était très conflictuel avec Prêtre, il ne pouvait pas apparaître sans qu’il y ait un problème. Il y avait toujours des problèmes avec lui, toujours. Avec les orchestres. C’était terrible et je ne savais pas pourquoi. Et je vous dis, il a beaucoup changé. Pendant un moment, il n’est plus venu en France. Il avait même eu des problèmes à l’étranger. Il a changé. Il a même dit un jour, à quelqu’un : « Vous embrasserez Christiane pour moi »…
*George Prêtre: (1924) chef d’orchestre français célèbre. Chef à l’opéra Garnier, à la Scala de Milan, aux Etats Unis. C’est le premier chef français à diriger le Concert du Nouvel An à Vienne. Officier de la Légion d’Honneur. Il a été l’un des chefs privilégiés de la fameuse soprano Maria Callas.
Chanter…et se faire entendre.
Quand il y a une gêne en répétition, quelque chose qui se passe, une chose qui ne se passe pas comme je l’aurais voulu, je le dis au chef ou bien il voit que je suis gênée:
« -Ah j’ai l’impression que vous êtes gênée… Christiane
-Ben oui je ne sais pas ce qui se passe… »
Peut être qu’il a ralenti, qu’il a pris un peu trop vite, enfin ça ne me convient pas .
« -Je ne sais pas, c’est peut être moi … »
C’est toujours moi qui me suis trompée… Il ne faut jamais dire à un chef qu’il a commis une erreur face à l’orchestre. Vous vous rendez compte : vous lui enlevez son autorité. Il ne faut jamais faire ça. J’ai dit: « – Je ne sais pas, j’ai du me tromper…
– A la pause, vous venez me voir dans ma loge, on va voir ça ensemble »
Et alors il me regarde et … « Ah mais non ! c’est moi… »
Il marque les choses et on recommence :
«-Faites moi penser, on commence par vous …On corrige ce petit truc là tout de suite…On recommence…
-Maestro !
-Non,non…on recommence : on reprend ici pour Christiane… On est en train de régler un petit truc entre Christiane et moi »
Et le bonbon est enveloppé…et ça passe très bien. J’ai toujours fait ça. Je n’ai jamais eu de problèmes avec les chefs.
L’artiste: un créateur.
Vous ne vous êtes jamais senti lésée par la Musique Classique, cette discipline collective. Etes vous créatrice ?
Je le suis. C’est dans des histoires de tempo. C’est là qu’il faut composer, c’est très subtil:
« Est-ce que je peux attendre un peu plus pour ma respiration…? ».
Je suis un peu gênée et puis c’est un peu par rapport à la mise en scène. Il y a une catégorie de chefs qui ne s’intéresse pas du tout à la mise en scène. Karajan faisait ses propres mises en scène. Mais il y a des chefs que les metteurs en scène embêtaient.
Il y en a un avec lequel j’ai eu des difficultés, -c’était en enregistrement-. C’était Collin Davis*. Quand on a fait « Benvenuto Cellini* ». Ce n’est pas facile avec les tempi !
Après, c’était Béatrice et Bénédict*. C’était affreux. Il s’entêtait et moi je voulais faire … C’était comme ça ; ça ne pouvait pas être autrement que comme ça. Il y avait Jeannine Reiss, une amie, une chef de chant, et qui faisait travailler les étrangers en français. Elle venait me trouver après …Elle me disait :
« Je crois qu’il faut lâcher… parce qu’il ne va pas lâcher… » C’était un enregistrement, c’était terrible…
*Sir Colin Davis: (1927), chef d’orchestre anglais. Chef de l’orchestre symphonique de Londres, il s’est illustré par ses interprétations de Mozart.
*Benvenuto Cellini: (1838), opéra du compositeur français Hector Berlioz qui raconte un épisode de la vie mouvementée de Benvenuto Cellini, célèbre orfèvre italien de la Renaissance…
*Beatrice et Benedict: (1862), opéra du compositeur français Hector Berlioz d’après la pièce de Shakespeare: « Beaucoup de Bruit pour rien ».
L’épreuve de l’enregistrement.
L’enregistrement c’est affreux. C’est très difficile. Il y a une tension terrible parce qu’il ne faut pas faire de bruits. Vous avez entendu le bruit de la table ? Ça passerez dans le micro.
