Emmanuel Lévinas : d’une métaphysique sans l’Etre, le Visage

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Depuis les années 80, la philosophie d’Emmanuel Lévinas ne cesse de se manifester comme l’une des plus importantes du XXème siècle. Elle se nourrit à trois sources vives : la tradition éthique et herméneutique du judaïsme de la Bible hébraïque et du Talmud, la grande littérature russe avec Pouchkine, Gogol, Lermontov et surtout Tolstoï et Dostoïevski et la phénoménologie de Husserl et Heidegger.

Né en 1905 à Kaunas en Lituanie, alors partie de l’Empire russe, dans une famille juive où l’on parle yiddish, russe et lituanien, il apprend l’hébreu depuis l’enfance et lit la Bible hébraïque, le Tanakh. En 1920, il va au lycée à Kharkov en Ukraine où il s’éprend de la littérature russe et du théâtre de Shakespeare. Il arrive en France en 1926 où il commence des études de philosophie à l’université de Strasbourg avec comme professeurs, entre autres, Charles Blondel, Martial Guéroult et Maurice Halbwachs. En 1928 il se rend à Fribourg-en-Brisgau, où il recevra l’enseignement d’Edmund Husserl d’abord, puis de Martin Heidegger. En 1929, il assiste à la célèbre dispute de Davos entre le néo-kantien Ernst Cassirer et Martin Heidegger. Retour en France en 1930 et soutenance de sa thèse sur l’intuition dans la philosophie de Husserl, naturalisation en 1931. En 1939 il est fait prisonnier passe la totalité de la guerre dans un stalag pour prisonniers de guerre juifs en Allemagne. S’il fut épargné par la Shoah, presque toute sa famille demeurée en Lituanie a été anéantie. Ces quelques repères biographiques nous semblent suffisants pour montrer que le moment inaugural de la vie philosophique d’Emmanuel Lévinas est l’expérience de la guerre. D’abord expérience de l’extrême passivité et fragilité du statut de prisonnier, mais aussi, et surtout, de la survie à l’un des déploiements les plus radicaux de la violence étatique dans l’Europe du XXème siècle, porté par l’Allemagne national-socialiste : l’extermination industrielle de populations entières, juives, tsiganes, slaves.

« On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre, à la pensée philosophique ; que la guerre ne l’affecte pas seulement comme le fait le plus patent, mais comme la patence même – ou la vérité – du réel. En elle, la réalité déchire les mots et les images qui la dissimulent pour s’imposer dans sa nudité et dans sa dureté. Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de sa fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion. L’événement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté, est une mise en mouvement des êtres, jusqu’alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus, par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. L’épreuve de force est l’épreuve du réel. »

Et plus loin : « La face de l’être qui se montre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. » (Préface de Totalité et infini, 1961.)

Cette dernière, hantée par la prééminence originaire de l’Etre vise un accomplissement. Dans ses conséquences, celui-ci est appropriation, domination, violence.

La philosophie de Lévinas s’avance comme réponse à la violence structurelle de l’ontologie de la totalité.

Ne pourrait-on pas imaginer là une révolte métaphysique contre la métaphysique ?

Son projet, tel qu’il se déploie dans ses deux grands livres, Totalité et infini en 1961 et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence en 1974, s’attache à un bouleversement de la métaphysique. Il vise à instaurer l’éthique, pensée de l’Autrui en son altérité irréductible et infinie et responsabilité originaire envers lui, comme philosophie première. Il en va d’une révolte contre l’ontologie, d’un parti-pris pour l’étant contre l’être, pour l’infini contre la totalité et d’une reformulation à nouveaux frais des notions saturées de sens qui hantent l’histoire de la philosophie : Moi, Désir, Liberté.

