Entretien (4)

Le monde de la Musique

Les émotions d’une artiste.

Vous chantez merveilleusement bien la Musique du XVIIIe siècle, en particulier Mozart. Est-ce que vous avez un répertoire de prédilection, un compositeur préféré, une Musique, un air qui vous touche particulièrement ? Est-ce qu’il y a des choses qui sont restées et qui vous ont émue dans votre vie d’artiste ?

Christiane Eda Pierre

Christiane Eda Pierre, dans les Puritains de Bellini (Henrietta)

J’ai aimé beaucoup de choses. Je ne parle même pas de L’Enlèvement au Sérail, c’est autre chose. J’ai chanté Lucie* énormément… J’ai beaucoup aimé Les Puritains . C’est un opéra qui est porteur, c’est extraordinaire, ça parle aux tripes.

J’ai chanté Traviata. Quand on chante Traviata, c’est le summum. Traviata: pas le début du premier Acte où il y a tout l’Acte léger, mais à partir du deuxième Acte où a lieu la confrontation entre le père d’Alfredo qui lui dit « Voyez mon fils… »… C’est un grand moment d’abandon; ce qu’elle lui demande c’est dramatique, c’est quelque chose de terrible. Il y a la mort, il y a des choses sublimes… Et là il faut être complètement désincarné. Elle est très loin.

*Les Puritains: Opéra célèbre du compositeur italien Vincenzo Bellini donné à Paris pour la première fois en 1835. Il raconte une histoire d’amour entre deux personnages appartenants à des partis politiques rivaux (les Stuarts partisans du roi et les Puritains partisans d’un révolutionnaire) dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle.

*La Traviata: Opéra célèbre du compositeur italien Giuseppe Verdi donné en 1853. Ecrit d’après le roman de l’écrivain français Alexandre Dumas, La Dame aux Camélias, (1848), il raconte l’histoire d’un amour entre une courtisane, Violetta, et le fils d’un bourgeois de Paris, Alfredo. Le père provoque la rupture au grand dam de son fils  et la jeune fille se laisse mourir.

*Lucie: Personnage de la Fausse Magie (1775) du compositeur français André Grétry.

*L’Enlèvement au Sérail: opéra de Wolgang Amadeus Mozart, donné à Vienne en 1782, qui raconte la libération par son amoureux d’une jeune fille enlevée par des pirates turcs et retenue prisonnière dans un sérail (un harem.)

Rencontre…

Je me souviens quand j’avais joué Traviata, j’avais lu Dumas, la Dame aux Camélias, et puis j’ai dit : « Il faut que j’aille voir Edwige Feuillère » qui avait été une très grande Dame aux Camélias au théâtre. Et je connaissais des amis qui la connaissaient très bien -dont Alain Feydeau, le petit fils du grand Feydeau, qui est à la Comédie Française,-. Je lui dis: « Il faut absolument que je rencontre Edwige parce que je veux la voir, j’ai des questions à lui poser sur Traviata. Surtout qu’à un moment il y a un texte à dire au dessus de la musique. » Je ne savais pas trop comment m’y prendre.

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Edwige Feuillère (1904-1998), en 1953 (Source: Wikipédia)

Pour la petite histoire, Edwige Feuillère* a commencé par apprendre le chant. Elle était au Conservatoire de Chant. Elle ne faisait pas de théâtre. Elle s’appelait Edwige Cunati; son père était italien.

Comme elle connaît le chant, qu’elle sait ce que c’est, il faut que j’aille la trouver. Alain m’a dit: « très bien, ce n’est pas difficile je prends rendez vous avec elle. »

Je me sentais toute petite. Cette femme que j’admirais, je vais enfin pouvoir la rencontrer, lui parler ; on est restées deux heures…

Elle m’a parlé de tout : « Alors ma petite fille… ? » Elle m’a demandé comment je serai habillée, ma robe et la perruque… -« C’est très important …Faites très attention, faites ceci, faites cela… »

J’ai dit :

 « – Voilà: qu’est ce que je fais de ce texte ?

-Comme vous le sentez, vous parlez naturellement..et l’orchestre en dessous, il va se taire…  (rires)

-Vous allez parler naturellement et quand vous allez parler naturellement, le chef d’orchestre sera obligé de faire taire son orchestre…. »

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Opéra Garnier à Paris

C’est exactement ce qui s’est passé. Ça a été pour moi un grand moment, et elle m’a dit : « Vous savez je ne peux pas venir vous voir parce que les soirs où vous chantez , moi aussi je chante…et le lundi c’est relâche… »

Et puis finalement, un soir, elle est venue me voir dans les Contes d’Hoffmann*. Elle n’avait pas pu me voir dans Traviata, et elle est venue me voir à Garnier*, dans les contes d’Hoffmann sans que je le sache…Quelle femme étonnante !

