Métaphysique, anti-métaphysique et phénoménologie

Pierre RODRIGO, professeur émérite de philosophie Université de Bourgogne (Dijon, France)

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Je vais commencer mon exposé comme on le fait souvent en philosophie, c’est-à-dire en me demandant si ma question d’aujourd’hui (qui concerne le rapport entre métaphysique et phénoménologie) n’est pas d’une certaine manière la répétition ou l’écho d’une question plus ancienne et plus classique.

Je rappelle donc qu’au livre X de la République Platon s’était fait l’écho de ce qu’il considérait déjà comme un vieux débat, comme une ancienne polémique qui devait être reprise à nouveaux frais. Socrate remarquait en effet dans ce dialogue : « il est ancien, le différend entre la philosophie et la création poétique » (X, 607b). Depuis lors – depuis donc le cinquième siècle avant J.-C. – on a pris l’habitude de résumer ce différend par l’alternative : Platon ou Homère – mais on pourrait tout aussi bien dire, en transposant le débat à l’époque moderne, Hume ou Shakespeare, Descartes ou Molière, Gramsci ou Dante, etc. – en bref, théorie philosophique ou création littéraire). Platon voyait dans ce différend le signe du désaccord fondamental entre les valeurs que sa philosophie voulait instaurer dans la cité, sur le fondement de sa théorie métaphysique, et les valeurs déjà instituées par les poètes anciens, en particulier Hésiode et Homère, qui avaient façonné depuis le dixième siècle l’éducation et la culture de l’homme grec par le mythe, la poésie et l’épopée, et non par l’enseignement, la logique et la déduction.

Philosophie ou création littéraire, donc. L’antithèse construite par Platon est claire. Pourtant, vingt-cinq siècles plus tard, dans un cours consacré à Nietzsche, Heidegger a pu insister, à l’inverse de Platon, sur ce qu’il a nommé le « bienheureux désaccord » entre philosophie et création poétique – et ce même Heidegger a aussi longuement commenté à de multiples reprises, dans ses ouvrages et dans ses cours, les œuvres des grands poètes romantiques ou expressionnistes allemands, tels Hölderlin, Schiller et Trakl.

Eh bien, si je peux me permettre d’introduire mon propos en faisant écho à ce différend entre Platon et Heidegger sur l’interprétation philosophique de la poésie, je dirai qu’aujourd’hui la relation entre métaphysique et phénoménologie me semble être tout aussi ambivalente que le rapport entre philosophie et poésie – j’entends par là que cette relation me paraît osciller, de manière profondément ambigüe, entre l’antagonisme et la complémentarité, ou entre l’opposition et le renouvellement. Je vais tenter de clarifier un tant soit peu cette question en montrant que la phénoménologie n’est pas une anti- métaphysique, comme on le pense trop souvent (et comme on le pense en prenant appui, à l’occasion, sur certains textes des fondateurs de la phénoménologie eux-mêmes). Telle que je la comprends, la phénoménologie n’est pas une anti-métaphysique, elle ne vise pas à en finir avec la tradition métaphysique, et cela pour une raison simple, même s’il n’est assurément pas simple d’en préciser la signification. Cette raison tout à la fois simple et complexe est que la phénoménologie, dans son projet initial aussi bien que dans sa réalité présente, vise en fait à la constitution d’une autre métaphysique, dont je m’efforcerai de dessiner les contours, ne serait-ce qu’à grands traits.

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En bonne méthode, il me faut proposer tout d’abord deux définitions opératoires de la métaphysique et de la phénoménologie. C’est sur ces définitions de travail provisoires que mon argumentation s’appuiera, en cherchant à rendre plus précises.