Pour Lévinas, l’histoire de la philosophie occidentale ne pose le problème de la vérité que dans la perspective d’un déploiement sans extériorité. Ou plutôt d’un épuisement de l’extériorité jusque dans sa dissolution, par où émergent autant d’hypostases du Même. Le Savoir absolu hégelien, ainsi que la méthode dialectique de résolution des contradictions, qui dans la figure de l’Etat affirme la réconciliation de la Raison et de l’Histoire, se trouvent particulièrement visés. Mais Lévinas n’hésite pas à revisiter aussi la phénoménologie husserlienne, pourtant à la naissance de sa vocation philosophique, et sa notion d’ego transcendental.

Au §44 de ses Méditations cartésiennes de 1929 (à la traduction desquelles E. Lévinas collabora), Husserl écrit : « Dans l’attitude transcendantale j’essaie, avant tout, de circonscrire, à l’intérieur des horizons de mon expérience transcendantale, ce qui m’est propre (das Mir- Eigene). C’est, tout d’abord, le non-étranger. »

Du coup, aux §55 et §56, où dans le cadre de l’intersubjectivité l’altérité de l’Autre se constitue par esquisses se rapportant aux expériences du Moi, il demeure pris, en tant qu’autre-que-moi, dans la perspective du Même. Pour qu’il en soit autrement, faudrait-il peut-être ne pas penser Autrui dans la simultanéité avec Moi, mais comme antériorité à jamais reconnue. Et faudrait-il encore, c’est la dette de Lévinas envers Bergson, ne pas penser la temporalité sur le mode de la spatialité, mais la reconnaître en tant que durée. En dépouillant la conscience de son caractère constituant on lui ôte du même coup le poids du monde, son corrélat, et on l’ouvre à une altérité en-soi, non pas autre-que-soi c’est-à-dire monade pour une monade, non pas irréductiblement autre, ce qui impliquerait une séparation radicale qui rendrait la rencontre problématique, mais infiniment autre. L’altérité n’est jamais posée en son être. Elle échappe donc à toute localisation qui lui imposerait un contenu, une identité opposable à une autre et qui la livrerait aux tentations de l’appropriation, de la domination, de l’exploitation et en fin de compte à son aliénation dans une logique du même. Ainsi, il ne semble pas illégitime d’opposer la démarche lévinassienne à ce passage de Hegel, extrait de son introduction à L’Esthétique : « L’homme agit, du fait de sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »

Elle échappe également à la possibilité d’une temporalité historique. En celle-ci, des moments se succèderaient dialectiquement en s’engendrant et se surmontant. L’historicité libérerait certes l’altérité de limites assignées par une métaphysique de l’Etre ou de l’Un. Mais à peine le moment de libération esquissé, se dessinerait une nouvelle aliénation à l’histoire pensée à partir d’une rationalité sans réserve.

L’altérité est encore moins objet de connaissance. Relevant de l’infini elle se livre en se dérobant, passive dans son dépouillement, sa pauvreté, active en tant qu’appel à la responsabilité éthique. Elle n’est pas non plus transcendance extra-mondaine et absolument souveraine à la manière de Dieu.

Cependant, la problématique de l’infini est inspirée à Lévinas par la Troisième méditation métaphysique de Descartes. L’idée d’infini y apparaît comme attestation de l’existence de Dieu.

« Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi- même et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites. » Puis : « car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. » Et enfin : « je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. »

Sans être proprement théologique, car dans la perspective de Lévinas aucun logos – discours et raison, où plutôt discours à partir de la raison -, ne saisirait ce dont Dieu est le nom, sans être religieuse dans une vocation édifiante ou législatrice, la pensée de Lévinas s’ouvre à un versant, où l’interpellation par Autrui rencontre un souci d’ordre religieux. Mais lorsque le religieux se manifeste justement comme souci, avec toute la charge éthique que ce mot implique, il ne peut pas se résoudre en un dogme et encore moins s’enfermer dans la catégorie totalisante du sacré. Certes transcendant, absolument autre en même temps qu’infiniment autre, ce Dieu qui vient à l’Idée (titre d’un livre important d’Emmanuel Lévinas, publié en 1982), permet l’extériorité à partir de laquelle la tentation du discours philosophique à cheminer vers la totalité se trouve déconstruite.

