Lien de téléchargement : L’homme, l’humain et l’humanité chez Kant
Introduction :
Quatre ans avant sa mort, en 1800, Kant publie son dernier texte, intitulé Logique. Dans cet ouvrage destiné à ses étudiants il résume en quelques questions la recherche philosophique qui a animé toute sa vie :
« Le domaine de la philosophie […] se ramène aux questions suivantes : 1)- Que puis- je savoir ? 2)- Que dois-je faire ? 3)- Que m’est-il permis d’espérer ? 4)- Qu’est-ce que l’homme ? À la première répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières se rapportent à la dernière. » (Logique, Introduction, trad. fr. L. Guillermit, Vrin, p. 25).
Ainsi, selon Kant lui-même toutes les interrogations philosophiques, et la philosophie tout entière en tant que tâche critique, trouvent leur unité et leur sens fondamental dans une seule et même question : « Qu’est-ce que l’homme ? », car cette question touche à l’origine radicale et à l’horizon ultime de toute pensée. Elle renvoie à une science qu’il nomme « anthropologie » et qui est d’autant plus essentielle que tout le reste en dépend – aussi Kant n’hésite-t-il pas à écrire : « on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière ». Quel est le sens de cette formule assez elliptique ? Il ne fait guère de doute qu’elle signifie qu’aux yeux de Kant la connaissance humaine est tout autant une expression du pouvoir de connaître résidant en l’homme en tant que sujet transcendantal, qu’une connaissance empirique d’objet. C’est par son insistance sur ce lien nécessaire entre le transcendantal et l’empirique que Kant dépasse l’essentialisme humaniste de ses prédécesseurs et renouvelle la question traditionnelle de « l’essence de l’humanité » en l’ouvrant aux dimensions psychologique, sociale et politique de la vie humaine. C’est pourquoi l’anthropologie kantienne présente nécessairement un versant pragmatique (du grec pragma, l’action, la pratique). Mais en quel sens exactement ? Ce sera ma question directrice.
Ici, « pragmatique » s’entend tout d’abord négativement car ce terme est employé par Kant par opposition à une approche strictement physiologique ou matérialiste-mécaniste de l’homme, donc en opposition à toute observation qui se contenterait d’examiner les conditions naturelles de l’existence humaine (sa race, son sexe, etc.) sans chercher à comprendre ce qu’il en fait. Mais, plus positivement, si l’anthropologie kantienne est « pragmatique » c’est parce qu’elle s’enquiert de ce que l’homme fait de sa nature, de ce qu’il peut et, surtout, doit faire de lui-même en tant qu’être de libre activité ; c’est donc parce qu’elle s’enquiert de l’usage que l’homme peut et doit avoir du monde, et en particulier des progrès qu’il peut accomplir dans la culture
grâce à l’éducation laïcisée. En un mot, parce qu’elle s’enquiert de sa destination en étudiant ce que l’homme fait en pratique dans le contexte de sa liberté.
Le problème que je voudrais poser aujourd’hui est de savoir si la question de l’homme conduit en droite ligne Kant vers un humanisme positif, ou bien si la connaissance de l’homme promise par l’anthropologie pragmatique ne présente pas plutôt une affinité si étroite avec la pensée critique kantienne que tout humanisme s’en trouve, sinon interdit, du moins profondément affecté. Une justification de l’alternative que je viens d’évoquer pourrait être trouvée, avant une analyse plus poussée, dans la dernière section de l’Anthropologie où Kant remarque que la rationalité humaine ne peut pas être positivement définie en partant de la différence spécifique de l’homme par rapport à d’autres espèces raisonnables, tout simplement parce que la raison humaine est le seul exemple connu de rationalité. Et une seconde justification de mon alternative proviendrait de la thèse de la Critique de la raison pure, selon laquelle l’homme possède « un caractère qu’il se crée à lui-même ».
En suivant cette intuition, je voudrais montrer pourquoi et en quel sens la Critique ordonne et dirige, chez Kant, la connaissance de l’homme. Je montrerai pour cela, dans un premier temps, que l’Anthropologie ne conduit pas à un humanisme de type essentialiste, autrement dit à un humanisme de type classique, parce que l’humanisme kantien s’interroge sur la destination de l’homme, sur son telos, et non sur son essence. Je montrerai ensuite, dans un second temps, que la question « Qu’est-ce que l’homme ? » porte, en tant que question téléologique, sur la limite de l’humain, donc que cette question est intimement liée à la philosophie critique de Kant ainsi qu’à sa philosophie morale.
I – L’Anthropologie kantienne n’est pas à un humanisme
Lorsque Kant analyse les différentes conceptions anthropologiques qui avaient cours à son époque, trois options s’offrent à lui : soit les reprendre à son compte, soit les critiquer, soit les rejeter en partant des principes de la Critique de la raison pure. On se souvient, par exemple, que le reproche qu’il adresse à la psychologie de Baumgarten est qu’elle définit de manière bien trop vague la métaphysique comme la « science des premiers principes de la connaissance humaine » (Baumgarten, Metaphysica, 1757, § 1), car écrire cela c’est tout simplement omettre – comme Kant y insiste – de préciser que ces principes doivent être a priori. En fait, Kant distingue trois conceptions de l’anthropologie :
1/ Tout d’abord, une anthropologie physique qui conduit à la connaissance de ce que la nature fait de l’homme – c’est le cas de la géographie physique lorsqu’elle analyse les conditions d’insertion de l’homme dans son milieu naturel, ce pourquoi on pourrait l’appeler une ‘‘anthropologie physiologique’’. C’est aussi le cas de l’histoire naturelle qui classe les êtres vivants selon leurs caractères apparents, comme celle de Linné, ou leur situation géographique, comme celle de Buffon. Ces diverses anthropologies naturelles veulent être des mises en ordre des phénomènes observés, qui visent à l’exhaustivité. Mais Kant les tient pour des mises en ordre incomplètes : premièrement, parce que le naturaliste n’explique pas la genèse de l’ordre qu’il convoque ; deuxièmement, parce que l’histoire naturelle requiert, pour être intelligible, une histoire de la nature ; et troisièmement, parce que le naturalisme ne justifie pas non plus le choix des caractères retenus pour ses classifications. Au regard de l’exigence de compréhension, ces systèmes ne sont donc guère que des agrégats.
