Comment aborder les questions liées aux libertés fondamentales et aux fondements de la République

Chers collègues,

 

Le ministère vous a fait parvenir une série de ressources pour la prochaine minute de silence et le traitement, en classe, des questions liées aux libertés fondamentales et aux fondements de la République. Il s’agit de 16 textes ou documents présentés et commentés dont vous pourrez faire l’usage qui vous conviendra. Vous trouverez aussi de plus amples ressources pour l’enseignement moral et civique :

https://cache.media.eduscol.education.fr/file/021120/86/8/2_novembre_2020_documents_commentes_college-lycee_1343868.pdf

https://eduscol.education.fr/cid154946/2-novembre-hommage-m-samuel-paty-unite-autour-des-valeurs-de-la-republique.html

 

Voici, en complément, quelques indications et propositions en rapport plus spécifique avec le traitement de certaines notions de nos différents programmes. Vous en ferez bien entendu ce qui vous semblera le plus opportun.

Il m’a paru intéressant de commencer, pour préciser le sens de ce qui nous est demandé, de partir de la réponse faite, la semaine passée, par notre collègue de l’inspection générale, Mme Souâd Ayada, qui préside dorénavant le Conseil supérieur des programmes.

En réponse à la question de deux journalistes « comment répondre dès la rentrée des vacances de la Toussaint au désarroi des enseignants ? Soutenez-vous l’idée d’organiser un travail pédagogique sous forme d’un grand débat sur ces caricatures danoises ? », elle a apporté la réponse suivante : « la moins mauvaise des réponses serait de laisser les professeurs exercer leur métier à la rentrée en faisant que l’espace scolaire redevienne, le plus rapidement et autant que cela sera possible, un espace d’enseignement. Si l’horreur que nous venons de vivre touche l’école en son cœur, elle ne pourra être dépassée, c’est-à-dire comprise dans sa signification, que par l’effort que chacun déploiera pour renouer avec le cours ordinaire, apaisé et apaisant, des missions qu’il remplit. Je conçois le travail d’élaboration des programmes scolaires dans une attention scrupuleuse à ce qui en est le pendant, la liberté pédagogique des professeurs. Le programme dit ce qu’il faut enseigner ; il revient à chaque professeur de déterminer les moyens les plus opportuns pour conduire son enseignement et l’adapter à ses élèves de manière à ce qu’ils progressent et réussissent. Laissons-les faire ce qu’ils savent faire dans leur discipline et de la manière qu’ils jugent adaptée »[1].

L’instauration d’une minute de silence puis la proposition d’une reprise ultérieure ont pour but de rassembler et de raffermir certaines notions dans l’esprit des élèves. On voit mal ce qu’il pourrait s’agir alors de mettre en débat et, pire, en controverse ; sans parler des tensions à apaiser et de l’anxiété liée à l’actualité et aux épreuves que nous traversons. Conformément au principe de neutralité de l’Etat et à notre obligation de réserve, il paraît également important de se garder de toute posture militante, y compris même, et peut-être surtout, pour ce qui pourrait vous sembler « la bonne cause ». Car, en guise de « cause », c’est celle de l’école qui est à défendre, c’est-à-dire de former et d’instruire nos élèves sur des sujets souvent complexes en leur offrant le recul qui libère quand les croyances asservissent.

Certes, il y aurait contradiction à promouvoir la liberté d’expression d’une pluralité de croyances et d’opinions et à l’interdire à nos élèves, d’autant que ce peut être l’occasion pour eux de découvrir la richesse et la diversité des analyses et l’extrême différence des sensibilités. Cependant, l’approfondissement de ces questions à l’occasion du traitement des thèmes de notre enseignement qui peuvent leur faire écho peut sembler un moyen particulièrement approprié pour les éclairer et leur permettre d’acquérir une maîtrise intellectuelle et une compréhension plus affermie de ces questions.