Evidemment c’est là le versant juif qui se révèle dans la langue de la Bible hébraïque.

Pour saisir cet engagement décisif de la pensée de Lévinas il faudrait peut-être se référer, en une petite digression, à deux penseurs considérables auquel Lévinas n’a jamais manqué de se rapporter. Il s’agit de Franz Rosenzweig (1886-1929), qui dans L’Etoile de la Rédemption (1921), rompt avec l’hégélianisme de sa jeunesse et rend compte de son retour à un judaïsme que par ailleurs il fonde plus qu’il ne retrouve dans un recours à la tradition. Il s’agit également de Martin Buber (1878-1965) qui semble annoncer dans son court ouvrage Je et Tu (1923), considéré comme son chef d’œuvre, en une autre langue que celle de la phénoménologie, une bonne partie de la thématique lévinassienne. Rosenzweig et Buber appartiennent à cette lignée de la pensée judéo-allemande qui ne cesse d’interroger la philosophie à partir du judaïsme et le judaïsme à partir de la philosophie. Les deux penseurs uniront leurs efforts pour une tentative de transposition en allemand de la langue hébraïque de la Bible.

Nous n’avons retenu pour notre digression que la référence à Buber dans la mesure où L’Etoile de la Rédemption de Rosenzweig réclamerait une étude bien plus importante.

Pour Martin Buber, « Au commencement est la relation. » (Je et Tu, p.38). Celle-ci se révèle dans des « mots principes », couples de mots qui renvoient à des expériences radicalement différentes. Mais Je n’existe qu’en relation ce qui suppose aussi qu’il n’y a aucune relation où Je ne soit pas présent. Je-Cela (Il ou Elle) renvoie à une relation empirique au monde dans laquelle se réalisent la totalité des activités humaines, d’expérimentation, d’appropriation et de domination. Mais selon Buber, « le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Cela. ». L’un des termes de la relation à un pouvoir d’altération de l’autre. A tel point que, selon Buber : « Dire Tu c’est n’avoir aucune chose pour objet. Car où il y a une chose il y a une autre chose, chaque Cela confine à un autre Cela. Cela n’existe que parce qu’il est limité par d’autres Cela. Mais dès qu’on dit Tu on n’a en vue aucune chose. Tu ne confine à rien. Celui qui dit Tu n’as aucune chose, il n’a rien. Mais il s’offre à une relation. » Et qu’est-ce le monde de la relation ? « Il s’établit dans trois sphères. » Celle d’une relation « obscurément réciproque et non explicite » lorsqu’il s’adresse à la vie dans la Nature. Les animaux ne parlant pas, notre Tu qui leur est destiné ne nous est pas renvoyé. Dans les relations interhumaines la réciprocité est possible. Mais c’est dans la troisième sphère, celle de la « communion avec les essences spirituelles », que le Tu atteint sa dimension la plus importante et la plus problématique, car il conditionne le propre même de l’existence humaine, celle qui « suscite une voix ».

« Nous ne distinguons aucun Tu, mais nous nous sentons appelés et nous répondons, nous créons des formes, nous pensons, nous agissons. Tout notre être dit alors le mot fondamental sans que nos lèvres le puissent prononcer. Mais sommes-nous en droit d’intégrer l’ineffable dans le monde du mot fondamental ? » Peut-être que l’on pense à Dieu, comme nous le saisissons au paragraphe suivant. « Dans toute les sphères, grâce à tout ce qui nous devient présent, nous effleurons du regard l’ourlet du Tu éternel, nous en sentons émaner un souffle venu de lui ; chaque Tu invoque le Tu éternel, selon le mode propre à chacune de ces sphères. » Et peut-être finalement qu’il ne s’agit pas tout à fait de Dieu.

Sait-on, jamais ?