2/ Ensuite, une anthropologie morale présentant les conditions subjectives empiriques, favorables ou non, de l’exécution des lois de la métaphysique des mœurs – comme l’éducation ou le milieu familial.
3/ Et enfin, une anthropologie pragmatique qui embrasse l’ensemble des facultés humaines de connaître, de sentir et de désirer, pour déterminer l’usage qu’en peut ou doit faire l’homme en tant qu’être de libre activité.
Le point à souligner est que, si l’on suit la logique du système kantien, dans les trois cas l’anthropologie présente une dimension empirique qui l’exclut du système de la raison pure. Cela étant reconnu, examinons comment Kant interroge ces différentes anthropologies pour savoir si elles répondent à la question « Qu’est-ce que l’homme ? »
Dans son ouvrage Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant envisage en premier lieu l’homme comme un être naturel. La physique, la chimie, la physiologie reconnaissent dans cet homme des mouvements de matière, des combinaisons d’éléments, des agencements de fonctions. Kant ne nie pas l’intérêt théorique de telles recherches, qui relèvent de ce qu’il nomme le « point de vue physiologique ». Il se réfère en ce sens à la connaissance du corps humain et au statut des organes des sens (§ 15 sq.), à celle des émotions par lesquelles la nature favorise mécaniquement la santé (§ 79), ou encore aux tempéraments (2° partie, II). Il juge sans doute que, comme Descartes l’écrivait dans sa Description du corps humain, « l’ignorance de l’anatomie et des mécaniques » fait obstacle à la connaissance de l’homme en conduisant à attribuer à l’esprit des opérations qui s’expliquent avant tout par la structure du corps. Par ailleurs, Kant envisage la possibilité d’objectiver les conduites humaines lorsqu’il se réfère, dans son opuscule Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, aux tables démographiques publiées par Buffon qui se rapportent aux « degrés de probabilité de la durée de la vie », c’est-à-dire à l’espérance de vie à chaque âge. Toutes ces recherches théoriques font écho à l’idée d’une science naturelle de l’homme et traduisent l’objectivation de ce dernier. Elles méritent certes le nom d’anthropologie, mais elles n’appartiennent pas à l’anthropologie pragmatique, sinon au titre de principes étrangers. C’est pourquoi, dans la Préface de son Anthropologie, Kant écarte tout à la fois les recherches sur le soubassement cérébral des facultés de l’esprit et les recherches sur l’origine de la diversité des races humaines (dont il affirme quant à lui l’unité) : c’est que ces investigations portent sur ce que la nature fait de l’homme et non sur ce que celui-ci peut faire de lui-même. Kant juge donc que l’anthropologie physique n’épuise absolument pas le sens du mot « anthropologie », ni par conséquent le sens d’une authentique connaissance de l’homme – en un mot, qu’elle ne répond pas à la question « Qu’est- ce que l’homme ? ».
Puisque l’anthropologie physique ne correspond pas au projet exposé par Kant dans la préface de son ouvrage – à savoir, au projet d’atteindre à « cette connaissance ici exposée de ce que l’homme en tant que libre activité fait, peut et doit faire de lui-même » (p. 11), il lui faut se tourner vers une autre anthropologie. Ce sera l’anthropologie pragmatique.
Il est clair que l’Anthropologie du point de vue pragmatique, s’oriente vers une caractérisation bien précise de l’espèce humaine : celle qui considère l’homme comme un animal rationabile, c’est-à-dire comme un animal capable de raison, capable de devenir rationale, raisonnable. En conséquence, cette anthropologie inscrit la perfectibilité au cœur d’une nature humaine tenue pour capable de se cultiver, de se civiliser, de se moraliser. Kant écrit ainsi : « [L’homme]a le pouvoir de se perfectionner selon des buts qu’il a choisis lui- même. C’est pourquoi à partir d’un animal capable de raison (animal rationabile), il peut faire de lui-même un animal raisonnable (animal rationale) » (p. 161). Autant dire que l’homme est un être raisonnable mais fini et que c’est en prenant conscience de sa finitude, c’est-à-dire des limites inhérentes à sa dimension sensible réceptive, qu’il devient raisonnable. Être raisonnable, c’est donc d’abord ne pas être un pur être de raison (ce qui est la thèse du rationalisme dogmatique), et c’est mettre sa pensée au service de ce que donne l’intuition. C’est aussi reconnaître, par l’acceptation de l’impératif catégorique, la destinée pratique de la raison humaine ordonnée à l’action bonne. C’est enfin faire effort pour s’arracher à l’animalité et accéder à l’autonomie morale.
Cette façon d’envisager l’homme est dite par Kant « pragmatique » parce que l’homme y est considéré comme un être en devenir tourné vers la réalisation de lui-même. Dans l’Anthropologie il s’agit donc moins de donner des normes à la conduite humaine que d’explorer divers aspects des conduites humaines en mettant à contribution tout ce qui peut nous informer sur l’homme tel qu’il est. L’enjeu est dès lors de connaître à la fois les faiblesses et les ressources de l’homme eu égard à la tâche qui lui incombe – laquelle tâche est de réaliser, de rendre effectivement réelles, toutes ses dispositions spécifiques. Or Kant signale, dans l’Anthropologie, l’existence de trois difficultés, toutes trois liées à la nature humaine, auxquelles sa philosophie se heurte en cherchant à répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». La première de ces difficultés tient au fait que, lorsqu’on cherche à connaître l’homme il se dissimule : « L’homme, écrit-il, s’il remarque qu’on l’observe et qu’on cherche à l’examiner, se montrera embarrassé (gêné́), et il ne peut se montrer tel qu’il est ; ou bien il se dissimule, et il ne veut pas être connu tel qu’il est ». La deuxième difficulté est que, lorsque l’homme veut s’examiner lui-même il ne parvient pas à une véritable connaissance. La troisième, enfin, est qu’il faut prendre en compte les circonstances de temps et de lieu qui produisent des accoutumances, ou « une seconde nature » comme le dit Kant, et qui rendent difficile pour tout homme de se juger objectivement.
