Jacques MUGLIONI – La leçon de philosophie
Jacques MUGLIONI – Philosophie, n°1, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles, CRDP, septembre 1992, pp. 25-37
Il faudra dire en quel sens la leçon de philosophie ne ressemble à aucune autre ; mais d’abord en tant que leçon, elle doit se comprendre en même façon qu’une leçon de gymnastique, de dessin ou de chant. Elle est l’acte même, indivisible, d’instruire ou de s’instruire, soit qu’on fasse une leçon devant des élèves, soit qu’on l’écoute pour la suivre, l’apprendre et la retenir. Or, s’agissant de gymnastique, de dessin ou de chant, toute la leçon est manifestement dans l’exercice même que l’élève effectue, que le maître d’abord définit, qu’il examine ensuite pour en corriger l’exécution. Le maître demande et redresse, mais tout le travail incombe à l’élève. Le maître peut certes passer des soirées à lire et à méditer, mais il ne va pas à l’école pour travailler lui-même. Aussi est-on porté aujourd’hui à estimer que cette sorte d’oisiveté ne mérite ni bon salaire ni considération ! Il se rend auprès de ses élèves pour les faire travailler et pour apprécier leur travail.
Encore s’agit-il d’un travail qui ne produit rien, qui a pour seule fin de disposer l’élève à s’instruire : les travaux visibles, qu’on ne peut monnayer, ne sont que des moyens en vue de cette fin. Mais l’exercice réel reste la seule preuve. Un chant, un dessin, un exercice physique veulent une exécution qui puisse satisfaire un public averti. Mais ce travail, dont le résultat seul s’offre à entendre ou à voir, est en réalité un travail tout intérieur. C’est proprement en cela qu’il sert de leçon, l’essentiel étant de vaincre cet orgueil d’adulte, trop souvent fatal aux jeunes gens, qui porte à croire qu’on n’a pas de leçon à recevoir. Or l’élève véritable ne se replie pas sur lui-même, comme par précaution. Il change en apprenant, par son progrès même. Une leçon véritable change les pensées pour toute la suite des études et des travaux, même pour toute la vie, ce que signifie proprement le mot instruction. On peut avoir la tête bourrée de savoirs – ce pluriel même invalide la notion -, et n’être instruit en aucune façon. Entendons que la fin de l’étude est moins d’acquérir quelque chose qui manquait, qu’on n’avait pas encore, que de devenir effectivement ce qu’on avait d’avance la capacité d’être.
Donner une leçon, ce n’est donc pas donner, transmettre, faire cadeau. C’est bien plutôt demander, et même, s’il le faut, exiger impérieusement. Du maître et de l’élève, qui donne le plus ? Disons même que la vertu du maître n’est pas la prodigalité, mais la parcimonie. La leçon est l’acte de ramasser, de recueillir, de choisir. Une avalanche d’informations et de documents ne fait pas une leçon et surtout ne vaut pas la leçon presque silencieuse, le recueillement autour du mot qui fait penser.
L’acte d’enseigner est aujourd’hui obscurci par la fortune des techniques consacrées à la communication. Pour ne rien dire des images, on ne doute pas que les mots comme par magie transmettent les pensées, qu’enseigner ce soit verser et remplir. On devrait pourtant savoir que les sons ne transportent qu’eux-mêmes. Quand on maîtrise mal la langue, je dis même sa propre langue, les mots ne sont que du bruit. Quand on reste étranger aux questions traitées, faute d’instruction et de culture, ce sont moins que des énigmes. Il faut que les mots soient reçus véritablement comme des signes si l’on veut qu’au sens propre ils enseignent. Mais le sens qu’ils évoquent, qu’ils invoquent ou qu’ils implorent, ils ne le transportent point. S’il n’était en nous d’abord en quelque façon, s’il ne précédait ainsi le discours, celui-ci resterait lettre morte, comme on dit si bien. Le vrai maître est toujours intérieur. Mais nos pédagogues se gardent bien de lire Platon et Saint-Augustin : ils ne veulent pas courir le risque de perdre leur emploi !