Ce sont les grands moments de ma vie ! Elle s’est montrée d’une simplicité et d’une gentillesse…! Alors j’ai dit à Alain :

«- Qu’est ce que je peux faire pour la remercier ?

– Vous savez elle adore les petits bouquets !

– Vous lui envoyez un mot avec un petit bouquet ! »

*Edwige Feuillère:(1907-1998), Actrice française célèbre du théâtre et du cinéma. Elle joue en 1939 dans la Dame aux Camélias. Elle a joué dans des films d’Abel Gance, Jean Cocteau aux côtés de Gérard Philippe et Jean Marais.

*Garnier: L’opéra Garnier, opéra prestigieux de Paris, terminé en 1875 par l’architecte Charles Garnier.

*Les contes d’Hoffmann: (1881), opéra du compositeur français Jacques Hoffenbach. D’après les contes fantastiques de l’écrivain allemand Ernst Hoffmann. L’Acte III raconte une histoire d’amour entre Hoffman et Antonia que veut empêcher le père d’Antonia. Ensorcelée, Antonia va mourir….d’avoir trop chanté.

Goût et choix artistiques…

Alors je lui ai envoyé un petit bouquet au théâtre du Palais Royal où elle jouait et où elle faisait vraiment les après midi du Palais Royal.

Pour moi cette Traviata, c’est le souvenir que j’ai eu. Ça m’a porté.

Il y a des choses que je voulais lui demander aussi, et que le metteur en scène voulait me faire faire : porter le verre, le poser sur la table, «tac», taper sur la table … Je disais : ce n’est pas possible ! Il ne faut pas oublier que c’étaient des grandes courtisanes, c’étaient pas des putes ! C’est différent : c’était des gens qui étaient cultivés, qui tenaient salon…Elles étaient entretenues mais ce n’étaient pas des putains. Elle me dit : « Pas du tout ! Pas du tout ! Vous avez raison : c’étaient des femmes très distinguées ! Vous savez ces messieurs de la Haute, les aristocrates, ne les auraient pas fréquentées autrement. Non c’est vous qui avez raison, vous ne devez pas faire ça ! »

Mais il y a un tas d’airs que j’ai aimés : Idoménée*: j’ai fait les deux rôles; j’ai commencé j’étais Ilia après j’étais Electra. Don Giovanni*, j’ai commencé par chanter Anna, après plus tard, j’ai chanté Elvira…

J’ai énormément aimé tout ce que j’ai chanté sauf le Rigoletto*, l’air de Gilda…Bon il me déplaisait à cause de Henri Salvador qui en a fait un truc qui m’agaçait avec sa Juanita Banana…Je l’ai chanté mais sans plus de plaisir que ça. Mais ce n’était pas un de mes ouvrages préférés.

Celui que j’ai beaucoup aimé et qui est très drôle, c’est Falstaff*. J’ai chanté Annetta . Qu’est ce que c’était drôle ! Je me suis beaucoup amusée…

*Idoménée: Opéra de Mozart, 1781. Une princesse Troyenne Ilia aime son ennemi un prince crêtois juste après la guerre de Troie. Mais son père, le roi Idoménée, a juré de le sacrifier au dieu Neptune…

*Don Giovanni: Opéra de Mozart, 1787, L’histoire de Don Juan, un séducteur qui tente de provoquer la rupture entre deux amants: Donna Anna et Ottavio en tuant le père de celle-ci. Elvira jeune femme séduite, qu’il a abandonnée, tente de l’en empêcher…

*Rigoletto: Opéra du compositeur italien Giuseppe Verdi, 1851, d’après la pièce de Victor Hugo, « Le roi s’amuse ». Rigoletto, bouffon du duc de Mantoue, le conseille dans ses manoeuvres de séduction. Rigoletto est alors maudit par un courtisan. Il doit empêcher le duc de séduire sa propre fille Gilda et projette de le faire tuer.. .Mais amoureuse, celle-ci se fait tuer à sa place et la malédiction se réalise.

*Falstaff: Opéra du compositeur italien Giuseppe Verdi, 1893. L’histoire d’un seigneur anglais du XVe siècle, qui se fait berner dans ses projets de séduction par ceux qui l’entourent …

L’imprévu.

Vous avez chanté la Musique romantique allemande du XIXe siècle ?