Les indications qui suivent ne sont donc ni impératives ni exhaustives. Elles pourront être complétées par d’autres ressources, textes et autres indications bibliographiques qui seront mises à votre disposition sur votre site académique. J’en remercie d’avance les collègues sollicités.

 

Religion et fanatisme.

La lecture de Voltaire est redevenue d’actualité et notamment l’article « fanatisme » du Dictionnaire philosophique :

https://actualites.ecoledeslettres.fr/education/fanatisme-article-du-dictionnaire-philosophique-portatif-de-voltaire-1764/

Celui-ci se termine par ces mots et par une distinction tout à fait bienvenue pour nos élèves : « les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre. »

Comme nous le voyons hélas, par de-là l’ironie voltairienne, cette folie meurtrière peut toucher toutes les religions et même celles qui, en apparence, peuvent nous paraitre les plus inoffensives. Si « le fanatique est celui qui soutient sa folie par le meurtre », la relation si frappante et parfaitement d’actualité entre religion et violence demande à être approfondie et sera certainement questionnée.

Comme vous le savez, cette relation est au centre des travaux de René Girard et notamment de son livre si stimulant : La violence et le sacré. « La moindre violence peut entraîner une escalade cataclysmique. Même si cette vérité, sans être aucunement périmée, est devenue malaisément visible, au moins dans notre vie quotidienne, nous savons tous que le spectacle de la violence a quelque chose de contagieux. Il est presque impossible, parfois, de se soustraire à cette contagion. A l’égard de la violence, l’intolérance peut se révéler aussi fatale, en fin de compte, que la tolérance. Quand la violence devient manifeste, il y a des hommes qui se donnent à elle, avec enthousiasme même : il y en a d’autres qui s’opposent à ses progrès ; mais ce sont eux, souvent, qui lui permettent de triompher. Aucune règle n’est universellement valable, aucun principe ne finit par résister. […] Le sacré, c’est tout ce qui maîtrise l’homme d’autant plus sûrement que l’homme se croit capable de le maîtriser »[2].

Ce rappel est un appel à la prudence. Il est utile mais il touche une propriété contenue dans l’objet même qu’il s’agit d’étudier.

Pas plus que la république, l’école « ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Suivant « les lois et les coutumes de notre pays », la discrétion doit être ici de rigueur dès qu’il s’agit d’engagement, de confession religieuse ou d’hostilité à son égard. C’est là une manière de protéger vos élèves et de leur faire respecter l’impératif d’égalité de traitement et d’égards réciproques pour l’expression de leurs convictions. Et, en effet, nombre d’intellectuels, à commencer par Socrate, bien avant ces dernières décennies, ont eu maille à partir avec les autorités, jusqu’à y perdre parfois la vie : pensons ici à Giordano Bruno, à Antonio Gramsci ou à Jan Patocka, sans oublier la mise à l’index, a posteriori très saugrenue, de l’Evolution créatrice. Les philosophes ont toujours eu, à des degrés divers, des soucis avec les autorités, que celles-ci pratiquent le style théologico-politique ou d’autres formes de police et de surveillance de la pensée tout aussi redoutables.

Cependant la religion, les rapports de la foi, de la croyance, de la pratique religieuse, des rites et de l’intelligence, le statut et le sens de textes tenus pour sacrés ne peuvent absolument pas être considérés comme extérieurs à notre discipline, d’autant que celle-ci a l’interrogation métaphysique pour vocation. Il suffit ici d’évoquer les Lois, le Traité Théologico-politique, les Formes élémentaires de la vie religieuse, la Pesanteur et la Grâce, les Deux sources ou l’Avenir d’une illusion, pour prendre les travaux d’auteurs de notre programme. Il nous semble donc que le professeur de philosophie manquerait à sa mission s’il n’était pas capable ou se refusait, par peur ou par hostilité, à tenir un propos informé et réfléchi sur ces questions surtout, quand elles le touchent de près ou mobilisent de puissants affects chez ses élèves.