Un accident de la vie, un événement de l’histoire peut être reçu comme une leçon. Encore faut-il avoir assez de liberté pour changer ses pensées, ou plutôt pour écarter les opinions ou les habitudes qui retenaient de penser. Ce serait naïveté de croire que la conversation, par exemple, pût s’en tenir aux exigences du vrai. Car elle suit seulement les usages et il est trop clair qu’honorer les exigences du vrai n’est pas dans les usages. Molière a tout dit là-dessus. La question est de savoir comment continuer de se soucier sincèrement du vrai et pourtant ne pas incliner à la misanthropie. La conversation, en effet, est la répétition rituelle des questions déjà résolues. Elle est le lieu où reviennent inlassablement les opinions qui ont déjà été réfutées, parfois depuis des siècles. Ou bien par inculture on ignore cette réfutation, ou bien on n’en a cure. Si l’on met à part la vertu sociale de convivialité, qui certes doit être estimée, la conversation n’est rien d’autre que la revanche des préjugés et des passions tristes qu’ils entretiennent, revanche sur l’étude libre et désintéressée, revanche sur l’école.
Ce qui rend l’esprit indisponible, ce n’est donc pas le vide, c’est l’encombrement. Voilà pourquoi la première vertu de la leçon, et dès son commencement, est de mettre hors jeu les opinions toutes faites et les préjugés qui occupent l’esprit, l’empêchant ainsi de penser par lui-même. D’abord on ne peut entendre une leçon que si la discipline du corps témoigne, pour le sujet lui-même en premier lieu, d’une attente sans laquelle l’attention risque d’être à jamais refusée. Qui n’est pas capable d’écouter, c’est-à-dire de garder le silence, de faire taire ses opinions et ses humeurs, ne comprendra ni n’apprendra jamais rien. C’est en cela que la leçon est à l’opposé de la conversation qui consacre la comédie sociale. II est rare qu’on accepte de s’instruire dans la rue, dans un salon ou à table. D’où la précaution de couper la parole. D’une façon générale, on répugne à s’instruire dans l’âge mûr. Pour la plupart des hommes, nous le savons, être adulte c’est n’avoir plus rien à apprendre. Car – est-il besoin de le rappeler ? – de simples informations, même transmises par câble, ne sont pas du tout des leçons.
Il faut d’abord le rappeler fermement : la classe veut un abri. Elle n’est plus rien lorsque l’établissement est secoué par des intempéries qui affectent aussi bien les élèves que les maîtres. Mais si les autorités responsables sont résolues à laisser les maîtres enseigner et les élèves apprendre, c’est aujourd’hui toute la question.
Le silence de la classe, à la fois condition et effet de l’attention, symbolise le chez soi de l’esprit et annonce le prix de la parole. Ni la parole du maître ni celle de l’élève ne brise ce silence auquel on revient toujours, ce silence qui précède et suit la parole, ce silence qui porte la parole, car il est le lieu du sens. On ne dira jamais assez ce qui fait qu’une classe est une classe, non pas un agrégat incertain, mais un nombre fini d’élèves qu’on puisse distinguer, l’immobilité du corps, le maintien, la maîtrise du geste. II y a des conditions physiques sans lesquelles la parole se perd. Entendons que la parole ne se perd pas dans le silence qu’elle rompt sans le détruire, mais dans le bruit et la gesticulation. On peut certes parler en marchant. Mais alors le pas rythme la réflexion qui continue de confier la parole au silence. Qui n’a pas connu ce temps hors du temps, et ce bonheur de penser sans avoir de compte à rendre au monde autour, ne sait pas ce que c’est que la classe ni ce qu’est enseigner.
Le cours magistral, ce qui veut dire l’enseignement du maître, n’est pas un discours d’orateur. II faut relire Platon. L’orateur veut être approuvé, non pas compris. Il mise donc sur les faiblesses de l’auditoire, ses désirs, ses craintes, ses passions. II veut un public libéré de tout effort, exempt de toute obligation. Les mots le disent assez : passer de la démagogie à la pédagogie, c’est seulement substituer l’enfant au peuple, ce n’est pas changer l’esprit.
Le maître, au contraire, doit décevoir toutes les attentes. Et même dans les commencements, l’auditoire doit se sentir désespéré : il découvre, en effet, qu’il ne peut rien attendre que de son attention. C’est le grand secret d’enseigner, et qui prépare la plus ferme audience, tandis que la pédagogie tapageuse voue à l’indifférence et à l’ennui. L’intérêt est nul s’il n’est inspiré sans adjuvant par le seul contenu, s’il n’est créé par l’enseignement lui-même. Car l’intérêt ne précède pas l’enseignement, mais il en résulte. La plus indiscrète mise en scène ne vaut pas un seul vers dit comme il faut. Et l’auditoire finit toujours par mépriser ses intérêts occasionnels et subalternes ou, comme on dit, ses motivations. Par exemple encore la nécessité et l’exigence d’une grande pensée inscrite au tableau noir met en déroute toutes les modes.