Dans Wagner, j’ai chanté les filles fleurs, les filles du Rhin… Quand j’ai chanté les filles fleurs de Parsifal, je me suis énormément amusée. Qu’est ce qu’on a pu rire !

On a eu un fou rire dans Parsifal…J’ai dit : « On va se faire assassiner par le chef… ! » La fille qui remplaçait Régine Crespin –Régine Crespin n’était pas en forme vocale du tout, malheureusement, elle avait eu de gros problèmes, elle s’était fait siffler, c’était très difficile-; la fille était Allemande, c’était une fille qui avait fait une grande partie de sa carrière en remplaçant les autres. Elle était désagréable, pas facile, et Rolf Liebermann nous avait dit « Si elle vous embête pour les costumes, vous venez me chercher »

Enfin bref, elle se payait le trac comme tout le monde…

Elle est arrivée en scène avec cette phrase absolument merveilleuse : « Paa..rsifal ». C’est extraordinaire une phrase comme ça ! Il y avait toutes les Filles-fleurs, dos au public. Les six. Moi j’étais dans les premières des six. Je me revois encore chaque fois que je parle de ça. La fille sort de terre et on entend : « PAoaooa… rsiiifoaoal» (voix remplie de trémolo): une espèce de voix gondolée…  Elle avait tellement peur que la voix ne tenait pas, et ma collègue qui était juste à côté de moi, la seconde des filles fleurs, qui était du Midi, de Nîmes, je l’entends qui fait : « Oh putaing !!!! » (rires)

Et toutes les filles fleurs, nous voilà prises de fou rire…On ne pouvait plus s’arrêter. Un fou rire incontrôlable, et  il fallait se tourner face au public… (rire) et on ne pouvait pas chanter ! Et on devait chanter et ça a fait : « VV… » (un borborigme).

J’ai dit : « On va se faire engueuler par le chef ; ça sera terrible ! »

Alors à l’entracte… :«- Il faut qu’on aille s’excuser ! C’est pas bien ce qu’on a fait…On aurait pu se contrôler même si c’était difficile ! » On arrive, on frappe à la loge, il nous voit arriver, il éclate de rire, il a compris pourquoi et il fait : « Aaach !(rire) C’est pas graffe ! »

Voilà ce grand romantisme allemand, c’est tout ce que j’ai fait…

J’aurais pu chanter l’oiseau, mais cela n’a pas été donné. Siegfried ? Liebermann m’avait demandé de chanter…

J’ai fait toutes les filles fleurs, filles du Rhin… Vous savez c’est très difficile à chanter. C’est pas des petits rôles: c’est ce que j’appelle des grands seconds rôles ! Il n’y a pas de petits rôles. La musique est extraordinaire, magnifique..

J’aime tout Wagner sauf  …Les Maîtres Chanteurs. Je n’aime pas ça du tout.

*Parsifal: 1882, opéra du compositeur allemand Richard Wagner. Par l’intermédiaire d’une femme, un magicien a réussi à s’emparer de la lance magique qui a touché le Christ sur la Croix et blessé le roi du château du Graal de Montsalvat. Parsifal, chevalier innocent, récupère la lance sacrée pour soigner son roi. Le palais magique de Klingsor est parsemé de filles fleurs…

La politique culturelle en Martinique.

Quelle perception vous avez de la politique culturelle en Martinique par rapport à la Musique Classique?

Je n’en ai pas…puisqu’il n’y a rien ! (rires).

J’espère qu’avant ma mort, il y aura un conservatoire régional ici.  Je l’attends.

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Christiane EDA PIERRE au collège.

Il y a longtemps que j’ai dit que c’est très joli de parler de Musique du Pays mais je crois qu’on peut tout faire ensemble dans cette école de Musique; faire cohabiter la musique traditionnelle et la musique classique. C’est une question de département. Dans ce conservatoire régional, il y a un département de Musique traditionnelle et un département de musique classique. On peut mettre aussi, si on veut voir en grand, une école de danse … On peut très bien cohabiter…

Mais ça ils n’ont toujours pas compris ; il y a longtemps que je l’ai dit. Au Conservatoire de Paris, il y a un département de jazz qui est très difficile : on y entre en classe de jazz que quand on a fini ses études de piano par exemple …et puis il y a les improvisations… C’est très difficile la classe de jazz.

Il y a une classe d’accordéon au Conservatoire, il y a de la guitare…Et puis après, il y a un autre département qui est le département de danse classique, moderne …

Le chant en Martinique.

Je ne vois pas pourquoi ici on ne ferait pas ça. Ça nous manque considérablement et il y a une chose qui manque ici, ce sont les professeurs de chant.