Pour apporter à ce traitement le recul et la sérénité que Voltaire considérait comme l’effet bienfaisant de la réflexion philosophique, c’est-à-dire du savoir, le conseil serait de se garder de la tentation du dogmatisme et de la présomption de croire pouvoir détenir la « vérité ». Les allégations touchant la « vraie religion », le « seul Dieu », les : « c’est l’islam, il n’est pas compatible avec la République » ou les : « cela n’a rien à voir avec l’islam » ne peuvent émaner que des croyants ou de propagandistes. Ils sont à cantonner au café de commerce médiatique. Ils ne concernent pas le savant, l’historien, la philosophie et celui qui l’enseigne. Ils sont certainement caractéristiques du discours des « idéologues du religieux » et autres propagandistes de tous bords dont l’objectif est d’abord de s’assurer des positions de pouvoir et de désigner un ennemi. Ils manquent le véritable sens de la religion qui est un effort intérieur et une réalité sociale, diverse comme les temps, les lieux et les sociétés.

Au regard de la complexité de l’objet et par référence à une différence d’essence entre approche confessionnelle et approche analytique, le caractère toujours approché et extérieur d’un savoir condamné à rester partiel, abstrait et relatif, doit être fortement marqué. Il n’en est pas moins précieux et même indispensable. De même, la prétention « encyclopédique » ou la posture « œcuménique » peuvent sembler vaines. Les lignes de failles et les conflits qui travaillent toutes les religions n’épargnent pas la recherche scientifique ni la médecine. La philosophie peut y apporter sa modération et sa rigueur et aider à cartographier les désaccords et les apories. Bref, au rebours d’une exhaustivité impossible et d’une impartialité rêvée mais imaginaire, le conseil serait de privilégier toujours la précision et la clarté et en privilégiant la voie de l’interrogation et du questionnement socratique qui constitue le style de notre discipline et notre meilleur moyen d’approche.

S’agissant de l’islam, puisqu’il faut bien le nommer, à la fois civilisation, religion et dorénavant dans certains groupes, instrument de mort et de désolation au service d’une guerre civile planétaire, Il est clair qu’il est pris dans une tourmente alliant l’idéologie et la terreur et d’authentiques pratiques religieuses – mais comment distinguer les unes des autres ? Cependant, le propos d’un très bon connaisseur peut servir de point de repère, même s’il demanderait un long commentaire. En en effet Jacques Berque écrivait : « l’islam a souffert de trop de proximité et peut-être de trop de complicité avec la civilisation méditerranéenne. Ce fut pour lui un grand malheur. C’est le cousin méconnu, c’est le frère rejeté et qui se sent tel, c’est vraiment l’éternel dénié, l’éternel proscrit, l’éternel accusé, l’éternel suspect ». Nous voyons bien comment les propagandistes instrumentalisent cette posture victimaire et comment la tourmente présente renvoie notre pays à son histoire, à celle de son industrie, à la répartition des populations sur son territoire et à un contexte géopolitique qui dépasse largement l’Hexagone. Ces questions concernent plutôt un enseignement de sciences politiques. En tant qu’enseignants de philosophie, nous sommes plus directement interpellés, dans notre responsabilité d’éducateurs, par la séduction que le discours radical peut exercer sur certains de nos élèves et par l’épouvante et la peur que suscitent les assassinats. Se posent naturellement aussi des questions vivres ayant trait à l’identité collective et personnelle.

Comment y faire face ? Chacun de vous inventera et trouvera sa voie en accord avec son style et ses préoccupations propres et avec l’orientation de son cours. A titre d’exemple, je me permets de vous indiquer le travail de notre collège Jacob Rogozinski intitulé Djihadisme, Le retour du sacrifice[3]. Sans doute une des contributions philosophiques les plus stimulantes à notre disposition et d’autant plus utile qu’elle contient une large bibliographie sur ces questions (radicalisation, rapport du religieux et du politique, dimension messianique et apocalyptique).