A l’opposé, et quelle que soit la subtilité des artifices testés au long des stages, la flatterie n’a pas seulement d’autre résultat, mais encore d’autre fin que de détruire l’enseignement.Ces inventions ou plutôt ces menées, quand elles rencontrent l’appui du pouvoir politique, sont comme un coup d’Etat permanent contre l’école. Elles fomentent dans l’école la haine de l’école.
En quoi, par exemple, la démonstration du triangle isocèle (que les mathématiciens me pardonnent cet archaïsme !) pourrait-elle intéresser l’élève avant d’être présente à son esprit ? A moins d’être Thalès en personne, il faut d’abord se vouloir élève. Encore doit-on se rappeler que Thalès était à lui-même son propre élève. Là seulement est la vérité de l’instruction : apprendre à penser par soi-même. Car la démonstration n’est ni dans les paroles ni dans la figure tracée sur le sable ou au tableau. D’ailleurs le vrai maître ne se présente pas comme le propriétaire du savoir. II n’y a pas si longtemps, on allait jusqu’à le comparer à un capitaliste, détenteur cynique d’un monopole et dispensant son bien chichement ! Au contraire il est humble et pauvre, toujours en quête, comme quelqu’un qui ne sait pas encore vraiment. Un maître ignorant ? Certes il y a toujours en lui quelque chose de Socrate : il s’interroge, il interroge, donnant ainsi l’exemple de l’attention, « cette prière naturelle, par laquelle nous obtenons que la Raison nous éclaire ». II est vrai que nos pédagogues patentés et rétribués ne lisent pas, non plus, Malebranche !
C’est faute de s’interroger lui-même d’abord que celui qui se prend pour un maître s’installe dans sa chaire pour prononcer un discours qui n’est pas véritablement sien. On a tort de dire ce cours magistral, car le maître n’en est même plus un pour lui-même. II récite ce qu’il croit savoir, mais ce n’est pas un travail de la pensée. II n’apprend pas lui-même, par conséquent il n’enseigne pas. Il ne s’interroge pas lui-même, par suite les questions qu’il pose aux élèves ne trouvent pas le chemin de la pensée.
Voilà pourquoi l’homme qui passe pour être le plus savant du monde peut ne pas être capable d’enseigner. Non pas parce qu’il est trop savant – on ne l’est jamais assez ! -, mais parce qu’il lui paraît superflu d’apprendre encore ce qu’il est censé savoir une fois pour toutes. C’est ce refus d’apprendre encore soi-même, et de refaire patiemment le chemin, qui entraîne l’incapacité d’enseigner. Car on n’incline guère à instruire les autres si l’on est trop persuadé qu’on sait déjà, qu’on est une fois pour toutes libéré de l’ignorance et de l’erreur. Si le maître ne va pas à l’école pour lui-même d’abord, les élèves ne l’écoutent pas et s’ennuient. II se jette, en effet, dans le style explicatif, et par conséquent rétrospectif, qui laisse complètement froid et même assomme. Quand il explique ce que lui-même a déjà trouvé, le maître peut s’écouter et s’admirer, mais les élèves pensent à autre chose. Ce qui retient l’attention, dans un cours de philosophie plus qu’en tout autre, c’est le cheminement recueilli, le progrès de la pensée sur elle-même, progrès conscient de soi, car il n’élude pas le moment de l’ignorance et de l’erreur. Alors l’élève a le sentiment, non pas de suivre passivement la pensée d’autrui, de se charger comme d’un fardeau d’une pensée déjà pensée, mais de former lui-même sa propre pensée ; non pas de penser par autorité et à crédit, mais véritablement par lui-même.