Mon point de départ ressemble à un truisme, mais il nous donnera matière à réflexion. Je pose donc, avec Emmanuel Lévinas, que « la métaphysique consiste à transcender » (Totalité et infini., p. 293). Cette transcendance, donc cette métaphysique, prend chez Lévinas la forme de l’éthique, en tant que « philosophie première » impliquant l’abandon de la primauté philosophique de l’ego au profit du primat d’une altérité radicale, celle du « visage » de l’Autre. Je ne creuserai pas ce point ; je retiens seulement que la « philosophie première » que Lévinas veut fonder et qu’il oppose aux diverses formes de l’ontologie philosophique se caractérise, dans son principe, par le mouvement qui décentre l’ego, le sujet métaphysique, vers une extériorité radicale. D’où la conclusion tirée par Lévinas : « La transcendance comme telle est la ‘‘conscience morale’’. La conscience morale accomplit la métaphysique ». Autant dire, si l’on suit Lévinas, que la métaphysique, quelle que soit la diversité de ses contenus thématiques, se détermine dans sa forme par le mouvement de dépassement, de transcendance qu’elle effectue – ou mieux encore, qu’elle est.

Il est dès lors parfaitement possible et légitime de définir la métaphysique par ce que Jean Greisch a nommé « l’effet méta », autrement dit par un mouvement qui constitue proprement une trans-gression du donné. C’est bien ce que Maurice Merleau-Ponty souligne lui aussi lorsqu’il affirme d’une manière a priori inattendue, dans sa Phénoménologie de la perception (1945), que « La métaphysique – l’émergence d’un au-delà de la nature – n’est pas localisée au niveau de la connaissance : elle commence avec l’ouverture à un ‘‘autre’’, elle est partout et déjà dans le développement propre de la sexualité » (PhP., p. 195). Sans doute faut-il reconnaître dans la métaphysique ainsi saisie jusque dans notre sexualité l’expression la plus immédiate de la puissance « d’échappement » dont Merleau-Ponty crédite l’homme dans cet ouvrage (p. 221).

Il n’est pas jusqu’à Schopenhauer pour abonder dans le même sens lorsqu’il note, au chapitre XVII des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, que « Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence ; c’est pour tous une chose si naturelle qu’ils ne la remarquent même pas » (MVR, p. 851). Selon Schopenhauer, cette faculté d’étonnement devant les raisons, les vicissitudes, les souffrances et la vanité finale de nos existences, que nous savons promises à la mort, singularise l’homme dans l’ensemble de la nature. Et elle n’est rien d’autre que la manifestation d’un besoin irrépressible qu’il qualifie de « besoin métaphysique » ; un besoin qui fait de l’homme un « animal métaphysique» (ibid.). Schopenhauer propose alors la définition suivante de la métaphysique : « Par métaphysique, j’entends tout ce qui a la prétention d’être une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l’autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible. » (p. 856)

Après cette première clarification du sens de la métaphysique comme appel au dépassement ou à la transcendance par « l’effet méta », voyons ce qu’il en est de la phénoménologie. Son projet est défini dans ses grandes lignes par un mot d’ordre souvent répété par Edmund Husserl et devenu ensuite une sorte de leitmotiv de la phénoménologie. Ce mot d’ordre exprime l’exigence d’un « retour aux choses mêmes (zurück zu den Sachen selbst) ». Or, il paraît évident qu’un tel retour aux choses mêmes ne peut qu’impliquer un rejet de toute espèce de transcendance métaphysique, et qu’il doit avoir pour conséquence une opposition frontale entre métaphysique et phénoménologie. Il paraît en outre tout aussi évident que ce mot d’ordre implique qu’on privilégie l’immanence du sujet à ses expériences, sa proximité première aux choses et à lui-même bien plutôt que son éventuelle échappée, son évasion vers quelque considération méta-physique. Pour poursuivre dans le sens d’une opposition tranchée entre métaphysique et phénoménologie, on peut mentionner aussi l’insistance avec laquelle Husserl a rappelé une seconde caractéristique de la méthode phénoménologique, celle qu’il a nommée « l’épokhè » méthodique. L’épokhè, c’est tout d’abord la mise en suspens de tous les jugements habituels, et donc immédiats, sur l’objet expérimenté ou pensé. C’est ensuite, le recentrage du questionnement autour de ce que Husserl nomme le « phénomène » (après Kant mais autrement que Kant, j’y reviendrai). Or, ce simple rappel de la double exigence husserlienne d’un « retour aux choses mêmes » et d’une épokhè rigoureuse, n’indique-t-il pas que la phénoménologie fait subir par principe un indéniable déclassement à cet effet méta dont j’ai dit qu’il est inhérent à la métaphysique ? Il le semble bien.

