L’image comme outil métaphysique chez Bergson

Dominique Demartini, professeur agrégé, professeur en classe préparatoire au lycée Bellevue, Fort de France

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Je voudrais commencer cette intervention par une remarque et une question sur la langue de Bergson. La première est esthétique. La seconde est philosophique.

La langue de Bergson est à la fois limpide et pourvue d’une qualité esthétique indiscutable. Ces deux caractéristiques tiennent à une utilisation particulière du langage que certains qualifient de poétique tant les images y sont nombreuses.

Mais cette esthétique a-t-elle aussi un sens philosophique ? Plus exactement : doit-on considérer ce style imagé comme ce qui fait la valeur de la philosophie de Bergson ou au contraire comme une sorte de vernis littéraire qui pourrait en quelque sorte manquer de précision spéculative ?

Les avis divergent sur la question. Ainsi d’un côté Paul Valéry affirmait :

“La vraie valeur de la philosophie n’est que de ramener la pensée à elle-même. Cet effort exige de celui qui veut le décrire, et communiquer ce qui lui apparaît de sa vie intérieure, une application particulière et même l’invention d’une manière de s’exprimer convenable à ce dessein, car le langage expire à sa propre source. C’est ici que se manifesta toute la ressource du génie de M. Bergson. Il osa emprunter à la Poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter. Les images, les métaphores les plus heureuses et les plus neuves obéirent à son désir de reconstituer dans la conscience d’autrui les découvertes qu’il faisait dans la sienne, et les résultats de ses expériences internes. »[1]

Paul Valéry place l’usage bergsonien de l’image dans le cadre d’un effort constant pour susciter dans la conscience du lecteur les expériences intérieures que le philosophe décrit et étudie. C’est parce que la philosophie de Bergson est plus intuitive que spéculative, parce qu’elle est plus un travail de description que de construction d’un système que la langue y demande à être travaillée de manière particulière. On voit dès lors se former deux lignes de réflexions successives.

La première consiste à expliquer en quoi la philosophie de Bergson est intuitive et suppose, non seulement une tentative de traduction langagière des expériences intérieures, mais aussi un effort constant pour permettre au lecteur de ressaisir en lui-même la réalité de ces expériences. En d’autres termes : elle articule une analyse de l’intuition comme méthode à une étude du rôle d’outil qu’exige cette méthode de l’usage de la langue.

La deuxième revient à montrer que, paradoxalement, cet outil est à la fois privilégié et particulièrement inadapté pour parler des états internes. Privilégié parce qu’il est l’outil de communication et de description le plus efficace dont nous disposions, inadapté parce qu’il altère l’impression originale en même temps qu’il tente de la décrire. Bergson écrit ainsi[2] : “Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage.” Et un peu plus loin il rajoute :

“Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée (…) Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis : mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »

Cette difficulté, reconnue par Bergson lui-même a conduit à de sérieuses critiques du bergsonisme.

Ainsi, à l’inverse de Paul Valéry, Jacques Taminiaux écrivait :

« La philosophie présente s’abreuve à d’autres sources. En tant que système – et, malgré les interdits bergsoniens, il faut bien parler de système -, le bergsonisme a été soumis depuis longtemps à des critiques irréversibles. Son épistémologie est psychologiste et sa théorie du langage-outil ruine le fondement même du discours rationnel ; sa psychologie est réifiante et méconnaît l’intentionnalité de la conscience ; sa métaphysique est, quoi qu’elle en ait, asservie à la science et ignore délibérément la question de l’être. »[3]

Autrement dit, ce qui, pour P. Valéry est à mettre au compte du génie de Bergson relève pour J. Taminiaux d’une faiblesse systémique. Pour l’un, Bergson a non seulement mesurer les limites du langage mais il a trouvé un moyen de mettre la langue au service de la philosophie. Pour l’autre, c’est l’inverse : « la théorie du langage-outil ruine le fondement même du discours rationnel. » Il faut comprendre par là que rien, pas même le recours à une langue « poétique », ne peut sortir la pensée bergsonienne du piège dans lequel elle s’est fourrée toute seule. En réduisant le langage à un outil de communication de ce qui est utile à l’action la pensée bergsonienne s’entrave elle-même : elle n’a plus le choix qu’entre une langue structurée incapable de penser autre chose que l’utile et une langue poétique incapable de rigueur rationnelle.

Pour sortir de l’impasse il faut au revenir aux textes de Bergson et, tout particulièrement, à la manière dont il s’est défendu des critiques.

Dans un texte du 2 mai 1901[4] il répond aux critiques de son ami Gustave Belot. Ce dernier développe tout un argumentaire contre la thèse « non-paralléliste » de Bergson.

On y trouve cette remarque :

« M. Bergson excelle à nous faire voir ainsi ce qu’il voit lui-même, et à nous amener à sa pensée par suggestion alors que, dès que nous avons pu rompre le charme, nous souhaiterions de nous la voir imposer par des preuves. Nous pourrons, au nom de la critique scientifique, nous défier à bon droit d’une intuition qui au lieu d’être la contre-épreuve et le contrôle de la doctrine risque d’en être le produit. »[5]

Et il conclut :

« Ainsi, en résumé, je ne vois ni la possibilité, surtout dans la doctrine en cause, d’établir empiriquement l’écart psycho-physique et son étendue exacte, — ni la possibilité de fonder sur une telle constatation une méthode métaphysique vraiment nouvelle, capable de certitude positive et de progrès indéfinis, — ni enfin la possibilité de se passer d’une hypothèse métaphysique préalable pour obtenir l’interprétation philosophique de cet écart, ni par conséquent la possibilité d’en déduire avec certitude la signification de la vie. »[6]

Bergson répond :

« Ces objections paraissaient porter sur la méthode générale que je propose plutôt que sur les applications particulières que j’ai tenté d’en faire ou sur les résultats où elle m’a conduit. J’aurais préféré que la discussion se maintint sur ce terrain. Je crois à la grande efficacité de la méthode ; je ne voudrais pas qu’on la jugeât sur les résultats incomplets et imparfaits qu’un chercheur isolé a pu tirer d’elle. »

Et il écrira 35 ans plus tard à Spearmann :

« D’une manière générale, les erreurs commises dans l’interprétation de mes vues sont venues surtout d’une incompréhension de la méthode suivie. »[7]

Bergson a souligner à de très nombreuses reprises que l’essentiel de son travail tenait à sa méthode. La première oeuvre qui remonte résolument à la nécessité de proposer une nouvelle méthode de pensée est L’évolution créatrice(1907). Il y annonce clairement que :

« Aussi le présent essai ne vise-t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il voudrait simplement définir la méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer.»[8]

Quelle est donc exactement cette méthode ? En quel sens est-elle indispensable à la métaphysique ? En quoi échappe-t-elle aux critiques évoquées plus haut ?