Cette chance est refusée quand on est pressé de consommer les fruits déjà trop mûrs du savoir. Apprendre, ce n’est pas s’emparer de ce que d’autres ont fait mûrir ; c’est être capable d’attendre et de mûrir soi-même. Mais l’homme de la modernité n’admet aucune forme de pauvreté. Pour lui le savoir se consomme, ou encore se conserve pour être consommé à point nommé : un savoir surgelé, prêt à être réchauffé pour la consommation courante. Plus besoin de cueillir, c’est-à-dire de choisir, de préparer, de surveiller la cuisson : les nouvelles techniques tiennent à notre disposition immédiate des savoirs, comme s’il existait un supermarché des savoirs, savoirs inertes qui n’ont pas besoin de nous pour exister et dont on peut se servir à l’occasion. Mais parmi les prouesses les plus récentes, il en est une qu’on sous-entend, sans oser la dire, c’est l’économie, la rature de l’école.
Le savoir ne se diffuse ni ne se distribue. C’est à chaque esprit de le faire sien, d’acquérir avant tout la maîtrise d’une discipline, ce qui s’appelle apprendre. Aussi l’élève ne doit-il pas rester les bras croisés comme s’il assistait à un défilé auquel il ne participe pas. Prendre des notes est pour l’élève la seule preuve d’attention. Mieux vaut un cours dicté qu’une leçon spectacle qui s’achève dans la nuit, comme au cinéma.
J’ai suivi pendant deux ans un cours dicté de mathématiques qui fut l’enseignement le plus vivant que j’ai jamais connu. Le très jeune professeur, maigre et vêtu de noir, dont l’agrégation était récente et qui par bonheur n’avait suivi aucun stage pédagogique, paraissait tout improviser. Le tableau gardait la trace des figures et des propositions. Mais la parole formait, sans qu’on y prît garde, une rédaction achevée. Elle était si proche de la pensée que nous ne cessions d’anticiper, sans même y être toujours expressément invités. C’est là que je compris le mieux Descartes, que nous révéla l’année suivante notre professeur de philosophie : « ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir dans leurs plus difficiles démonstrations ». L’enseignement mathématique réclame cette sécurité qui évite aux élèves laborieux d’être écrasés par les habiles. Car la leçon une fois terminée, nous la savions. II suffisait de la relire avant la leçon suivante et de faire les exercices prescrits. Tout ce qu’il fallait savoir pour la suite des travaux était rigoureusement consigné dans le cahier. L’élève le plus lent et même le plus rétif avait ainsi de quoi se reprendre, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui dans la plupart des disciplines. On a compris que les notes prises, ou plutôt cette rédaction achevée et pratiquement dictée, étaient absolument nôtres. Rien de semblable à ces cours polycopiés qui dispensent de fréquenter la faculté et de suivre avec reconnaissance la parole du maître. C’est comme si nous avions pris nous-mêmes des notes et par choix personnel, ce qui ne nous empêchait pas de répondre aux questions que le progrès même du cours impliquait, de chercher et de trouver.
Mais ce que nous écrivions nous appartenait en propre. Le cours, dans sa rédaction même, était fait de ce que nous avions été capables de penser directement par nous-mêmes.
On dira que les quarante-cinq garçons que nous étions alors dans la classe, qui faisaient tous du latin et du grec, dont plusieurs sont entrés par la suite dans les Grandes Ecoles, constituaient un public scolaire très différent de ce qu’on voit aujourd’hui. Je réponds, contre le discours du mépris, qu’il est criminel de renoncer aux exigences noblement scolaires sous prétexte de se mettre au niveau du peuple, que plus les élèves sont démunis et plus la méthode doit être rigoureuse, sévère au sens vrai. La haine du passé aveugle à ce point les adeptes de la modernité qu’on va jusqu’à s’interdire de célébrer la ferme conviction qui fit jadis la gloire aujourd’hui tant décriée de nos maîtres. J’ose ajouter qu’en maintenant de force dans les études spéculatives des élèves qui auraient peut- être d’autres ressources, on finit par justifier la renonciation à tout enseignement réel. Mais c’est l’abandon progressif des exigences proprement scolaires qui conduit à l’inflation de bacheliers, et non pas l’inverse, comme on feint de le croire pour mieux contester qu’il fut un temps où l’enseignement, avec tous les défauts qu’on voudra, était traité comme une chose sérieuse. Sinon, comment comprendre que l’école primaire puisse être elle-même affectée ? Aurait-on oublié qu’il y a un siècle, elle accueillait déjà tous les enfants, dont bon nombre étaient au moins aussi déshérités qu’aujourd’hui ?