Ces premières remarques conduisent à se demander si l’Anthropologie kantienne permet de préciser ce qui serait effectivement un humanisme de type kantien. S’agissant de cet éventuel humanisme j’ai déjà signalé en introduction, et il faut le répéter ici, qu’un tel humanisme n’a, de toute façon, rien de commun avec l’humanisme de la Renaissance, comme celui de Pic de la Mirandole par exemple. En effet, pour l’humanisme de la Renaissance la dignité et la valeur de l’homme résident dans son indétermination fondamentale et sa liberté. L’homme y est conçu comme capable de tout devenir, sans qu’une figure de l’humain puisse prévaloir sur les autres pour définir ce qu’il est ou ce que doit être. Cet humanisme-là croit fermement que l’homme dispose de capacités quasiment illimitées. Sur ce point, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’humanisme de la Renaissance a connu son apogée avec Pic de la Mirandole (1463-1494), qui définissait l’homme comme « l’être qui peut tout être, c’est-à-dire qui peut se créer lui-même aussi bien sublime ou misérable, Dieu ou diable, ange ou bête » (Traité de la dignité de l’homme, publié en posthume en 1496). Pic de la Mirandole affirme encore dans ce Traité que c’est tout à fait volontairement que Dieu n’a pas restreint les possibilités offertes à l’homme, afin qu’il choisisse la place qu’il veut occuper dans l’univers, et donc décide librement d’être ce qu’il veut être. Ainsi, aucune restriction ne vient brider notre humanité, et aucune nature humaine prédéfinie ne s’impose à tous. Bref, pour l’humanisme de la Renaissance l’homme est le seul être qui, par sa volonté, décide de devenir tel ou tel, d’adopter telle ou telle forme, sans qu’aucune de ces formes ne puisse valoir comme norme de l’humain.
Il convient d’opposer à cet humanisme celui de Kant, pour autant qu’il trouve son origine chez Rousseau. L’idée majeure de Rousseau est en effet qu’en tant qu’agent libre, l’homme est capable d’échapper à l’instinct naturel et de se perfectionner. Cette thèse d’une perfectibilité de l’homme sera reprise par Kant sous forme d’idée d’une fin ou d’une destination d’une humanité devant atteindre le règne de l’autonomie. C’est donc au point d’articulation de la perfectibilité rousseauiste et de l’idée d’une destination de l’humanité qu’on voit se préciser l’existence chez Kant d’un humanisme non essentialiste posant en principe le processus de progrès infini de l’homme vers une autonomie morale qui constitue le seul horizon concevable pour l’humanité.
Comment comprendre alors la question centrale de l’Anthropologie du point de vue pragmatique : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Le point le plus déterminant pour la compréhension est, selon moi, que si, comme Kant le soutient dans ce texte, la connaissance de soi peut être dite « pragmatique », c’est dans la mesure où elle est nécessairement indissociable de la connaissance du monde – autrement dit, dans la mesure où l’homme kantien n’est pas destiné au repli sur soi contemplatif solitaire, mais est destiné à se révéler et à s’accomplir dans le monde. Pour se connaître lui-même, il doit s’éprouver dans son activité, dans le jeu tragique de sa liberté et de son égoïsme. Il doit mettre au jour les ressorts cachés du jeu des passions personnelles et sociales, afin de comprendre quelle est sa fin véritable, qui est de devenir citoyen du monde. C’est pourquoi l’expérience qui inaugure l’anthropologie kantienne, celle de la conscience de soi comme conscience de la liberté du « Je », est d’emblée pragmatique et, si j’ose dire, antipsychologique. C’est pourquoi aussi cette expérience inaugurale préfigure la conclusion de l’anthropologie pragmatique, qu’il vaut la peine de rappeler :
« Le résultat de l’anthropologie pragmatique quant à la destination de l’homme et à la caractéristique de son épanouissement est le suivant. L’homme est destiné par sa raison à être en une forme de société avec d’autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans cette société par l’art et par les sciences ; si grand que soit son penchant animal à se livrer passivement aux incitations du confort et du bien-vivre qu’il appelle félicité, sa raison le destine, à l’inverse, à se rendre digne de l’humanité de manière agissante, en combattant les entraves dont le charge la grossièreté de sa nature » (p. 164).
Autant dire que l’homme est ad extra, qu’il est pour le monde, et qu’il ne peut donc se connaître lui-même que d’un point de vue pragmatique.
Il est donc indéniable qu’une certaine idée de l’humanisme est au cœur de la philosophie de Kant et de ses réflexions sur les comportements de l’homme au sein de la société où il mène une existence intimement liée à celle de ses semblables. Il s’agit d’un humanisme pour lequel le respect de la dignité humaine est un devoir inconditionnel, un devoir qui conduit à l’avènement d’une société pacifique, juste et libre. C’est cet humanisme qui a conduit Kant à rompre avec l’humanisme essentialiste de la Renaissance et qui l’a porté à reposer, à nouveaux frais, la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». C’est de cette inflexion de l’humanisme que procède la révolution logique et méthodologique par laquelle Kant a redéfini le statut épistémologique et les stratégies heuristiques des sciences de l’homme, notamment de l’anthropologie. Au centre de ces sciences se trouvait le concept et l’expérience du « Je pense », autrement dit la conscience de soi et de la personne psychophysique telle qu’elle se manifeste dans le pouvoir de sentir, de penser et de dire « Je ». Mais, avec Kant il est désormais question du « Je » vivant et agissant, au-delà de la cognition pure et de sa simple forme logique. La question de l’humain convoque à présent le « Je » en tant que pouvoir d’habiter le monde et de déployer cette aventure cosmique en un processus de développement virtuellement infini où s’exprime la responsabilité de la réalisation par l’homme de son propre « pouvoir-être ». C’est par là que se manifeste, dans la pensée pratique de Kant, la primauté de la signification cosmopolitique et éthique de l’humain. Cette signification est au cœur de l’Anthropologie kantienne et de sa détermination de l’homme comme être en devenir – ce qui sonne le glas de l’humanisme idéaliste. Finalement, si l’Anthropologie du point de pragmatique est si difficile à situer dans le système philosophique kantien, c’est parce que l’homme n’y est ni objet de science au sens formel du terme (comme ce serait le cas pour une discipline dont l’objet serait purement phénoménal et les principes transcendantaux), ni non plus objet d’une science purement a priori (puisque cette anthropologie concerne l’expérience que les hommes font d’eux-mêmes et des autres). Autrement dit, c’est parce que Kant invente, à l’instar de Rousseau, un homme-en-devenir dont la perfectibilité est l’horizon ultime.