Le témoignage du tout premier ouvrage de Husserl, Les Recherches logiques, publié en 1901, paraît d’ailleurs parfaitement explicite quant au déclassement phénoménologique de l’effet méta. Husserl pose en effet, au § 7 de l’Introduction générale de ses Recherches logiques un principe qu’il nomme (c’est le titre de ce paragraphe) « Le principe de l’absence de présuppositions », principalement, ajoute-t-il, de « [l’]absence de présuppositions métaphysiques » (R.L., I, p. 24). Dans le même ordre d’idée, l’affirmation par Heidegger de la nécessité d’opérer en phénoménologie la « destruction de la métaphysique (Destruktion der Metaphysik)» est d’allure encore plus radicale. Dans ces conditions, que la phénoménologie se soit construite dès son origine comme une anti-métaphysique, cela ne semble plus faire aucun doute.

Plusieurs nuances doivent pourtant être apportées à ce jugement initial. En premier lieu, parce que tous les textes de Husserl et de Heidegger n’opposent pas phénoménologie et tradition métaphysique. Il s’en faut de beaucoup. C’est plutôt à une certaine métaphysique que Husserl s’oppose : celle qu’il qualifie, en 1929, dans l’Épilogue de ses Méditations cartésiennes (§ 64), de métaphysique « naïve » : « la phénoménologie n’élimine que la métaphysique naïve opérant avec les absurdes choses en soi (widersinnigen Dingen an sich), mais elle n’exclut pas la métaphysique en général ». C’est donc aux théories métaphysiques qui visent la connaissance objective, la connaissance de supposées « choses en soi », que Husserl s’en prend, exactement comme Kant l’avait fait avant lui, et il le fait lui aussi au nom d’une connaissance rigoureuse, parce que bien fondée, des « phénomènes » – même si, je le redis, les « phénomènes » de Husserl ne sont pas identiques à ceux de Kant. Selon Husserl, la phénoménologie peut même, en tant que système de la connaissance complète des phénomènes, reprendre légitimement à son compte le projet, d’esprit franchement métaphysique, de constitution d’une « science universelle, [d’une] science du tout du monde, science l’uni-totalité de tout l’étant » (Krisis, p. 355) On voit que, s’agissant de Husserl, la référence à l’« anti-métaphysique » doit être fortement relativisée. J’ajouterai – sans y insister ici – qu’il en va de même avec Kant, puisque le projet des trois Critiques, aussi restrictif soit-il vis-à-vis des prétentions de la métaphysique « dogmatique » dans le champ théorique, conduit bel et bien Kant, dans le champ pratique, à une Métaphysique des mœurs dans laquelle l’absolu moral exerce de plein droit sa légalité sous la forme de « l’impératif catégorique ».

Pour en rester au cas de Husserl, faut-il conclure de mes remarques précédentes que sa doctrine phénoménologique n’a pas pu faire l’économie des questions métaphysiques qu’elle espérait pourtant mettre « hors circuit » ? Faut-il donc conclure de ces remarques que Husserl en est venu à la métaphysique en dépit de sa volonté première de l’écarter ? Ou bien, et c’est mon interprétation, faut-il en conclure que la démarche métaphysique et la démarche phénoménologique sont complémentaires, en ceci au moins que c’est, pour le dire avec Dominique Janicaud, « précisément en vertu de la distance acquise à l’égard de [son] environnement » en transcendant l’immédiateté de ses expériences, donc par l’effet méta, que l’homme « devient capable d’observer les phénomènes en les interrogeant, c’est-à-dire de devenir – au moins en un sens propédeutique – phénoménologue » ?