Pour reprendre notre exemple, d’où vient tout le bruit qu’on fait à propos de la prise de notes ? D’ingénieux psychologues ont inventé qu’on ne pouvait pas en même temps écrire et écouter, comme si l’on disait que le musicien ne peut pas en même temps suivre la partition et conduire l’archet. La seule différence est que, le travail du musicien étant tout d’exécution, il doit finir par savoir par coeur sa partition. Mais d’abord la pensée a besoin d’un point d’appui et elle se perd si elle reste seulement suspendue à des paroles qui s’évanouissent aussitôt. Les notes de cours sont ce tracé qui conserve l’essentiel de la parole. Certes la parole est première et elle précède l’écriture. Mais l’attention même qu’il lui prête crée chez l’élève l’obligation d’en garder trace, afin de pouvoir ensuite, dans le silence, retrouver la pensée. Cela fait plus de deux mille ans qu’on publie des notes de cours, parmi lesquelles figurent de grandes oeuvres philosophiques. On s’exerce à prendre des notes par l’attention suivie à la parole et le désir de conserver, de sauver le sens, parfois la formule même qui dit le sens. Cela suppose certes qu’on sache lire et écrire, que peut-être aussi le professeur relève parfois les cahiers. Mais leçon veut dire d’abord lecture. Cet exercice forme l’esprit, à condition certes de ne pas se réduire à empiler des informations : prendre des notes, ce n’est pas emmagasiner, c’est choisir, c’est déjà comprendre et retenir la leçon. La prise des notes, si c’est bien d’une leçon qu’il s’agit, porte au plus haut point l’art d’écouter.
La leçon de philosophie est d’abord une leçon comme les autres. Mais elle comporte une exigence qui n’est pas présente, du moins en même façon, dans les autres disciplines. Toute leçon de philosophie engage toute la philosophie. La démarche de la pensée, qui est son caractère distinctif, doit être constamment présente aux esprits, quel que soit le sujet. Si donc on écarte la discussion sophistique dont l’intérêt sportif séduit plutôt qu’elle n’instruit, il y a lieu de ne point trop distinguer entre, d’une part la leçon traitant d’un sujet, d’autre part l’interrogation et le dialogue. En effet, l’interrogation n’est pas un moment particulier de renseignement philosophique, comme peut l’être un exercice scolaire de contrôle. C’est la leçon entière, et dès son commencement, qui suit le style interrogatif. Que ce soit le maître ou l’élève qui réponde, peu importe pour la conduite de la réflexion. Mais il est bon que le maître retienne parfois sa réponse, d’une part pour que l’élève ait le temps de méditer, d’autre part pour qu’il se risque à répondre et ainsi à contribuer à la construction du discours, même si c’est pour introduire un détour ou un raccourci qui n’avait pas été prévu.Car la leçon se construit à mesure et se fortifie des difficultés, c’est-à-dire des chances qui se présentent et qu’on n’avait pas toujours prévues.
Suivant ainsi le cours magistral, si du moins le maître est un vrai maître, l’élève se hausse jusqu’à retrouver les sources premières d’une pensée qui ne se présente pas comme ayant déjà été pensée, mais qui se forme devant lui, avec lui, en lui. C’est pourquoi dans la meilleure leçon l’élève n’a pas besoin d’être interrogé nommément pour répondre, voire pour interroger lui-même et soulever les objections. II se sent intérieurement sollicité et répond ou objecte exactement à la place du maître, témoignant ainsi qu’il acquiert lui-même la maîtrise de la pensée.
C’est quand on n’a pas compris ce que c’est qu’instruire et qu’on manque de liberté intellectuelle, qu’on ne cesse d’imaginer des expédients visant à alléger l’enseignement de tout ce qui est matière d’enseignement. Tel est le présupposé à peine voilé de toutes les réformes : pour masquer ce qu’on appelle étrangement l’échec scolaire, il suffit d’évacuer peu à peu les contenus, de se croire enfin libéré des exigences propres à une discipline, de se donner ainsi bonne conscience pour ne plus rien enseigner.