Je me hasarderais volontiers à demander si c’est l’entrée en scène de cet homme nouveau, nouvel objet d’une nouvelle science anthropologique, qui a pu inciter Michel Foucault à prédire la disparition prochaine de l’homme de l’humanisme classique – cet homme qui, écrit Foucault, est « une invention récente » qui, ajoute-t-il, ne tardera pas à disparaître dans une prochaine organisation des savoirs, ou dans le cadre d’une prochaine épistèmè. C’est, comme on s’en souvient, ce qu’affirment les dernières lignes de Les Mots et les choses :
« Une chose en tout cas est certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. […] L’homme est une invention dont l’archéologie de notre passé montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. […] alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » (p. 404)
Si, à un certain moment de l’histoire, il y a eu en effet, par changement d’épistémè (entendre un changement de la structure même de la connaissance), une sorte de basculement des conceptions traditionnelles de l’homme vers leur caducité, il est bien certain que Kant y a puissamment contribué. Mais c’est sans doute en un tout autre sens que celui que Michel Foucault attribuait au kantisme, car l’Anthropologie kantienne et la pensée critique n’ont pas tant contribué à fixer la limite de l’humain, qu’elles ont inauguré magistralement notre conception – ou plutôt notre idée – de l’humanité de l’homme.
II – La question de l’homme au crible de la philosophie critique et morale
Le texte de l’Anthropologie du point de vue pragmatique ne répondant qu’imparfaitement, sur le plan théorique, à la question anthropologique, il nous faut maintenant poser la question de savoir si la perspective critique prise dans son ensemble est porteuse d’enseignements sur la question de l’homme et de son humanité, alors même qu’elle exclut par définition et la connaissance métaphysique de l’homme et le simple recueil des données de l’expérience. La pensée critique est présentée par Kant comme une invitation à reprendre la plus difficile des tâches et en même temps la plus nécessaire, celle de la connaissance de soi. Cette tâche doit conduire à un examen rigoureux des pouvoirs et des limites de l’esprit humain, à une mise en évidence des conditions de l’objectivité du savoir, et doit donner accès à la raison pure pratique – laquelle s’identifie à la liberté, qui est, écrit Kant dans la Critique de la raison pratique, la « clé de voûte de tout le système de la raison pure, y compris de la raison spéculative ». C’est ce que nous allons examiner à présent.
Comme je l’ai dit, pour Kant l’homme est un être capable de connaissance et, en tant que tel, il se situe au centre de ses connaissances en tant qu’expressions de son pouvoir de connaître. C’est cette connaissance de l’homme que Kant nomme anthropologie, une anthropologie dite de plus « pragmatique », c’est-à-dire « qui s’en tient à ce que nous apprend l’expérience ». La connaissance de l’homme évoquée dans la quatrième des questions que j’ai rappelées au début de mon exposé, à laquelle se rapportent les trois autres, s’intéresse donc au sujet connaissant lui-même, c’est-à-dire à l’homme qui mesure, par l’extension du domaine de ses savoirs, la puissance de connaître qui est en lui, ainsi que sa limite.
Dans « l’Architectonique de la raison pure », Kant écrit que la connaissance empirique de l’homme contribue, comme la mathématique et la physique, aux fins essentielles de l’humanité, mais qu’elle ne peut le faire que par le biais de cette connaissance des limites qu’est la philosophie en tant que critique de la métaphysique. Il y a donc un rapport nécessaire et non accidentel entre la philosophie critique et l’anthropologie.
C’est ce dont atteste l’intérêt de Kant pour la question des limites, aussi bien empiriques que théoriques, de la connaissance. L’originalité de la Critique de la raison pure consiste, en effet, à vouloir établir des limites plutôt que des vérités. Elle institue un savoir de limites, un savoir négatif, et non savoir positif, et c’est par là que la Critique est science en un sens inédit. Il en va de même pour l’anthropologie pragmatique, qui se caractérise elle aussi par son souci de la limitation comme le laisse entendre sa définition comme « théorie de la connaissance de l’homme » : non pas une connaissance, mais une théorie de la connaissance. Cette formule importante peut s’entendre en deux sens : 1°) L’anthropologie n’est pas une connaissance de l’homme, mais une propédeutique à l’acquisition de cette connaissance (à travers voyages et fréquentations) ; 2°) L’anthropologie est une connaissance de second degré́, c’est-à-dire une réflexion sur la possibilité et les limites de la connaissance de l’homme.
Le même cheminement se retrouve dans la Critique de la Raison pure : la connaissance n’est pas tant connaissance de quelque chose que manifestation des capacités du sujet connaissant lui-même. C’est dire que Kant se penche tout autant, sinon davantage, sur le pouvoir de connaître qui réside dans l’esprit humain, que sur les divers domaines du savoir positif, fruits de l’activité de cet esprit. Ce renversement de perspective se lit dans une formule fondamentale de la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure : « Je dus abolir le savoir (Wissen) afin d’obtenir une place pour la croyance (Glauben) » (CRP, éd. PUF, p. 24). « Abolir le savoir », cela signifie dessiner la frontière au-delà de laquelle il ne nous est plus possible de connaître. C’est donc moins la souveraineté de la science qui retient Kant que la limite à partir de laquelle elle cesse d’être opérante et doit reconnaître qu’il n’est plus en son pouvoir de connaître. Ainsi, c’est toujours en gardant en vue la moralité, objet de la seconde question, « Que dois-je faire ? », que Kant élabore sa théorie de la connaissance, et non pour la connaissance elle-même.