J’ai dit qu’à mon sens mieux vaut nuancer, plutôt qu’accentuer, l’opposition entre phénoménologie et métaphysique, mieux vaut, donc, résister à la tentation immédiate de faire de la première une anti-métaphysique résolue. Cela se vérifie à nouveau à propos de l’auteur qui semble avoir été le plus farouchement opposé à la tradition métaphysique prise dans son ensemble, à savoir Heidegger – Heidegger dont j’ai rappelé qu’il a placé la phénoménologie, dès le § 6 de Sein und Zeit, sous le signe d’une nécessaire « destruction de la métaphysique (Zerstörung der Metaphysik)». Quoi de plus antithétique qu’une destruction ? Mais pourtant, ce même Heidegger ne prône cette « destruction » de la métaphysique traditionnelle, ou instituée, qu’à partir d’une redéfinition profondément novatrice de la transcendance et donc de « l’effet méta ». Il redéfinit en effet la transcendance comme inquiétude du sens inscrite au cœur de nos existences, autrement dit comme dépassement de l’évidence de ce qui est donné, dépassement donc de « l’étant (das Seiende) ». Dépassement tout d’abord vers l’interrogation du sens de ce donné (c’est la question socratique bien connue : « Qu’est-ce que c’est, ça ? » ou bien « Qu’est-ce que tu fais, là ? ») ; puis dépassement vers l’interrogation de l’être des étants pris dans leur ensemble, vers « l’étantité » comme telle ; et finalement, dépassement vers l’interrogation du sens de l’être tout court, de l’être lui-même, cet être qui n’est pas du même ordre que les étants et dont Heidegger soutient par conséquent qu’il est un « néant » d’étant. Or, toutes ces questions sont bien évidemment de type métaphysique et non de type scientifique, psychologique ou historique. C’est pourquoi Heidegger écrit dans sa conférence de 1929 intitulée Qu’est-ce que la métaphysique ? :

« La Métaphysique, c’est l’interrogation qui dépasse l’étant qu’elle questionne, afin de le retrouver comme tel et dans son ensemble pour en produire le concept. Lorsqu’on s’interroge sur le néant, on dépasse en ce sens l’étant en tant qu’étant pris dans son ensemble. Cette question s’atteste ainsi comme une question ‘‘métaphysique’’ » (Q.I, p.67).

Interroger l’être comme néant d’étant, interroger l’être comme ce qui n’est pas, c’est donc questionner de manière éminemment métaphysique, même si ce n’est pas le chemin qui a été suivi par les différentes métaphysiques élaborées puis instituées au fil de notre tradition. Interroger l’être en tant qu’être, l’être pur et simple, sans jamais le rabattre sur un étant (que cet étant soit Dieu, l’Histoire ou la Nature), c’est en somme se réapproprier le sens premier de l’élan métaphysique, c’est retrouver la puissance instituante de la métaphysique dans ce qu’elle a déjà institué et aussi, sans doute, dans ce qu’elle n’a pas su instituer. Comme Jacques Taminiaux l’a écrit à propos du jeu entre l’instituant et l’institué,

« Si ce débat reçoit [chez Heidegger] le nom de Destruktion, ce n’est pas parce qu’il entend détruire l’héritage, mais parce qu’il vise à en dissoudre la sclérose pour en rejoindre le sol phénoménal, de manière à y départager ce qui est appelé par le phénomène et ce qui l’oblitère. »

« Dissoudre la sclérose », « départager » et non détruire, ce sont autant de projets qui s’inscrivent sous une rubrique qu’on peut nommer la complémentarité. Une complémentarité critique, certes, entre phénoménologie et tradition métaphysique, mais pas une antithèse. Cette conclusion fait écho à une note de travail de prime abord fort déroutante de Maurice Merleau-Ponty à l’époque où il préparait ce qui allait être son dernier ouvrage, Le Visible et l’invisible : « Je suis contre la finitude au sens empirique, existence de fait qui a des limites, et c’est pourquoi je suis pour la métaphysique » (note de mai 1960). Autant dire qu’on peut être phénoménologue, qu’on peut se réclamer de Husserl et Heidegger, et écrire « je suis pour la métaphysique » ! C’est possible en effet, mais si et seulement si cela signifie : j’entends retrouver, au profit de la compréhension des phénomènes, le plus vif de l’élan métaphysique, « l’effet méta » dans sa plus grande puissance de transgression des savoirs institués.