Or pour enseigner il suffit de savoir que l’esprit s’adresse à l’esprit, que la parole est médiatrice entre les esprits, que toute la classe fermement sollicitée par la présence effective d’une pensée participe à cette même pensée. Qui n’est pas de lui-même attentif au rapport entre la parole et la pensée, qu’il s’agisse de celle d’autrui ou de la sienne propre, sera toujours, quels que soient les adjuvants, incapable d’enseigner. Le contenu d’une leçon n’est pas comme un produit pharmaceutique qui ne pourrait s’administrer sans excipient. La présence de l’esprit à l’esprit est la seule condition pédagogique : elle se fortifie, mais on ne peut pas dire qu’elle s’apprenne, pas plus que le jugement, comme le rappelle si bien Kant, sinon par l’exemple et par l’exercice. De la part d’élèves, qui sont au terme des études secondaires, on présuppose certes – cela devrait aller sans dire – une connaissance suffisante de la langue, sans laquelle il est impossible de lire et d’écouter : connaissance du vocabulaire et de la syntaxe, c’est-à-dire maîtrise d’une pensée toujours inséparable de son expression, telle est la visée première de toute leçon. Cette réflexion sur les mots, leur parenté, leur opposition, c’est encore le meilleur moyen de distinguer et de relier entre elles les notions, de tout reprendre à partir des éléments. L’enseignement philosophique doit d’abord se penser comme une instruction primaire. Hegel disait bien que la grammaire est la philosophie élémentaire. Posons à notre tour la question : les professeurs de philosophie seraient-ils les derniers instituteurs ? On peut en effet se demander s’il n’existe pas une relation entre l’agitation pédagogique, qui dépasse aujourd’hui toute mesure, et l’affaissement de la langue française à l’école : où est la cause, où est l’effet ?
Enfin la leçon de philosophie s’inscrit dans l’unité du cours dont l’axe doit être reconnaissable de bout en bout. Voilà pourquoi le professeur n’a pas besoin de se répéter pour que son enseignement ait la valeur positive, non pas passive et lassante, d’une répétition vraie.
Depuis plus de vingt ans l’enseignement philosophique a dû faire face à deux sortes de menaces : d’une part des projets ministériels successifs visant à son abaissement, voire à sa disparition, d’autre part des modes intellectuelles tendant à le vider de son contenu. Dans les années soixante il n’était pas rare que le programme fût presque entièrement négligé au profit exclusif de la trilogie à la mode : Marx, Nietzsche et Freud, « les philosophes du soupçon », comme on disait alors, et dont on se servait pour invalider toute philosophie. Ou encore le succès des sciences humaines incitait à accumuler des données qui se voulaient documentaires sur les rêves, les névroses et choses semblables, sans qu’on parvienne jamais à l’élucidation philosophique d’un seul concept en jeu, par exemple l’inconscient. On imputait l’échec de cet enseignement au programme réputé démentiel, encyclopédique et infaisable. On est allé jusqu’à mettre en cause la notion même de programme. Et cela au nom de l’intérêt des élèves, de leurs motivations, de la libre recherche enfin délivrée de contraintes désuètes et arbitraires. On peut aisément reconnaître la doctrine aujourd’hui confortée par l’autorité politique. C’est en réalité l’idée même de leçon qui avait été oubliée ou refoulée, et pas seulement en philosophie, ce qui explique qu’on ne se croie plus toujours obligé d’achever par exemple un programme d’histoire ou de géographie : des élèves peuvent passer le baccalauréat sans avoir eu l’occasion de rencontrer le bassin méditerranéen ou la Révolution française !
On peut passer toute sa carrière à traiter du sophisme d’Epiménide ou des névroses ; et l’on n’aura jamais fini. Or une leçon se définit d’abord par sa durée, la question étant alors de savoir comment, dans les limites du temps disponible, construire un exposé qui sollicite la pensée. S’agissant par exemple de l’idée de vérité, une leçon de deux heures ne doit pas être le résumé d’un cours d’une année. Les conditions de temps n’autorisent ni l’abrégé ni l’amputation. Simplement il est toujours plus difficile de faire court. L’ignorant ne peut qu’énumérer et étaler des informations ou des théories. II faut être très savant pour simplifier, ou plutôt pour dégager l’élémentaire, pour dire le simple. La préparation de la leçon suppose donc une culture approfondie et une capacité de réflexion permettant d’accéder au plus simple et de dégager ainsi l’essentiel. II faut certes beaucoup de culture philosophique et de réflexion pour faire en deux heures une leçon complète sur la vérité. Une leçon complète, achevée et directement intelligible pour un public modeste, cela ne signifie pas, loin de là ! que, la leçon une fois faite, il n’y ait plus rien à dire. Mais la position du problème, les conditions d’élucidation de l’idée, l’axe philosophique dont la direction, comme une droite, ne demande pas plus de deux points fixes, suffisent à former un tout qui ne consiste pas dans un assemblage indéfini de parties, mais qui se réfère à un centre de réflexion. Un étalage n’a ni terme ni fin. Une leçon authentique a un terme parce qu’elle a une fin.