 

I Méthode et métaphysique du flux

Bergson écrit dans Matière et mémoire, p. 205 :

(…) si la métaphysique n’est qu’une construction, il y a plusieurs métaphysiques également vraisemblables, qui se réfutent par conséquent les unes les autres, et le dernier mot restera à une philosophie critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit. »[9]

Ces propos appellent plusieurs remarques.

La première est que la métaphysique n’étant qu’une construction elle obéit aux règles que cette image nous impose : celles d’une structure qui a une fondation solide et dont l’organisation interne obéit à des lois qu’il convient de respecter pour que l’édifice tienne debout. La seconde est que l’architecte a le choix. Il peut construire selon tel ou tel plan. Dans le passage qui nous occupe Bergson envisage deux possibilités : « empirisme » et « dogmatisme ». Les deux sont des édifices construits à partir du même matériau : des « phénomènes reconstitués » (p. 320 du Centenaire, p. 204). Autant dire qu’il s’agit d’un matériau fragmenté en morceaux, un peu comme des briques, c’est-à-dire comme une matière fluide et continue qu’on aurait fragmentée, séchée et solidifiée. Ce flux c’est, nous dit Bergson, « l’intuition pure » (p. 319 C, p. 203) que nous « fractionnons en éléments juxtaposés, qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépendants. » (319 C, 203-204)

De là ma dernière remarque : la métaphysique est pensée à partir d’images que le lecteur s’approprie et qu’il peut lui-même manipuler pour comprendre la difficulté posée par la métaphysique. Nous la pensons comme une structure dont le fondement est nécessairement ferme, premier et dont la matière n’est rien d’autre que notre intuition desséchée et fragmentée.

Il y a là pour Bergson deux inconséquences qui relèvent en réalité d’une même erreur : le matériau et le sol sont perçus comme premiers alors qu’ils sont l’un et l’autre le résultat d’un processus. C’est pourquoi, dit-il, « il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournantdécisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. »[10]

Et il ajoute :

« L’impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être, au fond, que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur une matière qu’il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. Notre connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure fondamentale de notre esprit, mais seulement à ses habitudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu’il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins inférieurs.

La relativité de la connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel. »[11]

Commençons par rappeler ce que signifie pour Bergson « aller chercher l’expérience à sa source ». C’est d’une plongée au cœur de notre conscience qu’il est ici question. Plus exactement il s’agit de ce que Bergson appelle aussi l’intuition : l’épreuve de notre flux de conscience avant le moment où il se retrouve structuré par les exigences pratiques de la vie. Pour Bergson, cette conscience d’avant l’action utile est expérience de la durée pure. Pure parce qu’elle ne fait pas encore les frais de notre tendance à tout schématiser, à tout spatialiser pour mieux agir efficacement. Mais comment parvient-on à cette intuition de la durée pure ? Ou plutôt comment défaire ce que les besoins ont fait ? Comment penser le processus en deçà de tout processus ?

La réponse de Bergson passe par une image portée par un simple mot, en italique dans le texte : celle du tournant au dessus duquel il faut se tenir. Ce tournant c’est celui de l’expérience qui « passe », c’est le verbe qu’utilise Bergson, de l’immédiat à l’utile. Après le tournant l’expérience est prise dans le processus de fragmentation qui va produire les briques homogènes des édifices métaphysiques classiques. En deçà du tournant l’intuition est pure, le flux est vif et hétérogène. On dira que tout ceci n’est qu’images et qu’il faut bien en dégager le sens philosophique dans une langue rigoureuse. Ne risque-t-on pas sinon de donner raison aux critiques de Bergson que nous citions plus haut (Taminiaux surtout) ? Et, du reste, comment Bergson lui-même se sort-il de la difficulté dans le texte ? Comment nous fait-il comprendre ce qu’est ce fameux tournant ?

Eh bien… par une image, mathématique cette fois :

« En ce sens, la tâche du philosophe, telle que nous l’entendons, ressemble beaucoup à celle du mathématicien qui détermine une fonction en partant de la différentielle. La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration. »[12]

Pour rappel : le calcul différentiel étudie les variations locales des fonctions. C’est l’un des deux domaines traditionnels de l’analyse des fonctions, l’autre étant le calcul intégral, utilisé notamment pour calculer l’aire sous une courbe. Quel rapport avec une philosophie qui saisirait l’expérience en deçà du tournant qui la voit virer de l’immédiat à l’utile ?

Première remarque sur la méthode suivie par Bergson : il passe d’une image à l’autre. D’abord du tournant au calcul différentiel puis, subrepticement, du calcul différentiel à l’intégration.

Deuxième remarque : il ne s’agit pas tant d’une comparaison par image que d’une analogie : « la démarche extrême de la recherche philosophique » est au philosophe ce que le calcul différentiel et le calcul intégral sont au mathématicien. Analogie étrange puisque qu’elle relie une démarche philosophique à deux calculs. Pour quelle raison ?