Reste alors à nous demander pour quelles raisons la complémentarité critique entre phénoménologie et métaphysique, que je viens de souligner, a été et est encore si massivement pensée comme antagonisme. Ou, il reste à nous demander pourquoi la phénoménologie passe malgré tout le plus souvent pour une anti-métaphysique ?

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Pour répondre à cette question, je reviens à ma première définition provisoire de la métaphysique. Je reviens donc à la formule d’Emmanuel Lévinas : « la métaphysique consiste à transcender ». Transcender l’évidence de ce qui est, l’évidence de l’étant, pour interroger ce qui est donné sur son être même – ou, pour interroger le donné en le dépassant vers son être (c’est « l’effet méta »). Fort bien, mais comment procéder ?

Deux voies sont en fait envisageables pour le questionnement métaphysique : soit la voie qui conduit vers l’être conçu comme réalité suprême, qui conduit donc vers un étant suprême dont l’éminence tient à son rôle de fondement ultime ; soit la voie qui mène à l’être compris, cette fois, comme caractère commun à tout ce qui est, commun à tous les étants.
— La première voie, celle qui nous achemine vers l’être comme réalité suprême, a été celle de la plupart des théologies, pour lesquelles le dieu ou les dieux donnent la possibilité d’être aux autres étants (qu’on dira, selon les cas, sublunaires, finis, créés, émanés, etc.). En métaphysique, c’est la voie suivie par ce que Kant a nommé, dans la Critique de la raison pure, « l’ontothéologie ». L’ontothéologie questionne l’être de ce qui est, bien sûr, mais elle le questionne dans son rapport à l’Être suprême (avec majuscule), donc dans son rapport à un être éminent – qui n’est à rigoureusement parler qu’un étant tenu pour suprême. Cet être ou cet étant éminent a été (et est) nommé Dieu (ou « l’Être suprême » ; Pascal précisait : le « Dieu des philosophes » et non celui des croyants).

Mais, à partir de Descartes l’étant le plus éminent a aussi pris le nom et le statut de sujet pensant – à savoir l’ego de la formule « cogito ergo sum », qui est le sujet pensant en tant que fondement de la vérité des objets de l’expérience et de lui-même, à une condition indispensable, qui reconduit en fait vers un dieu transcendant. Cette condition est explicite dans les trois premières Méditations métaphysiques de Descartes : c’est que Dieu ne soit pas trompeur, sinon le sujet pensant irait d’erreur en erreur dans chacune de ses pensées, qu’il s’agisse de métaphysique ou de mathématiques, de philosophie ou de science. Après et à la suite de Descartes, Kant a pu lever, dans le domaine de la connaissance théorique, la condition sine qua non du dieu non trompeur, du dieu « vérace ». Il a alors nommé le sujet qui est, et reste, le seul fondement de la connaissance théorique, le « sujet transcendantal », pour le différencier, d’une part, du sujet empirique et, d’autre part, du pur Transcendant, Dieu.

Cependant, qu’il s’agisse de Descartes ou de Kant, le dispositif métaphysique des Modernes ne permet pas de dissiper l’équivoque des deux voies prises par la métaphysique depuis les Grecs, car il ne fait guère que déplacer la dualité initiale (la dualité de la métaphysique en tant qu’acheminement vers l’être suprême ou vers l’être commun). On a déplacé, mais non surmonté, cette dualité en introduisant une nouvelle dualité, cette fois dans l’étant éminent lui-même : Dieu ou la subjectivité moderne, autrement dit : le Transcendant (avec majuscule), ou le sujet transcendantal, le second se libérant progressivement après Descartes de la tutelle ontologique du premier. Cette libération est un aspect essentiel de ce que Nietzsche a reconnu comme « mort de Dieu » (Gai savoir, § 108).