Dans la première Critique il s’agit donc pour Kant de limiter les prétentions de la science afin de reconnaître l’autonomie du domaine moral où les hommes doivent se risquer à agir. De ce point de vue, la question « Qu’est-ce que l’homme ? » se situe dans une tradition morale qui n’est pas celle de l’humanisme depuis la Renaissance ; c’est pourquoi la philosophie morale de Kant n’est en rien l’héritière de cette tradition. Dans la CRP en effet, à l’opposé de tout humanisme essentialiste, Kant amorce son questionnement par une théorie de la connaissance scientifique dans laquelle il est surtout question, dès la préface, du génie de Thalès en mathématique et de celui de Copernic, de Galilée et de Newton en physique. Que signifie exactement ce détour par la connaissance scientifique alors que le projet de Kant semble être tout entier de construire une morale de la finitude reconnaissant les frontières à partir desquelles la souveraineté de l’homme doit admettre son impuissance, alors qu’en revanche le devoir formulé par la loi morale est inconditionné et comme dicté par l’absolu ?
Devant cette question j’avancerai une hypothèse qui n’a rien de révolutionnaire : avec Kant il n’est plus question de contempler des vérités scientifiques existant indépendamment de nous, mais il s’agit plutôt, pour l’homme, d’élaborer des théories scientifiques relatives aux phénomènes donnés par la sensibilité et liés par l’entendement. On se rend compte alors que c’est désormais le sujet pensant, et non l’objet à connaître, qui joue le rôle déterminant dans le processus de construction rationnelle du savoir – et cela parce qu’à rigoureusement parler l’objet de la connaissance comme tel n’est pas donné, mais que nous le construisons nous- mêmes en le faisant accéder au rang d’objet de notre connaissance – ce pourquoi notre connaissance peut être dite « objective ». Nous constituons l’objectivité de l’objet connu en le soumettant aux lois de notre entendement. L’objet, ainsi façonné et travaillé devient objet de connaissance dans la mesure où nous nous retrouvons en lui, puis pouvons le manier, le posséder, le maîtriser. Mais la chose-en-soi résiste à nos tentatives d’appropriation, elle nous demeure inconnaissable, son essence est à jamais inconnaissable et incompréhensible : « Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes » écrit Kant dans la préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure (p. 19).
Il reste cependant une possibilité d’accès à l’inconditionné. Cette possibilité s’ouvre dans le domaine de la morale qui dicte à la volonté son devoir. Kant insiste en effet sur le fait que la morale ouvre à l’existence humaine l’accès à l’inconditionné, lui conférant ainsi une dignité et une valeur absolues indépendantes des circonstances, des caractères ou des intérêts. Il y a donc bien un humanisme kantien spécifique, qui est intimement lié à la fondation d’une morale universelle. C’est sans doute le sens de l’énoncé de la « loi fondamentale de la raison pure pratique » – je veux dire l’universalité : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle » (CRPr, éd. PUF, p. 30). Mais la loi morale qui dicte à nos actions leur devoir est-elle véritablement en mesure de toucher à l’inconditionné ?
Ce qui est certain, c’est que si, après la critique de la métaphysique spéculative, nous pouvons encore prétendre à l’inconditionné, nous ne pourrons le faire que par la voie de la raison et non par celle du sentiment. Kant inverse en effet les rôles que la tradition attribue aux facultés de notre âme : ce n’est pas le sentiment qui désire vraiment – puisque le cœur est toujours inconstant –, mais c’est la raison qui toujours et nécessairement est à la recherche de l’absolu. Or nous avons considéré jusqu’à présent la raison comme une faculté purement spéculative, il faut donc la rétablir dans sa véritable destination, qui est pratique et non théorique, morale et non spéculative. C’est en tant que volonté en nous de l’absolu, désir d’une vérité suprême et inconditionnée, que la raison doit, comme toute volonté authentique, déterminer des actes et non simplement édifier des systèmes conceptuels. C’est dans l’action, et non dans la connaissance, que s’enracine en l’humanité l’exigence de vérité. La morale est donc une métaphysique de l’agir et du vouloir.
La raison ménage ainsi en nous la possibilité de l’émergence de la liberté et de l’autonomie. C’est par là qu’elle est pratique et non théorique, volonté et non contemplation, action et non connaissance. Son essence et sa vraie nature sont de vouloir la liberté. Le point à souligner est que l’exigence éthique révélée par l’impératif catégorique fait connaître cette liberté en même temps que l’appartenance de l’homme au monde intelligible. L’homme en effet, fragment de nature d’une part, homo phaenomenon soumis au plus strict déterminisme, est aussi, d’autre part, homo noumenon – un homo noumenon certes inconnaissable, mais dont la raison est obligée d’affirmer l’existence pour pouvoir être elle-même pratique. Il en résulte un être déchiré entre sa nature phénoménale et sa nature nouménale, séparées par un gouffre que la Critique de la faculté de juger aura pour but de combler. La troisième Critique conclut à l’idée d’un homme raisonnable mais fini, dont la finitude explique la faillibilité ; toutefois, les limites qui concernent la connaissance humaine sont aussi celles qui donnent accès à la raison pratique. L’interrogation sur l’humanité de l’homme conduit donc Kant à conclure, dans cette troisième Critique, que ce ne sont ni sa nature sensible ni ses facultés intellectuelles qui définissent l’homme, mais son autonomie et sa liberté, et que ces dernières en font le sujet d’une raison moralement pratique, c’est-à-dire une fin en soi ayant une valeur au-delà de tout prix assignable.
Dans les §§ 83 et 84 de la Critique de la faculté de juger, il ne s’agit de rien moins que de situer la place et de définir le sens de l’homme dans l’ensemble de tout ce qui existe, question qui habite Kant depuis les années 1760 à la suite de sa lecture de Rousseau. Dans ces paragraphes Kant montre que l’homme est comme un passage entre le domaine de la nature et celui de la liberté, et il analyse comment la nature elle-même, par les dispositions qu’elle a placées dans l’espèce humaine, conspire à son propre effacement, en faisant de l’homme en tant qu’être libre la fin dernière de cette même nature. La compréhension de ces deux paragraphes implique de définir précisément les significations du terme de nature chez Kant. C’est que, si l’homme fait partie de la nature en tant qu’il est soumis au plus strict déterminisme, il se trouve aussi qu’en tant qu’être vivant naturel il requiert, par sa constitution propre, une approche particulière prenant en compte la finalité. Dans le système des causes finales, l’homme se définit alors comme la fin dernière de la nature parce qu’il met un terme à la série des conditions qui le déterminent, soumettant ainsi la nature à ses propres fins.