La calcul différentiel étudie des variations. Autrement dit il cherche à saisir du mouvant, du changeant, comme le philosophe qui cherche à saisir le plus rigoureusement possible le flux de l’intuition pure. La calcul intégral, lui, est utilisé pour calculer l’aire sous une courbe. Autrement dit il cherche à saisir une valeur qui nous semble de prime abord très difficile à calculer parce qu’elle n’est pas celle d’une forme régulière, d’une figure (carré, triangle etc.) dont nous connaissons l’aire grâce à une formule simple. Il nous permet en quelque sorte de saisir ce qui se cache sous la courbe c’est-à-dire en deçà du tournant.

En passant d’une image à l’autre Bergson ne recourt pas à une langue poétique. Il pense rigoureusement,  et en même temps, deux choses : la difficulté à penser et ce qu’il y a à penser, l’obstacle à surmonter par la méthode et ce que la méthode doit permettre de penser (l’intuition pure). C’est là que se joue le lien étroit entre image et métaphysique. Et c’est là que Bergson prend à contre-pied toute la métaphysique classique.

Qu’est-ce à dire ?

Les métaphysiques classiques cherchent à mettre en évidence les principes de la connaissance.  Descartes affirme dans le Discours de la méthode qu’il veut « bâtir dans un fonds qui est tout à soi »[13] et plus loin, dans la troisième partie, il se laisse aller lui-aussi à l’utilisation d’image :  « Tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile »[14].

Bergson, lui, préfère quitter le roc pour penser le mouvant. Il ouvre ainsi la voie à une métaphysique sans principe. Mais comment philosopher sans point stable ? Comment déployer une métaphysique si la réalité mouvante fuit l’effort de la pensée ? Comment transporter la métaphysique ailleurs que sur un sol ferme et assuré ?

Ce qu’il y a d’étonnant dans la démarche de Bergson c’est, qu’en un sens, il met en oeuvre une méthode qui s’interdit de bâtir. Pas de sol permettant d’appuyer les fondations sur « le roc ou l’argile ». Pas non plus de matériau préconçu et préfabriqué pour la construction de l’édifice. En clair, en déplaçant la métaphysique dans un milieu mouvant Bergson en modifie le sens. Si l’entreprise initiale de la métaphysique fut depuis toujours de « fonder », avec Bergson il va surtout s’agir de se passer de fondement.

Évidemment, on se demande tout de suite comment cela peut-être possible. Mais la question la plus importante ici est plutôt : pourquoi se passer du fondement ? La réponse a quelque chose de paradoxal : un fondement solide ne peut jamais être premier. Il est toujours le résultat d’une solidification. En clair : penser qu’une philosophie première doit être fondée sur du roc, c’est ne pas voir que le roc est toujours de la lave solidifiée. Il n’est pas le point origine, la base inébranlable en deçà de laquelle il n’y a rien. Alors comment faire ?

On voit bien comment les choses se passent dans les sciences : quand elles s’efforcent de saisir la mobilité du réel elles ne parviennent à en extraire que ce que représentent les symboles conventionnels par lesquels s’opère leur entreprise de solidification. Pour autant, et contrairement à ce dont l’accusent nombre de ses détracteurs, Bergson n’entend pas du tout tourner le dos aux sciences. Il faut bien engager la pensée philosophique à partir du sol que les sciences nous offrent. Mais ce n’est pas tant en prenant appui sur lui pour bâtir qu’en appuyant dessus pour le faire craquer et atteindre la réalité mouvante qui se cache dessous. À ce titre, Bergson n’est pas plus kantien que cartésien. Qu’on pense à ce passage de la Critique de la raison pure où Kant écrit :

« Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables.  C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image  trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. »[15]

Ce pays de l’entendement n’a pas de contrées voisines. Il est fondamentalement insulaire et encerclé par l’empire de l’illusion. Il est pour Kant la seule terre ferme envisageable. Mais pour Bergson il n’est ni une terre ferme solide, ni ce qui nous sépare de l’illusion. C’est même l’inverse. Nous nous illusionnons à considérer comme une île ce qui n’est somme toute qu’un iceberg en train de fondre. Autrement dit, puisqu’il n’y a pas de sol qui ne soit issu d’une solidification, la métaphysique ne peut que s’enfoncer, s’immerger. Et Bergson le suggère, dans L’évolution créatrice, à grand renfort d’images empruntées à l’élément liquide : « jet de vapeur », « fluide », « océan de vie », « gerbe », « onde immense », « vague », « flot » etc.

Il oppose au caractère statique de la terre dont l’apparente fermeté fournit un modèle pour la construction des concepts, le caractère dynamique des images de l’eau mais aussi de l’air et du feu.

L’image est bien « empruntée au monde physique »[16], comme les concepts. Mais ces derniers ne restituent de la réalité que ce qui s’en laisse saisir par notre intelligence : le solide. Les images en revanche suggèrent ce qui échappe au premier. Donc on pourrait dire que là où le concept emprunte à la matière sa solidité tout en occultant sa provenance, l’image cherche dans la matière elle-même de quoi la dépasser pour s’enfoncer vers le fond obscur et immatériel de l’intuition. Comment y parvient-elle ? Comment l’image peut constituer un mode de pensée philosophique ? Bref, comment penser l’image comme outil métaphysique pour penser la métaphysique par l’image ?

 

II L’image comme méthode

Les exemples d’images bergsoniennes dont nous venons de parler nous ont déjà appris plusieurs choses sur la méthode : elle n’entend s’appuyer sur aucun fondement solide, elle ne recours pas aux images comme à des moyens adéquats pour « faire voir » mais comme à des éléments qui se corrigent l’un l’autre pour reconduire la pensée à l’intuition.

Reste maintenant à voir si cette méthode peut être présentée de manière plus formelle, plus structurée en quelque sorte.

Et pour commencer, comment Bergson en parle-t-il lui-même ?

Nous nous référerons ici à un texte publié en 1951 et qui n’est pas tout à fait de Bergson : un passage de l’ouvrage La dialectique des images chez Bergson[17] de Lydie Adolphe. Elle y restitue un entretien, inédit à l’époque, que Bergson lui avait accordé :

Bergson parle.