— Quant à la seconde voie, c’est – comme je l’ai dit – celle qui oriente le métaphysicien vers le trait le plus commun que se partagent les étants et qui les définit comme tels. On peut nommer ce trait leur étantité – de même qu’on nomme le trait commun à tous les objets l’objecti(vi)té, et à tous les sujets la subjecti(vi)té. Or, le trait le plus commun à tous les étants est tout simplement qu’ils sont, plus exactement qu’ils sont en train d’être par un acte continué, un acte en train de s’accomplir encore. C’est pourquoi il est plus juste, plus précis du point de vue métaphysique, de parler « d’étant » plutôt que de chose, d’objet ou d’être objectif : parce que dans le substantif, dans le nom commun « l’étant » résonne nettement – si l’on y prête attention – un sens non plus nominal, mais verbal : le sens actif du participe présent du verbe être, autrement dit le sens de l’acte d’être en train de s’accomplir.

On peut conclure de l’existence de ces deux voies offertes, l’une aussi bien que l’autre, au questionnement métaphysique, que l’effet méta produit, comme Heidegger l’a souligné, un très « curieux dédoublement » de la métaphysique : le dédoublement de son objet (l’être commun ou l’être éminent) et, chez les Modernes, le dédoublement du Transcendant et du transcendantal (cf. Kant et le problème de la métaphysique, p. 67). Mais il est temps maintenant, puisque je viens de citer Heidegger, de nous demander où et comment la phénoménologie intervient dans ces débats métaphysiques ?

Elle y intervient sur un point particulièrement crucial. Ce point, que la phénoménologie rappelle avec constance depuis Heidegger, est qu’entre les métaphysiques grecques et modernes un virage radical a été opéré. Ce virage a effectivement été radical parce qu’il a introduit une inflexion profonde du questionnement métaphysique: l’inflexion qui transforme l’interrogation grecque de l’être de l’étant comme tel (en tant qu’être commun ou qu’être suprême) en interrogation moderne de l’être de l’étant comme connaissable par le sujet pensant, autrement dit, si vous me permettez de le formuler ainsi, en interrogation de l’être comme cogitable.

Ce tournant dans la compréhension de ce qu’est la métaphysique est tout à fait net chez Descartes, qui en est d’ailleurs le promoteur. Il est absolument clair, par exemple, quand Descartes précise dans la Préface de ses Principes de la philosophie qu’il veut introduire avec cet ouvrage à « La vraie philosophie, dont est première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance ». Au siècle suivant, Kant surenchérit en écrivant dans sa Critique de la raison pure que « la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine ». Dans les deux cas le virage opéré par les Modernes est incontestable puisqu’il apparaît que, pour les cartésiens et les postcartésiens, la métaphysique doit traiter des principes de la connaissance humaine, et pas (ou plus) des principes de ce qui est en tant qu’il est. Il s’ensuit que, même si la métaphysique moderne renonce, avec Kant, à la prétention de connaître la chose telle qu’elle est en elle-même – la « chose en soi » dans le vocabulaire de Kant – et si elle s’autolimite à la connaissance desphénomènes qui nous sont donnés par notre sensibilité puis pensés par notre entendement, ces phénomènes-là sont – et ne sont que – des phénomènes pour nous, pour notre représentation. Pour Kant, un phénomène en soi cela n’existe pas, puisqu’il n’y a de phénomènes que pour notre sensibilité puis pour notre connaissance d’entendement. Il l’affirme tout à fait explicitement au § 8 de l’Esthétique transcendantale : « en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi, mais seulement en nous » (CRP, p. 68). Autrement dit, il n’y a de phénomène que senti et cogité, donc il n’y a de phénomène que dans notre représentation, et il ne peut y avoir de vérité que du phénomène ainsi compris – ce qui signifie du phénomène compris, ni comme phénomène en soi indépendant de notre sensibilité et de notre entendement, ni comme simple apparence (Schein), mais comme un apparaître (Erscheinung) effectif : « Dans le phénomène, les objets et les manières d’être que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement donné [autrement dit, l’Erscheinung n’est pas une apparence, un Schein] ; seulement, en tant que cette manière d’être ne dépend que du mode d’intuition du sujet, dans son rapport à l’objet donné, cet objet est distinct comme phénomène de ce qu’il est comme objet en soi. » (CRP., § 8, trad. fr. PUF, p. 73-74, je souligne)