Dans la ligne d’une interrogation qui se revendique de Freud et de Foucault et en lien avec notre fil conducteur indiqué plus haut : religion, violence et fanatisme, s’inspirant fortement de Girard, l’auteur soutient que « le dispositif religieux contient la violence à tous les sens du mot : il tente de l’endiguer, il l’absorbe pour mieux lui résister mais en l’absorbant, il la garde en lui, prête à ressurgir lorsque ses défenses défaillent ». Aussi « les religions ne sont-elles pas, comme telles, violentes mais tentent au contraire de protéger les hommes contre leur violence meurtrière en la sublimant dans des symboles, des rites qui les régulent et les apaisent ». Rappeler que comme les deux autres monothéismes, le Coran est structuré par le « tu ne tueras point » et par la remémoration du sacrifice – interdit – d’Abraham, n’est sans doute pas inutile. Cela rend d’autant plus paradoxal et inquiétant le retour d’une cruauté archaïque, précisément au nom d’Allah.

Vous trouverez des éléments de présentation intéressants en ligne mais également dans l’œuvre savante et précieuse de notre collègue sociologue Camille Tarot Actualité de la religion[4] qui est un véritable instrument de recherche et d’étude.

http://www.pileface.com/sollers/spip.php?page=imprime&id_article=1911

https://www.facebook.com/151446978204/videos/10155860040013205/?comment_id=10155861965478205.

 

Liberté de conscience, tolérance et laïcité.

L’effort pour se décentrer et conquérir une forme de connaissance de ce qui nous semble le plus étranger, le plus obscur et le plus difficile à connaître et à comprendre, nous remet au cœur de la vocation des Humanités. « Je suis homme, disait Térence, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Nous pourrions ajouter : pour le meilleur et pour le pire.

Comme vous le savez, le problème posé par la pluralité des cultures rapportée à l’unité du genre humain est une des questions les plus entêtantes de la philosophie contemporaine. Ricœur, qui vient d’être introduit dans la liste de nos auteurs, a proposé une réflexion intitulée : « Tolérance, intolérance, intolérable » que je me permets de vous signaler[5].

Dans un autre article portant sur le couple « Ethique et morale », Ricœur relie la situation critique que vivent nos sociétés industrielles avancées à la rencontre de références culturelles fondamentales mais discordantes. Des conflits entre des normes à prétention absolue mais profondément divergentes peuvent donner lieu non seulement à des engagements fanatiques mais, en un même individu, comme nous le voyons aussi, à une profonde et périlleuse désorientation. Il en résulte des déchirements profonds et des violences tragiques au sein d’une même nation.

La réflexion autour de la portée et du sens des « droits de l’homme » et de sa compréhension au sein des différentes aires culturelles qui communiquent dorénavant sur la scène du monde en est un bon exemple. Caricaturer le prophète, rire des choses sacrées, brocarder tel ou tel comportement constituent-t-il un droit inaliénable ? S’agit-il et quand d’une offense et d’une forme intolérable de discrimination ? Cela témoigne-t-il d’une absence de respect ? « Appliquée à la lettre la règle d’universalisation crée des situations conflictuelles du fait que la prétention universaliste, interprétée par une certaine tradition qui ne s’avoue pas, se heurte au particularisme solidaire des contextes historiques et communautaires d’effectuation de ces mêmes règles. Nous sommes les témoins et souvent les acteurs, en Europe occidentale, de tels conflits où s’affrontent la morale des droits de l’homme et l’apologie des différences culturelles. Ce que nous ne voyons pas, c’est que la prétention d’universalisme attachée à notre profession des droits de l’homme est elle-même entachée de particularisme en raison de la longue cohabitation entre ces droits et les cultures européennes et occidentales où ils ont été pour la première fois formulés. Cela ne veut pas dire que d’authentiques universaux ne soient pas mêlés à cette prétention ; mais c’est seulement une longue discussion entre les cultures – discussion à peine commencée – qui fera paraître ce qui mérite vraiment d’être appelé ‘universel’ »[6].