En tous cas, avec Buber nous ne sommes plus dans l’horizon de la phénoménologie, bien que celui-ci en ait eu une très bonne connaissance, mais, de manière cryptée, dans celui de la tradition juive de l’herméneutique de la langue, pilpoul talmudique ou spéculation kabbalistique sur les noms divins comme seule voie par laquelle le monde est connaissable et habitable, celui de l’éthique.

On ne peut s’empêcher d’apercevoir dans la tentative d’une refondation éthique de la métaphysique par Lévinas, l’appel et la proximité de Martin Buber.

Mais ce qui devient proprement lévinassien et nous préoccupe ici, comme modeste tentative d’élucidation qui ne prétend à aucune exhaustivité, c’est l’articulation inaugurale entre « l’épiphanie du visage » et « le miracle de la bonté », dans son affirmation éthique donc métaphysique.

C’est par le mot « visage », à la fois évident et inexplicable, que la pensée d’Emmanuel Lévinas fait appel à nous.

Dans sa démarche visant à renverser l’ordre ontologique de la métaphysique, Lévinas demeure philosophe. Son lexique, jusqu’à un certain point, s’inscrit dans l’histoire de la métaphysique. La subjectivité, questionnée à partir de la primauté en elle de l’égoïté, ne se trouve pas pour autant abolie mais ramenée à une condition où elle n’est plus première et à l’initiative d’une relation théorique et pratique avec le monde. Le Moi désirant, une fois dépassée son implication dans une économie des besoins et dans la manifestation du désir comme seule appropriation et consumation, découvre en lui, par l’appel d’autrui, une passivité féconde.

Le désir demeure métaphysique dans son énonciation, même si c’est une expérience de la volupté qui le convertit à la relation avec autrui comme ouverture vers l’infini.

Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il y a une formule dont on ne peut manquer de signaler l’ésotérisme, tout en remarquant que son analyse mène à un éclaircissement subit du problème : “la dénucléation de la jouissance où se dénoyaute le noyau du Moi.”

Le mot dénucléation est un anglicisme, denucleation, qui signifie littéralement l’acte d’arracher son noyau à une cellule. De quoi est fait le noyau, le centre, ou l’origine à partir de laquelle se déploie le phénomène de la jouissance ? C’est à partir de son noyau que croît la jouissance et c’est dans ce noyau qu’elle se reconnaît comme jouissance, qu’elle s’y établit. Or ce noyau est le Moi sous l’espèce du Soi, dans son ipséité, qui ne peut que se retourner vers soi et s’y réfléchir en faisant de ce dont la jouissance se saisit un objet pour soi, approprié, délimité à son usage, violenté. Le Soi convertit tout ce qui est hors de lui en une partie de lui-même. Par là il enferme le Moi, dont pourtant il procède, en une solitude. Celle-ci, à la manière d’un noyau dont l’écorce trop épaisse, trop dense, interdit toute irradiation, toute fécondité, empêche toute sortie de soi. Solitude du Moi, enfermé dans le Soi, à laquelle seul Autrui peut m’arracher. Pour que cette rencontre soit possible, il faut que la jouissance se métamorphose, se départisse d’un projet simplement appropriant, jouir d’autrui, pour tendre vers autrui afin de l’accueillir sans l’enfermer.

Et plus loin dans le texte, il est question “d’une passivité de l’être-pour-l’autre qui n’est possible que sous les espèces de la donation du pain même que je mange.” Donner sans attente d’un retour, d’une restitution, appartient aussi aux possibilités de la jouissance.

Le jeu avec la langue poétique, l’intrusion de mots courants comme un défi à la technicité conceptuelle du discours philosophique assumé par Lévinas, permettent peut-être l’expression de cette “extériorité” qui dans Totalité et infini est invitée à aider la philosophie à se guérir de ses obsessions totalisantes.

Ainsi commence le cheminement qui nous mène de la caresse au visage.