« On m’a toujours demandé ce que j’étais en train de faire.

« Quand je commence un travail nouveau, c’est que j’ai rencontré dans le travail précédent une difficulté. Je sais que je suis dans le vrai pour telle chose, mais… je voudrais bien savoir ce qui se passe ici (le philosophe montre un point précis, de sa main malade). Je le laisse de côté provisoirement : quand ce sera fini, je reviendrai, je tâcherai d’élucider ce point (il hoche la tête d’un air décidé).

« Je n’arrive pas à formuler la difficulté : c’est un trou noir.

Il devient pour moi un centre : il y a là quelque chose de noir qu’il faut éclairer ! Je fais le tour de ce point noir. Je décris autour de lui une circonférence, en visant le trou qui est au centre, des différents points de la circonférence. Ces points sont des points de départ pour des études.

« Quelquefois je me trompe. Je consacre des mois à des recherches avant de m’apercevoir que je fais fausse route : il y a de ce point quelque chose à trouver, mais qui n’a pas de rapport avec la difficulté spéciale dont je cherche la formule. Mais ce cas est exceptionnel.

« La plupart du temps, les voies que je suis tour à tour sont bien des voies qui aboutissent ; elles sont les études successives où je m’engage. »

(…)

Il en a été de même pour L’évolution créatrice. Quelle attitude prendre à l’égard de Darwin? « Il fallait reprendre les choses ab ovo, en faisant table rase des conceptions reçues. Qu’était l’élan vital ? On crut que c’était une métaphore poétique…!

Il est certain que, assez souvent, quand je cherche à poser le problème, je trouve qu’il a été posé déjà, mais de manière à admettre deux solutions également possibles. Cela tient à ce que, pour donner une idée de l’objet, on a cherché une catégorie où le ranger, on a pris un des concepts usuels qui puissent contenir l’objet tant bien que mal. Il faut au contraire écarter les deux conceptions, trouver le point où se placer pour viser, le déterminer, puis permettre à d’autres de s’y placer à leur tour.

Si ce n’est pas un concept, c’est une image ; ce n’est pas un ornement, c’est une suggestion de représentations qui, pour être fécondes, doivent suggérer des recherches. »

Pour retrouver la genèse de la chose, il ne s’agit pas de faire une « synthèse », car elle suppose une juxtaposition de vues séparées. « Ici, il y a une sorte d’emmêlement pour arriver à l’unité, c’est-à-dire au centre du trou, autrefois noir. »

Qu’est donc l’élan vital, par exemple ? « C’est une image qui représente un élan, l’élan d’un sauteur qui se lance sur un tremplin pour sauter. Rien n’est plus précis que cette image. »

Tout est image dans ce texte : la difficulté elle-même (le trou noir), l’effort pour cerner le problème (le tour du point noir qui permet de le circonscrire), les points de départ d’études à venir (les points de la circonférence à partir desquels on vise le centre du trou) et finalement la solution (par exemple : l’image de l’élan vital).

Mais le plus intéressant ce sont les remarques de Bergson sur l’image : ce n’est ni une « métaphore poétique » ( un « ornement » ), ni un « concept ». C’est une « suggestion de représentations qui, pour être fécondes, doivent suggérer des recherches. »

Il y a au moins deux remarques à tirer de ces propos.

La première est que l’image est pur dynamisme. Elle n’est pas une photo figée mais un mouvement, un « emmêlement » dit Bergson, pour « arriver à l’unité ». Lorsque Bergson multiplie les images il ne peut donc jamais s’agir d’une juxtaposition. Elles ne sont pas les briques de la métaphysique bergsonnienne comme les concepts étaient les briques des métaphysiques classiques. Elles sont plutôt les couleurs qui en se mélangeant sans se fondre nous restituent une équivalence du flux hétérogène de la durée vécue.

La deuxième remarque porte sur l’idée que l’image sert la recherche. Mais la recherche de qui ?  Du philosophe à qui elle permet de formuler les problèmes et de les traiter ou de son lecteur à qui l’image est finalement destinée ?

On sait que Bergson distingue deux types d’images.

Il y a les images que le philosophe propose à autrui pour l’aider à comprendre le développement de sa pensée. C’est ce qu’il fait avec Lydie Adolphe en lui parlant du « trou noir ».

Et puis il y a l’image « médiatrice » dont Bergson nous dit dans l’Introduction à la métaphysique qu’elle est « voisine de l’intuition, dont le philosophe peut avoir besoin pour lui-même, et qui reste souvent inexprimée »[18]. C’est dans L’intuition philosophique qu’il traite de cette seconde image. Elle est, nous dit-il, « une certaine image intermédiaire entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante, qui hante, inaperçue peut-être, l’esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à travers les tours et  détours de sa pensée, et qui, si elle n’est pas l’intuition même, s’en rapproche beaucoup plus que l’expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l’intuition doit recourir pour fournir des « explications »[19].

Ni Bergson, ni ses lecteurs ne peuvent donc se passer d’image car ils sont confrontés au même défi : s’approcher de l’intuition concrète à partir d’une image insaisissable.

On peut en tirer une hypothèse : il n’y a pas de raison particulière pour que les images médiatrices soient différentes de celles destinées au lecteur. L’image médiatrice n’est pas le secret du philosophe. Au contraire elle est la matrice de toutes les images, précisément parce qu’elle est « fuyante et évanouissante ». Cette évanescence n’est pas une faiblesse, un défaut de l’image à laquelle il manquerait la fermeté nécessaire pour nous reconduire à l’intuition. C’est exactement l’inverse : c’est parce qu’elle est fuyante qu’elle nous ramène à l’intuition. Mais cela n’est possible que si l’on use de l’image comme il se doit, bref si l’on dispose d’une méthode rigoureuse.

Pour comprendre une méthode il faut en saisir les modalités d’usage et les règles. Par modalités d’usage nous entendons les précautions qu’il convient de prendre pour que l’image remplisse pleinement sa fonction métaphysique. Il y en a trois.