C’est l’occasion de pratiquer avec vos élèves ce que Claude Lévi-Strauss appelait le « regard éloigné » et à leur permettre de découvrir et d’analyser la manière dont peuvent être appréhendés à partir d’autres cultures et d’autres schèmes de réflexion des notions aussi fondamentales que le permis et le défendu, l’honorable et le blâmable, au rebours de nos intuitions premières et de voir si et comment de telles contrariétés peuvent être dépassées. Mais ce peut être aussi le moment de s’approprier le gain de cette « sagesse pratique » que Ricœur propose comme voie de résolution. Elle se définit par sa capacité à rester être attentive à la particularité des situations qui la requièrent et par sa fidélité à la visée de l’éthique qui est de bien agir. La vertu de tolérance, vertu hérétique et paradoxale, ne va pas sans elle. La tolérance est, en effet, toujours affaire de nuances. Elle s’enracine dans la conscience de ce qui ne doit en aucun cas être toléré. En effet, comme nous le voyons bien, toute discussion sur ces questions débouche toujours sur des considérations sur « la manière » mais aussi sur le constat d’une discordance entre les uns et les autres sur ce que l’on peut tolérer ou non.

La question cruciale est alors celle de savoir s’il y a ou non de l’intolérable et en quoi il consiste. Comment le distinguer de « l’objet de notre intolérance, c’est-à-dire de la violence de notre conviction » ? Pourquoi certaines choses ne doivent absolument pas et en aucun cas être acceptées ? Ricœur propose cette réponse qui peut servir d’utile point de repère : ce qui ne doit absolument pas être toléré, c’est l’atteinte à la personne d’autrui et à sa liberté d’expression. C’est « le refus de présumer la liberté d’adhésion dans la croyance adverse ». Ceci peut permettre de mieux comprendre pourquoi ni l’insolence, la provocation, ni l’accusation de blasphème ou de prétendue hérésie ne peuvent et en aucun cas justifier une quelconque violence et une atteinte à la vie d’une personne. Aussi conformément à ce principe fondamental, pour nous, comme l’écrit par exemple Claude Habib, « mépris des femmes, haine des juifs, refus de l’apostasie forment, dans nos sociétés, le triptyque de l’intolérable : c’est ce sur quoi il est toujours coupable de fléchir, que le fléchissement soit personnel ou qu’il soit institutionnel »[7].

Ce point s’avère, comme vous le savez crucial. Pour cerner le caractère axial de la proclamation de la « liberté de conscience » dans le dispositif juridique et constitutionnel qui fonde et encadre la laïcité, il est sans doute important d’y insister. Et la connaissance de la lettre des textes juridiques est certainement d’un grand secours pour tous et notamment pour nos élèves. La loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat pose en son article 1 : « la République assure la liberté de conscience. » De même, pour expliciter le sens de la notion de laïcité, l’article premier de la Constitution de 1958 précise : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

La liberté de conscience présuppose le droit de n’avoir aucune religion. Elle a toujours été utilisée pour pouvoir parler contre les religions, ou s’opposer à des paroles d’autorité en leur sein.

Dans son étude très complète et précise sur cette notion[8], le spécialiste de l’islam sunnite Dominique Avon montre comment la notion explicite et ferme de la liberté de conscience n’est apparue que très progressivement en Europe à la Renaissance en se détachant de la seule liberté religieuse et à partir de la promotion de l’individu. « Car la liberté religieuse a nécessairement une dimension collective – on ne fait pas religion tout seul –, alors que la liberté de conscience est personnelle ». Sa première formulation rigoureuse peut être retrouvée sous la plume du juriste français protestant, Jean de Barbeyrac [1674-1744], lorsque celui-ci écrit en 1713 : « Aucun homme mortel peut-il ­dominer sur la conscience d’un autre ? ».