Je cite, en confirmation, ce passage du § 84 de la CFJ :
« Une chose qui en vertu de sa constitution objective doit nécessairement exister comme fin dernière d’une cause intelligente, doit être telle que dans l’ordre des fins elle ne dépende d’aucune autre condition que de son Idée.
Or, il n’y a qu’une seule espèce d’êtres dans le monde, dont la causalité soit téléologique, c’est-à-dire dirigée vers des fins et en même temps cependant ainsi faite, que la loi, d’après laquelle il leur appartient de se poser des fins, doit être représentée par eux comme inconditionnée et indépendante des conditions naturelles, et comme nécessaire en soi. L’homme est l’être de cette espèce, mais considéré comme noumène ; c’est le seul être naturel en lequel nous puissions reconnaître, du fait de sa propre constitution, une faculté supra-sensible (la liberté) et même la loi de la causalité, ainsi que l’objet de celle-ci, qu’il peut se proposer comme fin suprême (le souverain bien dans le monde) », (éd. Vrin, pp. 244-245).
L’homme, fin dernière de la création, découvre donc en lui un but final auquel sa raison pratique l’oblige à tendre, le Souverain Bien qui se définit comme l’union de la vertu et du bonheur. On voit ainsi que Kant définit l’homme comme un être doublement déterminé : c’est un sujet naturel et sensible, mais c’est tout autant un sujet moral toujours conscient a priori de l’appel de la loi morale, un appel dénué de toute condition ou considération préalable et donc inconditionné. Appelé à la moralité, l’homme se découvre en même temps libre de répondre à cet appel en prenant la loi morale pour principe de ses actions, et en se déterminant lui-même par cette loi, c’est en ce sens qu’il se découvre autonome. L’homme occupe par là une position unique parmi les vivants, une position qui résulte de la conjonction singulière entre un sujet naturel, cause agissante et pâtissante au sein du mécanisme universel de la nature, et un sujet moral libre et inconditionné, ancré dans la sphère de l’en soi qui est le fondement inconnaissable du sensible connu.
L’homme, « considéré comme noumène », est ainsi « la fin dernière de la création », c’est- à-dire « une fin qui n’en suppose aucune autre comme condition de sa possibilité , (ibid) et qui se propose alors et propose à la nature, au monde, son but ultime – un but qu’il ne se contente pas de déterminer en théorie, mais qu’il va mettre toute sa responsabilité et toutes ses forces à réaliser. Ce but final consiste en une union de deux composantes fondamentales que sont le bonheur et la moralité. Le bonheur représente la réalisation maximale et intégrale de tous nos besoins matériels d’êtres vivants, et constitue la condition subjective du but final de l’homme, la condition qui dépend de sa constitution de sujet fini. Mais – et nous touchons ici à la composante objective du but final – le bonheur ne peut s’élever à la condition subjective du but final humain que s’il est digne d’un accord avec la moralité qui, seule, permet d’atteindre notre but suprême, à savoir le souverain bien dans le monde. La moralité, qui détermine la liberté, est donc la condition objective qui ancre le but final humain dans l’absolument inconditionné ; et il faut noter que la réalisation de ce but final dans le monde relève de la même urgence et de la même exigence que l’appel de la loi morale en tant que principe d’un agir humain libre.
Si nous résumons la condition de l’homme, nous voyons que, d’une part, il est poussé par l’appel inconditionné de la loi morale à réaliser la fin suprême dans le monde et que, d’autre part, en tant qu’être naturel du monde, il est et reste soumis aux conditions d’un strict mécanisme qui semble l’empêcher de réaliser sa fin suprême inconditionnée. Comment en effet cette nature humaine biface pourrait-elle donner au sujet empirique la possibilité physique d’une réalisation incondionnelle ? Les deux lois également nécessaires, la loi de la nature et la loi de la liberté, demeurent dans une opposition insurmontable, sauf s’il existe une législation supérieure à l’œuvre déjà dans le substrat en soi des phénomènes, et capable de concilier originellement les deux lois en faisant en sorte que la nature soit en vue de la moralité.
La fin morale suprême à laquelle l’homme est voué constitue l’expérience fondatrice sans laquelle la loi morale demeurerait lettre morte. C’est ce que Kant nomme « un fait de la raison », un fait qui représente comme l’irruption de l’inconditionné dans le champ toujours conditionné de nos expériences possibles. La fondation de la moralité s’établit ainsi sur une expérience impossible, surhumaine en ce sens qu’elle dépasse les limites de toute expérience possible. Selon la première Critique, il ne pouvait pourtant exister que des faits d’expérience, des faits donnés par l’expérience à notre sensibilité, mais pas un seul « fait de la raison ». Un « fait de la raison » implique que l’expérience que nous pouvons en faire ne relève pas de la causalité naturelle. C’est pourquoi cette expérience est nécessairement « soudaine » et à jamais inexplicable pour notre entendement :
« On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale [la loi morale] un fait (Factum) de la raison, parce qu’on ne saurait la tirer par le raisonnement des données antérieures de la raison, par exemple, de la conscience de la liberté (car cette conscience ne nous est pas donnée d’abord), mais parce qu’elle s’impose à nous par elle-même comme une proposition synthétique a priori, qui n’est fondée sur aucune intuition, ou pure ou empirique » (CRPr, scolie du § 7, PUF, p. 31).
Un tel événement que rien ne permet de prévoir et qui échappe par suite totalement à notre entendement, consiste proprement en une déclaration de la liberté qui nous élève à la prise de conscience de l’autonomie de notre volonté. C’est, écrit Kant,
« Un fait (Factum) dans lequel la raison pure se manifeste comme réellement pratique en nous, à savoir par l’autonomie dans le principe fondamental de la moralité, au moyen duquel elle détermine la volonté à l’action. […] ce fait est inséparablement lié à la conscience de la liberté de la volonté ; bien plus, il ne fait qu’un avec elle » (CRPr , p. 41-42).