  1. D’abord le recours à l’image est toujours indiqué au lecteur, l’empêchant ainsi de se laisser prendre par l’image et par la facilité de langage qui lui masquerait alors la rigueur de la pensée. « Comme », « Comparable à », « imaginons donc », « c’est si l’on veut » Autant de formules qui alertent sur le recours à l’image. On peut distinguer ici trois variantes :
    • Les comparaisons : « Le mouvement évolutif serait chose simple, nous aurions vite fait d’en déterminer la direction, si la vie décrivait une trajectoire unique, comparable à celle d’un boulet plein lancé par un canon. Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps. »[20]
    • Les analogies : « La relation du cerveau à la pensée est donc complexe et subtile. Si vous me demandiez de l’exprimer dans une formule simple, nécessairement grossière, je dirais que le cerveau est un organe de pantomime, et de pantomime seulement. Son rôle est de mimer la vie de l’esprit, de mimer aussi les situations extérieures auxquelles l’esprit doit s’adapter. L’activité cérébrale est a l’activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d’orchestre sont à la symphonie. La symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scandent ; la vie de l’esprit déborde de même la vie céré»[21]
    • Le cas particulier des images utilisées de manière récurrente. D’aucun pourrait les qualifier de systémique si Bergson n’avait pas continuellement contester toute dimension systémique à sa pensée. En tout cas les mots « flot », « flux », « fluant », « fluide », « écoulement », « mouvant » sans employés sans les précautions d’usage pour les autres images. À ce titre, ils sont des variantes de cette image médiatrice liquide « qui hante, inaperçue peut-être, l’esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à travers les tours et détours de sa pensée » comme l’écrit Bergson[22] dans L’intuition philosophique.
  2. Ensuite l’image est rarement utilisée sans que ses limites ne soient immédiatement pointées. L’image est alors corrigée, amendée ou complétée. On peut reprendre l’exemple de l’image du boulet de canon au début du chapitre 2 de L’évolution créatrice : « Mais nous avons affaire ici à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments etc. » Et plus loin, carrément : « Ne nous attachons pas trop à cette comparaison. Elle ne nous donnerait de la réalité qu’une image affaiblie et même trompeuse. »[23] Autant dire que l’image est forte de son inadéquation, ou plutôt que l’inadéquation de l’image lui permet bien de suggérer sans jamais tromper le lecteur sur un point essentiel : il y a toujours quelque chose qu’elle ne montre pas et qu’il nous faut saisir à même ce qu’elle montre. Ainsi, comme l’écrit Bergson dans L’introduction à la métaphysique à propos de la conscience : « on ne lui aura rien montré. On l’aura simplement placée dans l’attitude qu’elle doit prendre pour faire l’effort voulu et arriver d’elle-même à l’intuition. »[24] On voit bien ici que c’est l’insuffisance de l’image qui fait sa valeur. Elle est riche de son inadéquation. Et, comme l’écrit Camille Riquier dans une phrase qui nous semble lumineuse : « Le langage doit être oblique s’il veut continuer à être direct et aller droit aux choses mêmes. »[25]
  3. Dernière précaution d’usage, déjà évoquée plus haut : l’image ne se promène pas toute seule. Elle est toujours accompagnée car ces insuffisances ne produisent leurs effets positifs que si elles sont compensées par d’autres images qu’il faut elles aussi accompagner. Ainsi, dans L’évolution créatrice, l’image de l’obus n’en est qu’une parmi d’autres. La vie est un « élan originel » (p. 88-89), un « obus » qui éclate (p. 99), un « jet de vapeur » qui retombe (p. 248) et une main invisible qui s’enfonce dans la « limaille de fer » (p. 95-96).

Nous venons de voir quelles précautions entourent le recours aux images mais il nous reste encore à comprendre leur fonction méthodologique. Quelle fonctions jouent-elles dans le déroulement de la pensée bergsonienne ? Essentiellement trois. Elles permettent de dépister et de critiquer de faux problèmes. Elles ont une fonction opératoire qui leur permet de nourrir le mouvement d’une pensée expérimentale et non conceptuelle. Enfin elles permettent d’éprouver les limites des concepts et éventuellement de les dépasser.