À la suite de ces remarques sur le sens kantien du phénomène, la signification de ce que j’ai nommé le « virage » opéré par la métaphysique moderne apparaît peut-être plus claire. Heidegger a résumé cette signification en une formule frappante : « Pour les Grecs, les choses apparaissent. Pour Kant, les choses m’apparaissent » (Séminaire du Thor, 1968, inQuestions IV, p. 262) ; qu’on peut compléter par ce qui lui fait suite : « Les Grecs sont l’humanité qui vécut immédiatement dans l’ouverture des phénomènes. […] Les Grecs, en leur être, appartiennent à l’alètheia [à la ‘‘vérité’’ en tant que dé-voilement propre de ce qui est, tel qu’il est] où l’étant se dévoile dans sa phénoménalité » (p. 264).

Ce qui est ainsi forclos par principe, ce qui est maintenu voilé par la métaphysique moderne, c’est le tout premier fait métaphysique – j’aimerais pouvoir dire ‘‘le fait archi- métaphysique’’ – qui est que l’étant se phénoménalise, se manifeste de lui-même et se dévoile pour ce qu’il est dans son apparaître même (« Autant d’apparaître, autant d’être », rappelait Husserl). L’étant donc se phénoménalise, se manifeste, et cette manifestation a lieu qu’il y ait ou non un sujet pour la penser, même s’il reste assuré que le sujet peut être amené à jouer un rôle actif dans le recueil compréhensif de la manifestation (dans ce que les Grecs appelaient le logos), mais sans que ce sujet soit pour autant la condition « transcendantale » de possibilité de la manifestation phénoménale. Bref, le fait premier est qu’il y a manifestation, qu’il y a dé-voilement, a-lètheia. Le projet de la phénoménologie est de se porter à hauteur de cette manifestation des phénomènes eux-mêmes, sans l’oblitérer d’emblée par une théorie de la connaissance représentative.

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La « chose » de la phénoménologie, celle qu’évoquait Husserl dans son mot d’ordre du « retour aux choses mêmes », n’est par conséquent rien d’autre que la manifestation phénoménale en tant que telle (au sens non moderne, non kantien de la phénoménalité). C’est à la structure de l’apparaître phénoménal qu’elle nous demande de revenir. C’est elle qu’il nous faut analyser et conceptualiser, sans la réduire à notre structure de compréhension sensible et intellectuelle. Quoi qu’on en dise lorsqu’on considère que la phénoménologie est une anti-métaphysique, son projet vise bel et bien à accomplir un retour décisif au fondement de la recherche métaphysique de l’être de ce qui est, c’est-à-dire de l’être de l’étant tel qu’il « se dévoile dans sa phénoménalité » (Heidegger). Il s’agit donc, avec la phénoménologie, d’un retour à l’essence même (Wesen) de la métaphysique. C’est la raison pour laquelle Jacques Taminiaux parlait, dans la citation que j’ai lue tout à l’heure, de la phénoménologie, non en tant qu’incitation à détruire la métaphysique, à en finir avec elle, mais en tant que projet d’en « dissoudre la sclérose pour en rejoindre le sol phénoménal ».

Pour finir, tentons de dire en quelque mots en quoi consiste la « sclérose » métaphysique ? Il me semble qu’une réponse possible est que l’élan métaphysique des modernes, celui de Descartes et de ses successeurs, s’est sclérosé autour du noyau de l’ego. Il s’est sclérosé en effet, dans un premier temps, autour du rôle de fondement de la vérité objective qui a été donné par Descartes au sujet cogitant (sentant et pensant) sous la condition d’existence d’un Dieu non trompeur ; puis, dans un second temps, autour du noyau de l’ego transcendantal comme fondement de la vérité des phénomènes sentis et pensés (Kant).