Pour Lévinas, le Moi est érotique de part en part. Dans cet éros se dévoile une phénoménologie de la caresse. Voici pour l’illustrer un extrait de De l’existence à l’existant, œuvre de 1947 : “La positivité même de l’amour est dans sa négativité. Le buisson qui alimente la flamme ne se consume pas. (…) Dans le désordonné des caresses, il y a l’aveu d’un accès impossible, d’une violence en échec, d’une possession refusée. (…) Comme si on se trompait sur la nature du désir confondu d’abord avec la fin qui recherche quelque chose et que l’on découvrait alors comme une faim de rien. Autrui est précisément cette dimension sans objet.”

La caresse se constitue en opposition à la saisie, elle quête une fragilité, un perceptible qui épuise tout effort de totalisation de la perception.

“La caresse comme le contact est sensibilité. Mais la caresse transcende le sensible. (…) La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se déroule comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : une marche à l’invisible.”

Dans cette marche s’annonce la transcendance de l’Etre par le Bien. Toujours philosophe dans ses références, Lévinas se réclame de Platon et de la fameuse formule socratique de La République (VI, 509B) : “le Bien dépasse l’Etre en dignité et en puissance”.

Il nous semble par ailleurs que l’explication de cette formule par A.J. Festugière dans Contemplation et vie contemplative selon Platon, aurait pu inspirer Lévinas : “Le Bien est au- dessus des Idées, des essences. Il est existence pure. Il est l’être dont l’essence se confond avec l’existence. (…) La connaissance qu’on en a n’est plus la compréhension d’une essence. Elle ne se traduit pas sous la forme d’une définition. Elle ne se prête plus à un discours. Elle est seulement le contact d’une présence.”

Ce qui sépare le père dominicain Festugière de Lévinas, est que chez ce dernier ce renversement est à l’origine même du discours qui dans son articulation suprême s’énonce comme bonté sans réserve. L’issue est d’ordre mystique pour le prêtre catholique, elle est éthique chez Lévinas.

Cependant, celui-ci se méfie de la morale, comme il le dit au début de Totalité et Infini. Il s’agit de ne pas en être dupe. C’est la possibilité de la morale qui l’intéresse davantage que la morale elle-même. Il ouvre l’accès à Autrui dans la langue de la phénoménologie. Puis en une sorte de dérive contrôlée, il l’approche par les figures du féminin ou du paternel.

Sur ce dernier point, qu’en est-il de l’Autre et du Même dans la distinction du parent et de l’enfant ?

Il l’explore enfin dans les situations où le Moi expérimente la passivité jusqu’au désarroi : fatigue, solitude, insomnie, paresse, comme dans De l’existence à l’existant. S’y annonce la prééminence de l’étant sur l’être. Au terme de ce travail spéculatif, Lévinas s’adonne à un coup d’éclat philosophique au cœur de la philosophie.

Autrui est “épiphanie du visage”.

Nul concept ne cueille à priori Autrui pour en délimiter la vérité et en déterminer l’usage dans un système de représentations ordonné par un logos. C’est dans le face à face avec Autrui que le logos commence et c’est à partir de lui qu’il interpelle. Est épiphanique ce qui se présente dans son éclat sous le mode de l’évidence. On ne peut se dérober à l’épiphanique dans la mesure où en en apparaissant il nous engage à une responsabilité pour lui. Il nous somme à en tenir compte. La sommation néanmoins n’est pas impérieuse, elle ne s’énonce pas comme telle. L’expression du visage rappelle son antériorité sans en faire une position de surplomb. L’infini n’est pas éloignement car tout évaluation d’une distance supprimerait immédiatement sa qualification comme infini. C’est là que Lévinas assume la dimension religieuse de sa problématique mais s’abstient de toute théologie. En cela se dévoile le versant juif de sa pensée sans qu’à aucun moment ne soit quitté le versant philosophiquement grec ou peut-être devrait- on dire métaphysiquement grec. Il n’y a pas de théologie juive. Il n’y a pas de logos de Celui dont on ne peut prononcer le nom. Au-delà de l’horizon métonymique des prières et de l’Ecriture, où on l’appelle, entre autres, Avinou (notre père), Malkenou (notre roi), Adonaï (seigneur), Ha Kadosh (le saint), ce qui suppose à chaque fois une définition donc une limitation, il est HaChem (Le Nom). Il n’y a pas de représentation de Celui pour lequel le mot hébraïque Ein Sof, qui voudrait dire “sans fin”, ne dispose pas de conditions d’énonciation communes avec le latin infinitum ou le grec apéïron. Ce sont là les joies de l’altérité.