  1. Les idées fausses ou les faux problèmes ne se découvrent en tant que tels qu’à partir d’une analyse de leurs présupposés « imagés ». Par exemple, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson analyse le concept d’intensité en mettant au jour une image dominante : « Nous nous représentons une plus grande intensité d’effort, par exemple, comme une plus grande longueur de fil enroulé, comme un ressort qui, en se détendant, occupera un plus grand espace. Dans l’idée d’intensité, et même dans le mot qui la traduit, on trouvera l’image d’une contraction présente et par conséquent d’une dilatation future, l’image d’une étendue virtuelle et, si l’on pouvait parler ainsi, d’un espace comprimé. »[26] On pourrait aussi prendre en exemples les concepts de continuité ou de progression. À chaque fois la découverte est la même : une image spatiale structure de l’intérieur la formation d’une idée qui relève de l’ordre purement temporel. Dit autrement : comme chaque concept découle d’une image médiatrice qui nous rapproche de sa saisie intuitive, toute image présidant à la formation d’un concept agit comme un opérateur de vérification de chaque problème philosophique et de chaque idée mal formulée. Ainsi dans notre exemple : l’image fausse, contaminée par la représentation spatiale se voit identifiée et comme évacuée parce qu’elle ne rend pas compte de notre intuition de l’intensité telle que nous l’éprouvons dans toutes sortes d’exemples : douleur plus intense quand on nous arrache une dent qu’un cheveux (p.4), effort plus intense pour plier une barre de fer que pour plier une lame d’acier (p.4).
  2. L’image peut aussi servir à penser la pensée philosophique elle-même de manière à rendre compte plus précisément de son mouvement. C’est quelque chose qu’on peut particulièrement bien observer dans la manière dont Bergson traite le problème du parallélisme psycho-physique[27]. Dans un premier temps il s’agit de serrer « d’aussi près que possible le contour des faits, chercher où commence et où finit, dans l’opération de la mémoire, le rôle du corps. »[28] Ce resserrement permet de circonscrire le trou noir dont Bergson parlait à Lydie Adolphe. Il peut ainsi écrire que « (…) l’antique problème des rapports de l’âme et du corps (…) apparaît bien vite comme se resserrant autour de la question de la mémoire, et même plus spécialement de la mémoire des mots : c’est de là, sans aucun doute, que devra partir la lumière capable d’éclairer les côtés plus obscurs du problème. »[29] Une fois le problème circonscrit par ce resserrement il faut encore varier les points de vue sur le problème. « Mais parce qu’une vérité est de nature empirique, il ne s’ensuit pas qu’on puisse tout de suite la vérifier empiriquement. Souvent il faut en faire le tour, ouvrir sur elle des routes nombreuses dont aucune ne peut être continuée jusqu’au bout, mais dont la convergence marque avec une exactitude suffisante, le point où l’on aboutirait. C’est ainsi que l’on mesure la distance d’un point inaccessible en le visant tour à tour des points où l’on a accè Il y a des certitudes scientifiques qui ne s’obtiennent que par des accumulations de probabilités. Il y a des lignes de faits dont aucune ne suffirait par elle-même à déterminer une vérité. C’est par des additions de probabilités, c’est par intersection de « lignes de faits » que j’ai procédé […[30] On trouve un exemple de ces « lignes de faits » dans La conscience et la vie[31] : Bergson en suit successivement trois : l’expérience interne de la conscience qui nous révèle un « pont jeté entre le passé et l’avenir » (p. 6), le mouvement évolutif de différenciation interne de l’organisme qui conditionne la croissance de la liberté et, enfin, l’explosion et la contraction de la conscience qui d’un côté libère une énergie accumulée dans la matière et, de l’autre, ramasse en un instant le nombre incalculable de petits évènements que la matière accomplit. Une fois ces lignes de faits établies il faut à nouveau que la pensée se resserre : « Plaçons-nous alors au point où ces diverses lignes de faits convergent. D’une part, nous voyons une matière soumise à la nécessité, dépourvue de mémoire ou n’en ayant que juste ce qu’il faut pour faire le pont entre deux de ses instants (…). D’autre part, la conscience, c’est-à-dire la mémoire avec la liberté, c’est-à-dire enfin une continuité de création dans une durée où il y a véritablement croissance (…). »[32] On peut ainsi considérer que le mouvement de la pensée bergsonienne est restitué et même éprouvé par l’image d’une pulsation : la pensée se resserre, se dilate pour se resserrer encore.
  3. Éprouver les limites d’un concept est la troisième fonction de l’image bergsonnienne : elle circonscrit les limites du concept tout en le dépassant. Le meilleur exemple en est sans doute l’élan vital : « M’a-t-on assez reproché de substituer aux concepts d’alors l’image de « l’élan vital» […] On se trouvait en présence de deux idées qui ont dominé la spéculation biologique : mécanicisme ou finalisme; on croit avoir bien posé le problème dans les termes de cette alternative; or c’est précisément ce que je conteste : le problème n’est pas posé du tout. Une méthode m’est chère, celle des « recoupages ». Voici deux lignes qu’il convient de suivre : mécanisme d’un côté, finalisme de l’autre ; existe-t-il un point d’intersection entre elles ? Ni l’idée du « mouvement pur», ni celle « de la direction vers » ne suffisent ; il fallait chercher plus profond. Il m’est alors venu une idée : en tout mouvement vital, il y a toujours un pouvoir de continuer ce mouvement au-delà de l’état actuel. C’est cela que j’ai voulu exprimer par une « image » et j’ai choisi celle de « l’élan vital. » »[33]

 

III Métaphysique et poétique

Charles du Bos écrit dans Qu’est-ce que la littérature ?[34]: “Pour originale, pour profonde, pour grosse de multiples vérités que soit la pensée de Maine de Biran, parce qu’elle n’atteint quasi jamais le repos dans la lumière, cette pensée renouvelle la philosophie, mais sans entrer dans la littérature, tandis que n’importe quelle pensée de Bergson, chez qui pensée et lumière ne font qu’une, enrichit tout ensemble le thesaurus de la philosophie et celui de la littérature.”

Il faut ici comprendre “lumière” comme beauté : “Les beaux mots sont à vrai dire la lumière propre et naturelle de nos pensées. »[35] Le lien étroit entre beauté et pensée pose le problème de l’articulation entre l’écrit bergsonien et la littérature. Plus exactement il introduit une question : en quoi l’utilisation bergsonienne du langage, et le style qui en découle, font de cette œuvre philosophique un enrichissement du “thesaurus de la littérature” ?

Il arrive à Bergson lui-même de ne plus clairement distinguer écriture philosophique et écriture littéraire. On peut lire dans Les deux sources de la morale et de la religion[36] qu’il existe, à coté d’une méthode d’écriture faisant confiance au langage, “une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sûre, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création. Cette exigence, l’esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu’une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec les mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l’écrivain se demande à chaque instant s’il lui sera bien donné d’aller jusqu’au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s’être prêtés à son jeu. Mais s’il aboutit, c’est d’une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle… qu’il aura enrichi l’humanité.”

Que nous apprend ce texte ? C’est Valéry qui nous répond :

« Il faudrait faire voir, écrit-il, que le langage contient des ressources émotives mêlées à ses propres pratiques et directement significatives. Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en évidence et en action les puissances de mouvement et d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondus dans le langage usuel avec les signes et les moyens de communication de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume donc à définir et à construire un langage dans le langage. »[37]

La tâche du poète se rapproche doublement de l’effort d’écriture bergsonien. D’une part il faut constamment lutter pour pratiquer une langue qui échappe à elle même, d’autre part il faut créer, innover pour mieux rester fidèle à l’intuition. Les difficultés auxquelles sont confrontés poète et philosophe semblent donc être identiques. Comme si en définitive le seul problème était ce que Valéry appelle dans son Discours sur Bergson[38] la mort du langage “à sa propre source”. Dans chaque cas l’image permet à l’écrivain de retrouver la charge affective du mot au delà de sa dimension purement signalétique. Bergson n’écrit-il pas d’ailleurs lui-même[39] que “les mots qui n’étaient d’abord que des signaux” sont “convertis en instruments d’art” par le poète ?