Quel sens faut-il donner à cette émergence soudaine de l’humanité en l’homme ? Ou, pour le dire autrement, comment comprendre que se soit avérée dans l’espèce humaine la liberté qui est encore comme ensevelie et engourdie dans la vie animale ? Ce n’est pas un événement physique que la science de la vie pourrait expliquer ; c’est un événement métaphysique dépassant infiniment les limites de notre connaissance. D’un côté, le désir animal est toujours borné par les limites de l’expérience possible, et l’animal désire tel ou tel objet qui se présente à lui dans le champ de son expérience – il est en ce sens le vivant qui sait ce qu’il désire et qui le connaît pour l’avoir rencontré. De l’autre côté en revanche, l’homme désire infiniment, il désire par delà les limites de l’expérience, par delà l’espace et le temps ; il désire, non un objet qu’il lui serait possible de déterminer et de connaître, mais une fin inatteignable – il désire le « souverain bien » (summum bonum) qui est le but suprême de sa volonté. Cette volonté humaine est à elle-même sa propre fin, et c’est pourquoi l’homme peut atteindre le seuil de l’humanité, ce point où la maxime fondant la dignité de la personne morale lui intime, précise le texte des Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (trad. V. Delbos, éd. Delagrave, p. 150).
Cette maxime n’a de sens que par l’événement fondateur de la conversion morale par lequel l’autonomie de la volonté, qui est liberté, se déclare à notre conscience. Elle prend appui sur une expérience effectivement vécue, sur la rencontre fondatrice de soi avec soi-même comme existence autonome. Par là, le désir humain s’infinitise en humanité de l’homme, en marque de l’absoluité et de l’autonomie de notre liberté comme fondement en nous de la loi morale. La loi morale est ainsi la loi du désir le plus intense – aussi est-il important de bien faire la distinction entre, premièrement,« la faculté inférieure de désirer », qui se satisfait de l’assimilation de l’objet que la volonté se donne dans le champ de l’expérience sensible, et deuxièmement, « la faculté supérieure de désirer » qui poursuit, par un « progrès à l’infini », un Idéal qu’elle postule elle-même au-delà de toute expérience possible. La dignité morale de l’homme ne consiste dès lors nullement dans le fait d’atteindre un but, mais dans le fait de poser une fin si distante, si transcendante qu’il est assuré qu’elle ne sera jamais atteinte. Par conséquent, ce qui fonde en l’homme la dignité de son humanité, c’est qu’il demande l’impossible ; c’est en cela qu’il est un être moral, c’est-à-dire un être digne de son humanité. La raison, et non le sentiment ou la sensibilité, porte en nous le désir de l’inconditionné, de l’absolu ; elle est ce qui fait du désir un absolu valant par lui-même et non par l’objet qu’il s’approprie ou assimile.
L’humanité de l’homme le porte ainsi toujours au-delà de lui-même, toujours tendu vers le plus qu’humain. Ce faisant, l’homme postule par un acte de sa liberté, c’est-à-dire par delà sa condition finie, une vie infinie purement créatrice et de pure spontanéité. L’homme, but final de la création, découvre alors en lui une fin suprême vers laquelle sa raison pratique l’oblige à tendre ; cette fin est pour nous le Souverain Bien comme union de la vertu et du bonheur – une union que seul un dieu peut assurer – et Kant ne propose pas là une preuve théorique de l’existence de dieu, il énonce simplement une preuve morale de cette existence (CFJ, § 87).
L’appel de la morale, venu de notre raison même et insensible à toute condition matérielle, nous pousse sans fin à résoudre la contradiction qu’il y a à devoir réaliser la moralité dans le monde. Il est important de souligner ici que l’action morale, qui requiert un engagement total du sujet, a pour condition nécessaire une espérance fondée quant à la possibilité : 1°) de la réalité de notre liberté dans le monde, 2°) de l’existence d’un auteur moral du monde, et 3°) de la survie de notre être moral après la mort. C’est qu’en effet, en une seule vie nul homme ne pourra jamais se rendre suffisamment digne du bonheur qu’il vise, et sa mort viendra lui retirer la possibilité d’atteindre la dignité morale qui lui était pourtant assignée. C’est pourquoi Kant évoque « notre survie, comme condition exigée pour remplir le but dernier qui nous est absolument imposé par la raison» (CFJ, § 89, Vrin, p. 265). L’immortalité de l’âme constitue donc le troisième postulat de la raison pratique, un postulat que nous devons accepter comme objet de croyance.
On peut en conclure qu’avec la Critique de la faculté de juger Kant reconstruit un système métaphysique fondé et limité dans sa validité par l’exigence éthique ; un système qui ne vaut plus que pour et par l’homme – cet homme dont l’essence finie sert en quelque sorte de point d’appui à l’exigence morale qui fait entrevoir, à côté du monde sensible, la possibilité d’un fondement intelligible de ce monde. La démarche kantienne reste ainsi fidèle aux deux traits caractéristiques de la réalité humaine : sa nature sensible et sa destination morale. Les postulats auxquels Kant aboutit ne sont pas obtenus par un saut dans l’irrationnel, ni par l’occultation de la condition de l’homme dans le monde, mais par la prise en compte de la réalité entière de l’existence humaine.
Cette prise en compte stipule que l’homme ne peut échapper à sa condition mondaine que s’il admet, « pour se faire au moins une Idée de la possibilité du but final qui lui est moralement prescrit, l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-à-dire de Dieu » – ce qui est possible, ajoute Kant, puisque ce n’est pas à tout le moins contradictoire (CFJ, § 87, p. 259). C’est ainsi que l’existence de Dieu dans sa liberté infinie et sa spontanéité éternellement créatrice, et l’immortalité de l’âme (seule en mesure d’offrir au caractère intelligible le progrès à l’infini auquel l’homme s’est engagé envers lui-même), constituent les postulats de la raison pratique fondés sur la nécessité d’une loi morale nous commandant de cultiver et d’épanouir en nous la force vitale qui nous élève à la dignité de l’autonomie. Résumons nos acquis :
1°) la morale kantienne est paradoxale en ce sens qu’elle est sans objet déterminé, qu’elle ne détermine pas le Souverain Bien que le sage doit poursuivre, mais seulement l’intensité de la tension de sa volonté.