Ein Sof ce n’est pas ce qui est infini mais l’infini même. Il n’y rien d’une cosmologie dans l’infini hébraïque, mais un lien par la donation de l’enseignement de la Loi (Thora), immédiatement éthique.

Ce souci et cette fidélité travaillent la pensée de Lévinas.

Voici comment il s’explique avec eux à la fin d’un texte extrait du recueil Difficile liberté au titre éloquent Aimer la Thora plus que Dieu : “Un Dieu personnel, un Dieu unique, cela ne se révèle pas comme une image dans une chambre noire ! Le texte que nous venons de commenter montre comment l’éthique et l’ordre des principes instaurent un rapport personnel digne de ce nom. Aimer la Thora plus encore que Dieu, c’est cela précisément accéder à un Dieu personnel contre lequel on peut se révolter c’est-à-dire pour qui on peut mourir.”

Mais le visage n’est pas Dieu.

Qu’est-ce que le visage ou plutôt comment l’envisager ?

Il est, indubitablement, pour Lévinas, l’autre homme étant dans le champ d’immanence du social, qui se passe de tout rappel à l’Etre, pour se présenter à moi. Il ne faut pas le penser néanmoins comme particularité physionomique, reconnaissable par ses traits, à la manière d’un portrait ou d’une photographie. Son regard posé sur moi ne relève d’aucune apparence esthétique. “Je peux ignorer la couleur de ses yeux”, dit Lévinas. Par ailleurs, s’il peut être qualifié, il m’apparaît toujours dans des hypostases du manque : dénuement, fragilité, faim. Son absolue faiblesse me renvoie au commandement divin : “Tu ne tueras point !” Par là il libère en moi la possibilité de le tuer. Rien ne peut abolir en moi une volonté libre. La non-violence présuppose la possibilité de la violence. Pour que la paix s’établisse, pour qu’elle soit reconnaissable il faut qu’elle soit précédée par la guerre. Le passage à une relation de bonté avec autrui, la sortie du solipsisme vers la parole ouverte à l’infini est due à la ressource la plus fondamentale du visage, son appel à subordonner ma liberté ou plutôt à la conditionner à ma responsabilité. Le visage ne me rend pas responsable de lui mais responsable pour lui, il m’endette mais vis-à-vis de moi-même. Le mot responsabilité dégage l’éthique lévinassienne de toute tentation pathologique : sympathie, compassion, pitié. L’amour du prochain n’est pas sentimental. Il est encore moins fusionnel. D’ailleurs, si le visage est proche au point que je ne puis pas ne pas le regarder, ce n’est pas par la proximité de ce regard que s’enclenche en moi l’appel à la responsabilité, mais par la parole, la formulation d’une exigence à laisser autrui, de l’antériorité d’où il provient, me passer devant. “Après vous !” est ma manière d’accueillir l’appel qu’il me lance. Lévinas note que l’éthique dont il traite, à l’encontre de la possibilité de la morale chez Kant, qui définit l’autonomie du sujet, est définie par l’hétéronomie. Elle ne manque cependant pas d’être rationnelle. La responsabilité n’est pas effacement du Moi mais mise à disposition de celui-ci, assomption dans une responsabilité qui ne s’assure de sa pertinence qu’en n’étant pas d’abord responsabilité de soi. Dans ce mouvement, ma volonté ne s’abolit pas ni se sépare de la raison. Une subjectivité conçue sur une opposition entre raison et volonté cultiverait la possibilité d’une “volonté arbitraire”, à l’origine d’une violence où le Moi se tournerait contre lui-même. Autrui, dans son altérité radicale et à jamais irréductible à une totalité, à jamais irréductible à une communion imaginaire où moi et les autres nous nous confondrions dans la pacification illusoire de l’être-ensemble. Une relation exigeante passe par la condition d’une séparation.