La liberté de conscience défend la pleine autonomie de l’individu ; elle le distingue et l’affranchit de son intégration à un groupe ou de son allégeance à une communauté. Elle figure à l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée aux Nations Unies en 1948 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. » Fort discutée en particulier dans les pays musulmans mais pas seulement, elle constitue certainement le point d’Archimède de la liberté individuelle. Elle est sans doute le talon d’Achille de tous ceux, communautariens ou conservateurs, qui posent que l’individu n’est rien hors de son intégration à une communauté, une famille, une religion, une nation.

Insolence, irrévérence, humour et courage de la vérité.

La liberté de conscience trouve sa première manifestation, mais non sa formulation expresse, dans le procès de Socrate qui se défend au nom d’une liberté intérieure lors d’un procès intenté, déjà, pour impiété. Une ressource utile et un éclairage opportun peut être trouvé dans le dernier Foucault et le « courage de la vérité ». La « parrhèsia » a été traduite en latin par « libertas ». En effet, elle peut se manifester par l’effronterie d’un Diogène, la franchise d’un Epictète face au tyran, la résistance d’un Cavaillès, les dessins enfin de Charb et de Cabu. Notre collègue Jérôme Laurent le rappelle dans un bel article intitulé « Dire ce que l’on pense : la parrhèsia chez Michel Foucault ». Il a bien voulu mettre à votre disposition. Il vous est d’abord destiné plutôt naturellement qu’à vos élèves.

Il y a certainement beaucoup de ressources disciplinaires pour permettre à ceux-ci de profiter du fruit de cette analyse. S’agissant du rire libérateur et irrévérencieux, vous pouvez naturellement penser, parmi tant d’autres ressources, au Nom de la Rose d’Umberto Eco et à la place que l’auteur accord au traité perdu d’Aristote sur la comédie ou bien au Livre du rire et de l’oubli de Kundera. Et vous noterez que l’un a été écrit pendant les « années de plomb » et les attentats épouvantables qui secouaient alors l’Italie, et, l’autre, au sein d’un régime qui ne supportait pas le rire. Cependant, me souvenant que beaucoup de caricatures de Charlie insupportables aux mollahs, à ce père de famille et à ces autres gardiens des bonnes mœurs concernaient fondamentalement le sexe, le corps découvert et la jubilation du plaisir – l’esprit joyeux et libertaire de 68 – je préfère, pour finir, en appeler à un autre totem de ce temps-là, dont on dit qu’à présent la science l’aurait définitivement réfuté.

Dans un court article de 1927, apostille à son Mot d’esprit et les manifestations de l’inconscient, Freud, cet autre grand maître de l’ironie et de l’humour noir, développe ce trait d’esprit autour duquel tourne tout l’article : « un « délinquant, mené à la potence un lundi s’écrie : la semaine commence bien ! ». Mais pourquoi ne peut-on s’empêcher de sourire ? Et en quoi, ici, l’intelligence permet-elle de supporter le tragique d’une situation, à tous les sens du terme, désespérée ?

« L’humour a non seulement quelque chose de libérateur, analogue en cela à l’esprit et au comique, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé, traits qui ne se retrouvent pas dans ces deux autres modes d’acquisition du plaisir par une activité intellectuelle. Le sublime tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. Ce dernier trait est la caractéristique essentielle de l’humour. Supposons que le criminel mené un lundi à la potence ait dit: « Cela m’est égal, qu’est-ce que ça peut faire qu’un type comme moi soit pendu, le monde n’en continuera pas moins à tourner» – il nous faudrait avouer que ce propos eût manifesté la même domination grandiose de la situation réelle, qu’il eût été sage et pertinent, mais nous n’y saurions trouver la moindre trace d’humour; bien plus, il repose sur une appréciation de la réalité qui est en contradiction absolue avec celle qu’en aurait l’humour. L’humour ne se résigne pas, il défié, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe du plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables. […] Il est exact de dire que le plaisir humoristique n’atteint jamais au degré où parvient le plaisir du comique ou de l’esprit, qu’il ne se manifeste jamais par des éclats de rire ; il est également exact que le surmoi, lorsqu’il provoque l’attitude humoristique, écarte au fond la réalité et sert une illusion. Cependant nous attribuons à cet assez faible plaisir – sans trop savoir pourquoi – un caractère de haute valeur, nous le ressentons comme particulièrement apte à nous libérer et à nous exalter. La plaisanterie que fait l’humour n’en est d’ailleurs pas l’élément essentiel, elle n’a que la valeur d’une épreuve ; le principal est l’intention que sert l’humour, qu’il s’exerce aux dépens de soi-même ou d’autrui. L’humour semble dire : « Regarde ! voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d’enfant ! le mieux est donc de plaisanter ! »