Vous avez bien chanté. Tout s’est bien passé. Et à la fin, un violoniste, sans faire attention, avec la pointe de son archet… « Ah ! Il faut recommencer…Qu’est ce qui s’est passé là ? » C’est terrible les enregistrements : les gens ne peuvent pas s’imaginer comment c’est… Il ne faut pas bouger une fois que vous êtes devant le micro. Si vous avez la partition devant les yeux, vous devez la prendre comme ça et la tourner doucement comme ça… C’est une tension ! Je suis très malheureuse en enregistrement… J’ai été très malheureuse pour tous.
Il y en a qui n’aiment pas les enregistrements. C’est trop de contraintes. Vous avez très bien chanté et puis tout d’un coup , un instrument…:
«- Ah bien oui , c’est très beau mais j’ai l’impression que la clarinette là n’était pas très juste…
– Alors on recommence ?
-On recommence et puis on va faire un montage là ..
-Christiane tu chantes, et on va voir si on peut pas faire un montage là »
C’est la troisième prise… ? La cinquième prise !
Les enregistrements, c’est vraiment une horreur…
Les qualités d’un artiste: créer ou interpréter ?
Pour vous quelles sont les vraies qualités d’un artiste ?
Faire d’abord de la Musique. Ne pas se mettre en avant. On doit s’effacer. Ce n’est pas vous qu’on doit voir en avant de la Musique. C’est vous qui devez servir la Musique et non pas vous servir de la Musique. C’est très important.
Par exemple en tant que professeur, j’ai des jeunes élèves, vous savez, ils sont très « fous-fous » ; ils sont très fougueux ; ils aiment chanter et je dis :
« Je suis désolé ; je vous vois trop ! Vous faites un tas de gestes, je vous vois mais je n’entends pas ce que vous faites ! Alors j’aimerais que vous vous ressaisissiez un peu ! Concentrez-vous et pensez à faire de la Musique ! Je ne veux pas vous voir ! »
Mais par rapport aux autres types de Musique où l’interprète est lui-même le créateur de l’oeuvre, est-ce que l’on ne se sent pas un peu lésé ?
On a toujours dit que les gens qui ont créé une œuvre ne sont pas les meilleurs interprètes de leur œuvre. Et c’est vrai. C’est toujours l’intermédiaire qui découvre des choses. Stravinsky quand il a dirigé ses œuvres, ce n’était pas bien. Ce sont ceux qui ont dirigé ces œuvres qui ont porté sa Musique très loin. Tout le monde le dit…L’intérêt, c’est que c’est dirigé par « Stravinsky »… Mais il y a quelque chose qui manque… C’est trop technique, il manque l’émotion. Il y a un tas de choses qui manquent.
C’est l’interprète qui véhicule l’émotion.
Par exemple, quand on écrit pour un interprète. Comme ça m’est arrivé.
Ils écrivent des choses et ils s’aperçoivent que l’interprète fait des choses inconsciemment et de façon naturelle… C’est arrivé avec Charles Chaynes*. Il y avait une mesure où il m’a mis à 4 :2 et j’ai chanté à 2 :2 .
Et puis il m’a dit :
« -Euh, un instant répétition s’il vous plaît !
-Tiens refais moi ça ! »
Il ne m’a pas dit pourquoi …Et sa femme elle-même ne s’en était même pas aperçue. Et je recommence…
« – Ah ça c’est drôle ! Tu me le fais à 2 :2
– Ah oui ! c’est quatre..
– Non, non,non… ne change pas c’est parfait , on va la mettre à 2 :2… «
Et sa femme :
« – Ah mais c’est vrai je ne m’en étais même pas aperçue »
Il m’a dit : « Ça tombe sous le sens… c’est tellement naturel. C’est toi qui a raison..
Il a corrigé et il a mis 2 :2. Voyez, c’est extraordinaire…
*Charles Chaynes: ( Toulouse,1925 ) compositeur français de l’Académie des Beaux Arts. Directeur de la radio de France Musique, Grand prix de Rome en 1951.
*Erzsebet (1983) : opéra écrit pour une soprano seule: Christiane Eda Pierre. Il raconte l’histoire d’Erszebet Bathory une femme de l’aristocratie hongroise qui est emmurée vivante dans son château pour avoir été convaincue de tortures sur des jeunes filles.