C’est proprement l’art du poète de faire jouer toutes les qualités sensibles, d’appeler toutes les sortes d’images, les kinesthésiques et les motrices, celles de la langue, les auditives et les visuelles, sous la direction effective de ce “sens enseveli” qu’est l’intuition et qui les dispose en harmonie.

“…Bientôt une insensible transfiguration s’opère en moi, écrit Mallarmé, et la sensation de légèreté se fond peu à peu en une de perfection. Tout mon être spirituel — le trésor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe – est requis, et tout entier s’émeut, sous l’action de la rare poésie que j’invoque, avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité.”[40]

Voici la formule exactement trouvée de l’art de Bergson : son intuition initiale se dispose en images, “avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité.”

C’est ainsi que les mots se trouvent vitalisés par les images qu’ils évoquent. Ils se mettent d’eux-mêmes au service de la pensée dont ils forment une matière instrumentale : rythme, harmonie, sonorité, timbre, force, tempo et autres propriétés “musicales”. Par le style qui en use, l’auteur se livre à l’auditeur, le philosophe se répand à son public. J. Hersch exprime très précisément cela lorsqu’elle écrit que l’on trouve chez Bergson “au lieu du regard philosophique lointain qui aplanit les reliefs et efface les différences”, “le regard artiste qui accentue et qui isole”[41]

Forte est donc la tentation de considérer l’intuition bergsonienne comme plus près de l’art que de la science. Mais l’identité du processus de composition n’est qu’apparente.

Certes, une fois l’écriture de l’œuvre achevée, et en admettant que l’effort fourni contre les travers du langage ait abouti, on peut parler chez Bergson d’équivalence entre la pensée et son langage. Mais s’en tenir à ce constat serait ne pas voir que la genèse de la composition du texte philosophique va en sens inverse de celle du poème.

Par ce qui précède nous voyons Bergson s’apparenter aux artistes par son usage de la langue et particulièrement des images. Mais nous le voyons aussi en différer dans la mesure où les mots ne sont jamais choisis pour eux-mêmes à des fins esthétiques mais pour faire passer quelque chose d’essentiellement philosophique. Les poètes, en effet, ne cherchent que par occasion, par curiosité en quelque sorte, à prendre conscience de la portée de leur chant par l’analyse du fond, c’est à dire d’une autre façon que par la vertu de la forme : le philosophe au contraire qui connaît l’art d’écrire domine constamment l’expression littéraire par le rôle exclusif qu’il lui confère de correspondre, dans le monde des corps, à la pensée qui se meut librement sur le plan de l’âme.

Bergson donna d’ailleurs à Höffding deux réponses à l’identification de sa philosophie avec l’art :

« 1° L’art ne porte que sur le vivant et ne fait appel qu’à l’intuition, tandis que la philosophie s’occupe nécessairement de la matière en même temps qu’elle approfondit l’esprit, et fait appel par conséquent à l’intelligence aussi bien qu’à l’intuition (quoique l’intuition soit son instrument spécifique) : 2° L’intuition philosophique, après s’être engagée dans la même direction que l’intuition artistique, va beaucoup plus loin : elle prend le vital avant son éparpillement en images tandis que l’art porte sur les images. »[42]

Dès lors on peut mieux expliquer la différence fondamentale entre ce que l’on peut appeler les images bergsoniennes et les images poétiques. Dans les deux cas l’image est là pour susciter une impression chez le lecteur. Mais tandis que l’image poétique recherche par là à utiliser la saveur des mots au service d’un texte qui est en soi une fin, l’image bergsonienne s’inscrit dans une méthode, s’articule à une ligne de pensée, bref, cherche à faire voir pour faire comprendre. En un mot, la considération des images, qui est une fin pour l’artiste, n’est qu’un moyen pour le philosophe. C’est d’ailleurs pourquoi Bergson fait tant de cas des études littéraires : le philosophe doit apprendre à manier son instrument et, puisqu’il est obligé de passer par la parole et par l’écrit pour transmettre sa doctrine, il doit avoir d’autant plus la maîtrise de sa langue qu’il ne veut en dépendre d’aucune façon. Il ressort de ce point que, pour une transmission exacte de sa pensée, le philosophe ne peut compter sur l’intermédiaire des mots, sauf s’il connaît l’art de s’en passer. L’intermédiaire alors reste à son niveau d’intermédiaire, et le rythme commun assume à travers eux le passage d’âme à âme. L’essentiel est donc que la beauté extrinsèque du langage ne soit pas l’occasion d’une distraction de l’esprit attiré vers l’image au détriment du mouvement intérieur, que les mots ne fassent en aucune manière écran, et qu’ils n’absorbent rien, pour eux-mêmes, du “courant vital”.

L’image bergsonienne est donc à la fois plus et moins que l’image poétique.

Plus tout d’abord, parce qu’elle participe d’une problématique. Autrement dit : la méthode intuitive étant au service de la réflexion le recours à l’image ne marque pas un refoulement pur et simple de l’intelligence mais une réorientation de celle-ci afin de lui faire échapper à ses propres défauts.

Mais l’image bergsonienne reste aussi, d’une certaine façon, en deçà des ambitions de celle du poète. Si le philosophe utilise des images pour permettre d’accéder à l’être l’artiste, lui, cherche à constituer un être particulier qui est l’œuvre d’art et qui laisse aux images la possibilité de développer la totalité de ce que Ponge appelait leur “épaisseur sémantique”. Là où le philosophe cherche à tourner au profit de l’intelligence une partie de cette “épaisseur”, là où il est obligé de cumuler les images pour les brider les unes par les autres, le poète laisse interagir la totalité de ce qu’elles suggèrent. Il autorise par là une certaine autonomie à son œuvre, se pose en créateur d’un véritable être esthétique là où le philosophe ne fait qu’ouvrir un chemin vers l’être.