La « mise entre parenthèses » (Husserl) du sujet transcendantal comme lieu de la vérité des phénomènes est la plus nécessaire des conséquences de l’impératif husserlien du « retour aux choses mêmes » en tant qu’impératif du retour à la structure propre de la phénoménalité. Mais il faut bien noter que la mise en suspens du sujet transcendantal n’implique pas de renoncer à toute référence au sujet, c’est-à-dire d’en finir avec la subjectivité. Il est simplement nécessaire d’admettre que, même si ultimement la manifestation propre des étants au sein du monde peut donner lieu à leur apparition à quelqu’un (à ses sens et à sa pensée), ce « quelqu’un », cet existant, « fait lui aussi partie du monde » et n’est pas la condition de possibilité de ce monde (cf. Jan Patocka, Papiers phénoménologiques, p. 194). Il suit de là que l’ego transcendantal et la « conscience transcendantale », sur le fondement desquels la métaphysique des modernes a construit sa théorie de l’être et de la vérité – et cela jusqu’à Husserl lui-même – sont ramenés par la phénoménologie post-husserlienne au statut de composantes d’un champ plus ample, plus profond, le champ phénoménal dont le nom dernier est le nom de « monde ». Dans ce champ, le sujet phénoménologique occupe une place qui, pour ne plus être celle de l’ego transcendantal, donc pour ne plus être métaphysiquement éminente, n’en est pas moins tout à fait singulière, que Jan Patocka évoque en ces termes : « Il doit y avoir dans le monde en être adapté, d’une part, à la structure de l’apparition [ou de la manifestation], d’autre part, aux conditions d’existence du monde de la nature et du monde social. Cette dualité du moi, à la fois récepteur de l’apparition et acteur causal, est quelque chose qui doit appartenir au caractère d’apparition du moi lui-même. » (P.P, p. 195)

Le moi phénoménologique recueille donc la manifestation propre des phénomènes au sein du monde (des « phénomènes-de-monde » disait Husserl) et est lui-même inscrit dans ce monde au titre « d’acteur » du monde de la nature et du monde social. Il n’est pas hors- monde comme l’ego cartésien des deux premières Méditations, et il n’est pas davantage, pour reprendre la formule de Michel Foucault, un « doublet empirico-transcendantal » de type kantien. Il est « au monde » dira Heidegger, « au monde » et non pas dans le monde ni hors du monde.

Dans cette autre métaphysique qu’est la phénoménologie post-husserlienne, le transcendantal ultime, l’instance dernière qui fait qu’il y a des étants qui se phénoménalisent, c’est donc le monde – non certes le monde objectif, ni le monde hégélien de « l’Esprit (Geist) », et pas davantage le monde rationalisé, technicisé et « arraisonné » (Heidegger). Pour la phénoménologie le vrai transcendantal c’est la puissance originelle de manifestation qui donne lieu aux phénomènes, qui leur donne lieu d’être et d’être des « rayons de monde » (pour le dire avec Husserl). C’est ce monde-là, étranger à l’objectivisme comme au subjectivisme que, dans son cours de 1957 intitulé : Un renouvellement de la métaphysique est-il possible ?, Jean Wahl évoquait lorsqu’il commentait le sens grec de la physis, de la « nature » comme puissance d’apparition :

« Il y a quelque chose qui est la croissance des choses, qui est l’élan, si l’on veut se servir d’un terme bergsonien, qui est dans les choses, au fond des choses, et qui est les choses mêmes, et il y a un sentiment de transcendance qui s’exprime dans le mot méta. Mais la métaphysique ne consistera plus dans l’affirmation des idées de substance, d’essence, de forme, d’être, mais dans le sentiment très profond à la fois de l’immanence de la physis et de l’auto-dépassement de cette physis, et [dans le sentiment de cet auto-dépassement] par nous qui sommes d’elle, pour ainsi dire, qui sommes une partie d’elle ».

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