Tout ce qu’on fait ici en chant, c’est nul. Je vous le dis sincèrement sans agressivité. Il n’y a pas de professeurs de chant ; il y a des gens qui s’improvisent professeurs de chant ! Ils n’ont jamais travaillé le chant ; ils n’ont jamais passé d’examens de chant ; ils n’ont jamais rien fait en chant et ils s’improvisent professeurs de chant ! Et ils demandent très cher aux gens ! C’est ça qui m’ennuie ! C’est qu’ils n’ont pas les diplômes requis et ils donnent des leçons de chant : c’est très mauvais ce qu’ils font ! Et comme mes compatriotes adorent chanter, ils leur font tout de suite chanter Verdi ! Mais avant ? On apprend toujours à chanter avant ! Je ne parle même pas de l’époque de la Renaissance ! Je ne parle pas de Monteverdi, je ne parle même pas de ça… Commençons au XVIIe siècle : on ne fait pas travailler ça ! Alors dès qu’ils commencent à chanter, ils hurlent mal des airs de Verdi et ils ne connaissent que ça. Personne ne chante et ne connaît Mozart ici ! Ils ne savent pas qui c’est …

Alors ça m’agace. Il y a une de mes anciennes élèves, qui est ici, Roseline Cyril, qui fait travailler et qui a eu sa première partie de CA. Elle m’a dit que c’est extrêmement difficile de leur faire comprendre qu’il faut faire des vocalises, qu’il faut apprendre la respiration, qu’il faut bâtir, construire : un danseur s’il ne fait pas ses exercices à la barre, comment fait-il pour danser ? Il ne peut pas danser ! Un danseur ne fait pas un grand écart comme ça !

La Martinique s’isole…

En chant ici ? Le résultat ? Ils ne peuvent pas être confrontés à d’autres : On a essayé il y a quelques années… Un des présidents des directeurs de théâtre de France  avait organisé le concours « Voix Nouvelles » -Je crois qu’il ne le fait plus maintenant.- Il m’a dit: « Ce serait bien de l’élargir aux départements d’Outre Mer: on n’en a pas. »

Il n’y a jamais eu personne ici. En Guadeloupe non plus. Et en Guyane, je crois qu’il y en a deux ou trois qui se sont présentés mais il fallait quand même un éliminatoire et ils n’ont pas été reçus. Il y a une Mauritienne qui a été reçue et qui fait carrière… Et à la Martinique, ils n’ont même pas osé répondre ! Parce qu’ils savent qu’ils ne pourraient pas ! Si on les confrontait… puisque vous savez chanter, vous allez en Métropole pour avoir des diplômes, présenter les Maîtres du Chant français dont j’ai été longtemps la présidente, aller à « Léopold Belland »…On va voir ! Mais non…Ils savent très bien que ça ne va pas marcher. Ils préfèrent briller ici ; tout le monde est très content… C’est une catastrophe.

Et il y a des voix ici ! Il y a de très belles voix ! Le problème, c’est que les gens sont très doués. Je dis que c’est un problème parce que j’aurais aimé qu’ils soient moins doués …et qu’ils travaillent.

Les gens ne vont pas assez loin. On sait un peu et on s’arrête.. On s’imagine qu’on sait déjà et on ne veut pas continuer jusqu’au bout ; quand je dis que les études de chant c’est dix ans, on me fait : « Ah bon ? ».

Le don …et le travail.

Songeant à leur avenir, que diriez vous à nos élèves ?

Ce qu’il faut leur dire, c’est que quand ils ont une passion, il faut qu’ils aillent au bout de leur passion. Il faut qu’ils travaillent et qu’ils ne s’imaginent pas que le don, ce qu’ils ont au départ et qui les aide, est suffisant. Un don que l’on ne fait pas fructifier, eh bien, il finit par disparaître… Il faut aller jusqu’au bout, il ne faut pas se contenter d’une petite chose, il faut se perfectionner.

Il faut se dire qu’on apprend toujours, qu’on n’a jamais fini d’apprendre. Il faut toujours aller jusqu’au bout. Il faut toujours persévérer. Il ne faut pas se dire : je sais ça, je sais tout… Non..on ne sait jamais tout.

Et on apprend toujours ! Moi j’ai soixante-dix huit ans et j’apprends encore !

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Christiane EDA PIERRE au Morne Rouge, juin 2010

Christiane EDA PIERRE
Morne Rouge, 18 juin 2010
collège Christiane Eda Pierre.
Propos recueillis par L. PUBELLIER.