C’est par la lecture et la méditation des oeuvres philosophiques qu’on apprend à faire une leçon. Un exemple, une remarque, une formule peuvent suggérer l’économie interne du développement et donner ainsi la force de s’en tenir à l’horaire fixé. Et ce qui vaut pour une seule leçon vaut pour le cours d’une année entière. Mais c’est ce cours supposé achevé qui détermine le contenu d’une simple leçon, son plan, ses limites. Surtout que chaque leçon, quels qu’en soient le sujet et la durée, soit une vraie leçon de philosophie ! Loin d’être une borne à laquelle se heurterait la réflexion, la conclusion invite toujours à poursuivre. Mais l’élève n’est plus le même : il est instruit et il le sait.
Après avoir longtemps ignoré les oeuvres des philosophes eux-mêmes au profit de doctrines platement résumées et réfutées, on a redécouvert la lecture directe des grands textes. Ce fut un immense progrès qui a véritablement sauvé l’enseignement philosophique des abandons auxquels ont pu céder d’autres disciplines. Encore ce progrès eut-il une contrepartie. Le cours fut parfois remplacé par une collection indéterminée de textes arbitrairement fixés par des morceaux choisis dispensant ainsi de lire directement les oeuvres. C’était oublier qu’un paragraphe de Descartes ou une page de Kant doivent être convoqués par la question philosophique que l’on pose soi-même. Le professeur, qui a lu et médité, arrive alors en classe avec le fragment, la page ou simplement la formule propre à jeter la plus vive lumière sur le sujet qu’il se propose de traiter. Qu’il n’hésite pas alors à dicter. Dans ce cas l’explication de texte n’est pas un exercice distinct, mais elle fait partie intégrante de la leçon, soit qu’elle serve à poser le sujet, à l’ouvrir, à déterminer un axe philosophique, soit qu’elle permette de conclure.
Mais il y a mille ressources et il serait aussi vain qu’outrecuidant de vouloir codifier des procédures. L’essentiel échappe entièrement à qui n’a aucune notion de la liberté intellectuelle et se croit ainsi autorisé à régenter l’enseignement.TI faut donc le répéter : le professeur doit avoir une culture philosophique sans cesse reprise et renouvelée par des lectures réitérées ; il doit être présent à sa classe ; il doit considérer les conditions institutionnelles ordinaires, programmes, horaires et examens, non pas comme des obstacles, mais comme les conditions de son enseignement, même s’il peut se sentir fondé à en souhaiter de meilleures. Mais surtout quand il retrouve ses élèves, qu’il ait quelque chose à dire qui justifie le déplacement ! L’auditoire voit très vite si celui qui vient à lui se conforme à une règle étrangère et comme à un rite défraîchi, ou si au contraire il vient en philosophe. Alors seulement les esprits s’ouvrent et il n’est pas de sommet qu’on ne puisse atteindre. La gratitude des élèves s’inscrit dans leur présence attentive et silencieuse, dans leur contribution spontanée, dans leurs progrès, dans leur désir infini de s’instruire toujours et de connaître le bonheur de penser.