Mais Freud conclut : « tous les hommes ne sont pas également capables d’adopter l’attitude humoristique ; c’est là un don rare et précieux, et à beaucoup manque jusqu’à la faculté de jouir du plaisir humoristique qu’on leur offre.[9] » Utile rappel sans doute des limites de l’humour qui tiennent au caractère obtus d’une grande majorité d’hommes. Ils sont insensibles ou peut-être à l’inverse très conscients et inquiets de la liberté suprême que procure le rire, celui de Rabelais, Swift ou Molière ou Aristophane, le fou du roi, les caricatures sur nos quotidiens ou le rire des Dieux dans Homère.

 

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Quelques indications bibliographiques pour une première approche et un approfondissement philosophique de l’islam et de l’exégèse contemporaine.

  1. A. AMIR-MOEZZI, Le coran silencieux et le coran parlant, CNRS Editions, Paris, 2011, sous la direction de : Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Paris 2007.

Souâd AYADA, L’islam des théophanies, Une religion à l’épreuve de l’art, CNRS Editions, Paris 2010.

Jean BOLLACK, Christian JAMBET, Abdelwahab MEDDEB, La conférence de Ratisbonne, Enjeux et controverses, Bayard, Paris 2017. Controverse célèbre en son temps mais fort intéressante.

Rémi BRAGUE, Sur la religion et La controverse, dialogue sur l’islam (avec Souleymane Bachir DIAGNE), Les essais, Stock, Paris, 2018 et 2019.

Abdelwahab MEDDEB, La maladie de l’islam et Sortir de la malédiction, Paris, Le Seuil. Pour une première approche mais très précieuse et incisive.

Pour des éléments plus historiques par un auteur très controversé mais très informé et instructif : Bernard LEWIS, Islam, Quarto, Gallimard, Paris, 2005, notamment : Islam et démocratie, Le retour de l’islam, Que s’est-il passé ? L’islam, l’Occident et la modernité ou encore Les Assassins, Terrorisme et politique dans l’islam médiéval, Paris, 2019.

 

[1] L’Express, n°3616, semaine du 22 au 28 octobre 2020, Paris, p. 30, 31.

[2] René GIRARD, La violence et le sacré, dans De la violence à la divinité Paris, Grasset & Fasquelle, 2007 p. 332.

[3] Paris, Desclée de Brouwer, 2017.

[4] Camille TAROT, Actualité de la religion, introduction critique aux sciences sociales de la religion, Paris, Editions le bord de l’eau, 2019.

[5] Paul RICOEUR, Lectures 1, Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 293.

[6] Id. p. 266.

[7] Claude HABIB, Comment peut-on être tolérant ? Paris, Desclée de Brouwer, 2019, p. 15.

[8] Dominique AVON, La liberté de conscience, histoire d’une notion et d’un droit, Presses universitaires de Rennes, 2020.

[9] En annexe de : classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/le_mot_d_esprit/le_mot_d_esprit.html

— Franck Lelièvre IA-IPR de Philosophie Académie de Normandie, extension pour l’académie de la Martinique. 06 86 81 13 06