Sinon, pourquoi autrui serait-il autre ?

Autrui, dans la plénitude de sa signification, est qualifié par Lévinas comme “surgissement même du rationnel”. La relation donc, relève de l’appel du visage, de ce qui en lui fait signe vers un avenir de renouvellement et non de recommencement. S’y esquisse une utopie raisonnée du dépassement de la violence. La responsabilité pour autrui, que le visage impose, représente dans ce sens un défi pour la volonté, qu’elle ne peut relever qu’en se rapportant à la raison.

“La volonté est libre d’assurer cette responsabilité dans le sens qu’elle voudra, elle n’est pas libre de refuser cette responsabilité elle-même, elle n’est pas libre d’ignorer le monde sensé où le visage d’autrui l’a introduite. Dans l’accueil du visage la volonté s’ouvre à la raison.” Totalité et Infini, 8 Volonté et raison.

L’idée d’infini comme “nouveau dans une pensée”, permet à la raison de s’expérimenter dans “l’absolument nouveau” qu’est Autrui.

La violence tient une place décisive dans ce jeu : “La présence éthique est à la fois autre et s’impose sans violence. L’activité de la raison commençant avec la parole, le sujet n’abdique pas son unicité, mais confirme sa séparation.” Idem

La rationalité de la parole provient de la condition même du dialogue. Cela rend la figure du visage nécessaire, car on se parle face à face.

“Le passage au rationnel n’est pas une désindividuation, précisément parce qu’il est langage, c’est-à-dire réponse à l’être qui lui parle dans le visage et qui ne tolère qu’une réponse personnelle, c’est-à-dire un acte éthique.” Idem

Mais dans ce dialogue, par où la responsabilité se constitue et s’articule en bonté, don sans attente de retour, dessaisissement de ce qui m’est propre, le plus propre, “le pain de la bouche”, pour autrui se constitue aussi un horizon d’attente. Le Moi découvre là sa passivité par rapport à l’événement dont Autrui, sur le fond d’infini qui est le sien, est porteur. La conflictualité n’est pas exclue de la promesse mais elle demeure toujours à portée de la résolution à la dépasser. La rationalité de la relation n’empêche pas l’imprévisibilité que le visage, jamais figé en une détermination unique, suppose.

Il n’est pas Dieu, mais peut-être le messie.

Voici que Lévinas, pour parodier le titre d’un livre d’Henri Meschonnic, ne peut s’empêcher de donner « un coup de Bible dans la philosophie ». L’horizon dont il est question est associé à “l’eschatologie messianique”. C’est pour cela que l’on ne peut penser l’éthique lévinassienne et la reconnaître en ce qu’elle a d’inédit, qu’en se tenant sur ses deux versants à la fois : philosophie et judaïsme.

Il a eu par ailleurs le don d’irriter des deux côtés. Trop philosophe pour les talmudistes et trop talmudiste pour les philosophes. Toujours dans “l’extériorité”.

Il y a peut-être une troisième voix, qui n’estompe pas les résonances des deux premières, l’une de ces sources vives auxquelles Lévinas a bu dès son adolescence, la littérature, et en particulier la littérature russe et plus précisément l’œuvre de Féodor Dostoïevski (1821-1881).

Dans Les frères Karamazov (1880), Aliocha, le plus innocent des trois frères, s’exclame :

« Chacun de nous est coupable devant tous, pour tous et pour tout, et moi plus que les autres. »

A chaque fois que le russophone Lévinas se réfère à cette citation, il ne manque pas de dire « responsable » à la place de « coupable ».

Daniel Pujol