2°) Cette morale est formelle, au sens où elle commande de vouloir infiniment, en un progrès à l’infini qui repousse toujours la fin dernière.
3°) Cette fin dernière n’est en réalité pas de ce monde, puisqu’il s’agit de la liberté telle que la raison la postule en Dieu. En ce sens, l’impératif catégorique commande l’impossible. Dès lors, il appartient moins à la moralité de prescrire des actes réalisables en ce monde que d’orienter notre action vers un Idéal transcendant les limites d’un monde trop humain.
Compte-tenu de ces trois acquis on peut conclure que l’humanisme de Kant, celui que prescrit la raison pratique en nous, nous commande de tendre toujours au-delà de nous-mêmes vers un sujet nouménal seul capable d’incarner notre humanité comme Idéal régulateur de notre vie . La loi morale nous commande ainsi de vivre inconditionnellement ce qui nous conduit vers notre humanité. C’est par là que, comme je le disais en commençant cet exposé, la philosophie de Kant achève l’humanisme comme humanisme de type essentialiste, pour donner naissance à un humanisme de la raison justifié par la découverte de notre humanité comme tout entière tournée vers la loi morale inconditionnée. L’humanité de l’homme kantien est donc proprement celle de l’homme nouménal, celle du sujet transcendantal.
On se souvient que la ligne de démarcation que Kant a tracée entre l’empirique, le sujet phénoménal, et le transcendantal, le sujet nouménal, a été critiquée par Michel Foucault lorsqu’il a écrit dans Les Mots et les choses que l’homme kantien est « le lieu d’un redoublement empirico-transcendantal ». Pour clore cet exposé, je voudrais rappeler rapidement les grandes lignes de la critique de l’homme kantien par Foucault.
Quand il s’interroge en 1785, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, sur les principes du devoir moral, Kant déclare que l’on doit s’abstenir de faire dépendre ces principes « de la nature particulière de la raison humaine » (p. 120). Il admet toutefois que, puisque la morale s’applique aux hommes, elle « a besoin de l’anthropologie ». Mais les fondements de la moralité échappent à l’anthropologie et c’est « indépendamment de cette dernière science » qu’il faut les dégager. Ce faisant, selon Foucault, Kant articule l’un à l’autre le transcendantal et l’empirique dans une relation de réciprocité et, plus précisément, dans une relation de circularité, de constitution et de dépendance réciproques. Dès lors, si l’homme kantien représente ce que Foucault appelle un « redoublement empirico-transcendantal », c’est parce qu’avec lui advient « cette figure paradoxale où les contenus empiriques de la connaissance délivrent, mais à partir de soi [c’est-à-dire, à partir de l’homme], les conditions qui les ont rendues possibles » (Les Mots et les choses, p. 33). Lorsque donc Kant, dans sa Logique, ajoute aux trois questions critiques cette quatrième, « Qu’est-ce que l’homme? », Foucault décèle, derrière le partage kantien du transcendantal et de l’empirique, « l’ambiguïté » constitutive de ce qui va devenir la figure moderne de l’homme – à savoir l’ambiguïté – ou l’équivoque – qui fait de l’homme le sujet de tout savoir et, en même temps, l’objet d’un savoir possible. Par-delà l’équivoque qu’elle fait peser sur l’entreprise critique de Kant, l’ambiguïté d’une telle « structure anthropologico-humaniste » (p. 352) tout à la fois empirique et transcendantale, manifeste proprement, aux yeux de Foucault, la précarité de la figure moderne de l’homme.
Conclusion
Je conclurai ainsi : la question « Qu’est-ce que l’homme ? » est porteuse d’une division, ou d’une disparité qui se situe au cœur même de l’homme kantien – ce qui veut dire : au point où la « nature en lui » vient redoubler les obstacles que lui oppose la nature extérieure, et vient le déchirer jusque dans sa propre faculté de vouloir entre une volonté naturelle qui obéit à la pression du besoin et une volonté autonome qui pose librement ses fins en se référant à la loi morale tout en restant affectée, du fait de la finitude de son sujet, d’une « faiblesse » déterminante. L’idée d’une progression constante de l’humanité en l’homme vers le meilleur est une Idée de la raison pure ; une Idée certes problématique du point de vue théorique (puisqu’il est impossible de la présenter dans l’intuition pour en affirmer ou en infirmer la réalité objective) ; mais une idée néanmoins nécessaire du point de vue moral, où elle a valeur d’Idéal régulateur orientant nos actions. En d’autres termes, nous devons agir comme si en nous l’humanité progressait constamment vers sa perfection. Ce progrès vers la perfection est un Idéal auquel nous devons travailler, vers la réalisation duquel nous devons tendre nos efforts, qu’il soit réalisable ou non.
Pour pouvoir cerner l’humanité de l’homme kantien et interpréter la philosophie kantienne comme un humanisme de la raison pure – ce qui signifie comme un humanisme-limite –, il nous a fallu faire appel conjointement à la Critique de la Raison pure, à la Critique de la Raison pratique et à la Critique de la faculté de Juger, ainsi qu’à l’Anthropologie du point de vue pragmatique. Cet ensemble de textes a été notre guide pour cheminer entre savoir pur, connaissance issue de l’observation empirique, et agir moral. Notre lecture croisée a montré – c’est du moins ce que j’espère – que l’homme kantien considéré du point de vue théorique est l’unité de sa sensibilité et de son entendement, au même titre qu’il est, sur le plan de son humanité morale, l’union d’un être d’intérêts et d’un être de raison, d’un être pragmatique et d’un être à vocation pratique. Bref, que l’homme kantien est effectivement, comme Foucault l’avait bien compris, ce doublet empirico-transcendantal aussi étonnant qu’instable qui est tenu, par l’inconditionnalité de la loi morale en lui, de dépasser les limites de sa finitude.
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