L’art d’exposition de Bergson n’emprunte donc à la poésie que sa perfection, nullement son inspiration ; il est exclusivement philosophique et ne doit qu’à la doctrine et à la personnalité de son auteur le charme dont il nous semble paré.

Si art il y a dans les écrits de Bergson il faut par conséquent se garder de l’identifier à celui des poètes et lui donner un sens bien particulier. C’est ce que contribuait à déterminer Höffding lorsqu’il reconnaissait à Bergson le mérite d’avoir compris “que toute impression intellectuelle profonde ne peut se produire qu’indirectement et que c’est un art de la provoquer… C’est une chose que la philosophie sait depuis le temps de Socrate, mais elle ne s’est pas toujours servie de cette vérité. L’esprit de système et l’esprit d’école l’en ont empêchée.”[43]

L’art du philosophe n’est donc pas accessoire, bien qu’il ne soit qu’un moyen, qu’un instrument à la discrétion, à la disposition du Vrai. On pourra alors conclure en citant une dernière phrase de Lydie Adolphe[44] : “Après la libération de la pensée de l’emprise de la matière, il y a la maîtrise de la pensée à l’égard de ses instruments : cette maîtrise, qui est disponibilité essentielle, constitue l’art même du philosophe. L’art en toutes choses n’est-il pas justement domination de soi-même, et dégagement des pouvoirs extérieurs ? Fait-on allusion à l’art du critique, à l’art de l’historien, à l’art du chimiste, à l’art médical, etc., autrement que pour signifier que ceux qui le pratiquent ont atteint l’excellence de leur science ou de leur profession? En bien, dans le même sens, nous disons que Bergson est, strictement parlant, un artiste de la pensée.”

 

 

 

[1] P. Valéry, Variété, Études philosophiques, p. 885 in Oeuvres, tome 1 ed. Pléiade.

[2] Essai sur les données immédiates de la conscience, in Oeuvres  complètes, édition du Centenaire, p. 86.

[3] Jacques Taminiaux, Le congrès Bergson, Revue philosophique de Louvain, t.57, nº55, aout 1959.

[4] Bergson, Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive, Mélanges, p. 463 et sv.

[5] Ibid. p. 469.

[6] Ibid. p. 472.

[7] Lettre de Bergson à Spearmann de 1936, in Mélanges, p. 1571.

[8] Bergson, L’évolution créatrice, Introduction, p. 493 édition du Centenaire (p. X).

[9] Bergson, Matière et mémoire, p. 320 édition du Centenaire (p. 205).

[10] Ibid. p. 321 C, p. 205.

[11] Ibid.

[12] Ibid p. 321 C, p. 206.

[13] Descartes, Discours de la méthode, 2ème partie, AT, t. VI, p. 15.

[14] Ibid, 3ème partie, AT, t. VI, p. 29.

[15] Kant, Critique de la raison pure, Analytique des principes, chapitre 3, p. 294 ed. Aubier.

[16] Bergson, L’évolution créatrice, Introduction, p. 713 édition du Centenaire (p. 258).

[17] Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson, p. 4 et 5, Paris, PUF, 1951.

[18] Bergson, Introduction à la métaphysique in La pensée et le mouvant, p. 1400 édition du Centenaire (p. 186, note 1).

[19] Bergson, L’intuition philosophique in La pensée et le mouvant, p. 1347 édition du Centenaire (p. 120).

[20] Bergson, L’évolution créatrice, chapitre 2, p. 578 édition du Centenaire (p. 99).

[21] Bergson, L’énergie spirituelle, chapitre 2, p. 850 édition du Centenaire (p. 47).

[22] Cf. Référence de la note 19.

[23] Bergson, L’évolution créatrice, chapitre 2, p. 705 édition du Centenaire (p. 248).

[24] Bergson, Introduction à la métaphysique in La pensée et le mouvant, p. 1400 édition du Centenaire (p. 186).

[25] C. Riquier, Archéologie de Bergson, p. 39, ed. Puf, Paris, 2009.

[26] Bergson, Essai sur le données immédiates de la conscience, p. 7 édition du Centenaire (p.3).

[27] Cf. Infra p. 2.

[28] Bergson, Matière et mémoire, p. 223 édition du Centenaire (p. 80).

[29] Bergson, Matière et mémoire, p. 165 édition du Centenaire (p. 5-6).

[30] Bergson, Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive, Mélanges, p. 483.

[31] Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle, p. 815 et sv. Édition du Centenaire, (p.1).

[32] Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle, p. 828 et sv. Édition du Centenaire, (p.17-18).

[33] Jean de la Harpe, Souvenirs personnels, in Henri Bergson. Essais et témoignages inédits, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1942, p. 362.

[34] Charles du Bos, La littérature et la lumière, in Qu’est-ce que la littérature ?, p. 35-41.

[35] Ibid.

[36] Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 1192-1193, ed. du Centenaire.

[37] P. Valéry, Situation de Baudelaire, Variétés, II. p. 151-152.

[38] P. Valéry, Études philosophiques, p. 885 in Œuvres tome l ed. Pléiade.

[39] Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1331 ed. du Centenaire.

[40] S. Mallarmé, Symphonie littéraire, Au sujet de Théophile Gautier.

[41] J. Hersch, Les images dans l’œuvre de M. Bergson, Archives de Psychologie, Genève, Wadig, août 1931, XXIII, n° 90, p. 119-120.

[42] 57 H. Bergson, Lettre à Harald Höffding en date du 15 Mars 1915, in langes, p.

1147-1148, ed. PUF.

[43] La philosophie de Bergson. Exposé et critique, trad. d’après l’éd. danoise…. par Jacques de Coussanges, Paris, Alcan, 1916, p. 17-18.

[44] L. Adolphe, Bergson et la dialectique des images, p. 214. ed. PUF, 1951.