L’enseignement philosophique suppose donc la maîtrise d’une discipline, un savoir portant le principe de son approfondissement, une culture portant celui de son renouvellement, enfin une présence d’esprit permettant de regarder les élèves en face et une disponibilité de la parole dans le rapport d’esprit à esprit, sans compter chez les élèves un usage éclairé de la langue et l’instruction fondamentale qui sont les premières conditions de l’enseignement philosophique. Pour le reste les progrès qu’on peut faire relèvent de l’expérience : ici comme ailleurs fabricando fit faber, ce qui dispense de tous les stages sans responsabilité. Pour ne donner qu’un exemple, prenons la première séquence du programme philosophique proposé aux baccalauréats de techniciens (F,G,H). « La nature. La technique. L’art ». II est certain que si, avec seulement deux heures hebdomadaires et des élèves insuffisamment instruits, le professeur se jette dans un cours sur la nature, il n’aura jamais fini ; l’année ne suffira pas et il n’instruira personne. C’est en effet une question qui peut être proposée au plus haut niveau de l’enseignement philosophique comme thème unique de réflexion pour un programme annuel ; et il en est de même pour chacune des deux autres notions. Mais n’est-il pas possible de trouver un axe qui les traverse toutes trois, comme s’il s’agissait d’une seule et même question ? Imaginons un professeur très détendu qui, dès la première leçon, sans introduction ni explication préalable, enverrait un élève au tableau pour écrire : « Si l’art de construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait comme la nature » (Aristote, Physique II, 199b). il n’est pas besoin d’avoir lu et relu tout Aristote pour comprendre qu’un bateau ne pousse pas comme un arbre, qu’un objet fabriqué ne résulte ni d’une génération ni d’une croissance à la manière d’un végétal ou d’un animal. II y a là de quoi s’interroger. Génération et fabrication peuvent donc suggérer l’axe d’une confrontation entre nature et technique. Le plus difficile, dans l’état actuel des choses, qui se caractérise singulièrement par l’ignorance de la langue française orale et écrite, c’est de susciter une réflexion sur le langage, si nouvelle pour beaucoup d’élèves. Presque toute la leçon consistera donc à expliquer le sens des mots, à tenter d’élever la classe à la maîtrise élémentaire du langage et de la diversité des notions qu’il exprime.
On peut compléter l’exemple en supposant qu’un peu plus tard le professeur fasse écrire au tableau la remarque de Kant : « Ce que l’on peut, dès qu’on sait suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle pas de l’art… » (Critique du jugement, §43). Que la technique soit en elle-même très différente de la simple application d’un savoir, c’est peut-être la principale question relative à cette notion. Enfin Kant encore écrit : « Le génie est le talent par lequel la nature donne les règles à l’art » (ibidem, §46). Ainsi la création dans les beaux-arts est fort éloignée de la simple fabrication et le génie artistique peut alors paraître entretenir une certaine relation avec la nature. On aura beaucoup fait si l’on obtient des élèves qu’ils sachent énoncer et justifier les différentes significations du mot art dans des expressions telles que les arts et métiers et les beaux-arts.
Cet exemple ne se présente nullement comme un modèle. Quelle que soit l’universalité de sa pensée, la culture de chacun est singulière ; elle invite à des choix et contribue ainsi à la formation d’un style personnel. Nous avons seulement voulu montrer à quel point le professeur de philosophie était libre dans la construction et l’articulation de ses leçons, qu’en outre le programme, du moins celui qui est encore en vigueur, loin d’être un obstacle à cette liberté, pouvait lui servir constamment de point d’appui. Et qu’on ne parle pas de surcharge ! II faut avoir assez de liberté pour ne pas s’enliser dans des questions mineures et s’attarder en des détours d’où le paysage principal reste invisible. Une heure souvent suffit pour jeter une vive lumière sur une question centrale qui parcourt toute la tradition philosophique.
On voit que la vraie leçon suppose qu’on ait d’abord fait le ménage. II faut éviter les encombrements créés par la mode saisonnière et philosopher sans précaution dans le silence passionné et complice de la classe. Silence passionné parce qu’on s’intéresse à la chose même et à elle seule ; mais silence fertile en paroles témoignant d’une même pensée. La leçon est ce discours sans éloquence qui suscite la réflexion sans rien créer par lui-même : il incite simplement l’esprit à penser. Entendons que ce discours est résolument exotérique. II demande certes que, pour le moins, on sache lire et écrire, que sans doute on s’approprie juste ce qu’il faut du vocabulaire savant ou technique ; mais il ne propose point d’énigmes pour initiés ; il ne donne pas à penser, comme certains aiment à dire : il fait tout simplement penser.
Après une leçon de mathématiques, on peut faire des exercices et résoudre des problèmes dont les données sans elle resteraient obscures. Après la leçon de philosophie on peut lire, expliquer des textes, écrire et traiter des questions. La dissertation n’est pas faite pour apprendre à l’examinateur ce que peut bien penser l’élève, mais seulement s’il est instruit et capable de réflexion. La leçon de philosophie institue l’élève philosophe. Et comme le plus grand philosophe du monde se sait pour toujours l’élève de la vérité, il est clair que dans un lycée digne de ce nom, s’il en existe encore, et pour le professeur d’abord, la classe est lieu de liberté, lieu philosophique par excellence. Comment croire alors que, s’il est quelque peu philosophe, il puisse encore attendre qu’on lui dise ce qu’il doit faire ?