Impossible justice ?

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Conférence inaugurale d’Antoine Garapon. Elle est éclairée par sa pratique de magistrat et par son travail de réflexion d’intellectuel et d’essayiste proche de Paul Ricœur.

En toile de fond, la remise toute récente – le mardi qui précède ce jeudi 7 octobre – du Rapport de la Commission Sauvé, dont l’orateur est membre, sur les violences sexuelles faites dans et par (au nom de ou dans le silence de) l’Église. Sortie d’un long silence des victimes, d’autant plus douloureux qu’enfoui, inavouable ou dénié – attention à la figure de la victime qui est une donnée récente de la réflexion sur le juste. Également référence au procès des attentats du 13 novembre dont la presse rend compte à mesure, en ce moment, et qui donne voix au traumatisme des victimes.

L’orateur débute son intervention par le double refus des discours lénifiants et/ou de la description désabusée de la justice comme institution. Options symétriques de l’idéalisation : traiter la justice comme une vertu pure et inaccessible – et/ou du réalisme : la justice « politesse de la force » (Anatole France), décorum, construction, simple théâtre. Référence à une critique à la Illich : ce qui soigne aggrave, ce qui prétend combattre, accroît et démultiplie.

Mouvement qui se retrouve dans une certaine philosophie française contemporaine aux accents ésotériques : Derrida, la justice comme « expérience de l’impossible », aporie, « déconstruction » en acte : « force qui dépose toutes les autres » ; ou encore, Lévinas : justice mise en rapport avec « l’absolu de la bonté » et avec l’irréparable. Corruption du monde dont les seules véritables issues seraient le messianisme ou la gnose. Échappée vers le religieux.

Cette dimension n’est pas absente de la réflexion d’Antoine Garapon conformément à son ancrage dans la pensée de Ricœur dont il cite la Symbolique du mal. Mais il choisit délibérément de partir du hiatus qui est au centre de la tâche du magistrat. Impossible désignera donc ici non pas la justice elle-même mais ce qu’il est impossible d’accepter et le devoir de faire l’impossiblepour rendre à chacun « ce qui lui revient ».

Un texte éloquent de Camus inspire l’ensemble du propos :

Nous savons que nous sommes dans la contradiction mais que nous devons refuser la contradiction et faire ce qu’il faut pour la réduire. Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. [1]

Le point de départ de la réflexion est donc l’épreuve de la violence et du mal qui surgit, devant le magistrat, dans et par la parole de la victime comme par celle du prévenu. Le juge y est confronté dans le « face à face », en tant aussi qu’être humain, et pas seulement comme magistrat. Une victime d’agression sexuelle par un prêtre ; elle dit : « ce que nous avons vécu est impensable ». Des formules similaires ont été employées par les rescapés des camps.

Selon la formule de Péguy, il s’agit alors de « voir ce que l’on voit ». Essayer de débrouiller l’écheveau inextricable de questions sans réponses. La justice sera la seule ressource devant ce qui s’effondre. Parfois, ce sont les lois elles-mêmes, de 33 à 45 en Allemagne, en 40 dans notre pays, et il faut un tribunal d’un degré supérieur comme à Nuremberg ; ou bien, c’est à l’intérieur du corps social, d’une institution (l’Église), pas seulement d’une personne, que quelque chose s’effondre ou se noue que la justice doit restaurer ou dés-intriquer, autant qu’elle le peut.

La réflexion qui s’élabore ici, à la suite du dernier Ricœur, s’enracine dans le cadre et le sens du travail du juge. Insistance sur le rôle de la procédure, du procès, de l’audience, du tribunal et de ce qui s’y joue par la force du cadre et de ses formes. La conférence sera un long commentaire de la formule bien connue de Justinien : « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuendi ». La volonté et l’effort – la constance.

La justice est alors un « art pratique » (Aristote). Formule de Badinter : l’audience est « comme la mer ». On y est embarqué et confronté à des moments de tempête. La justice comme la vertu et « l’art du timonier ». Celui de tenir bon dans ces situations de confrontation, tenir bon face à la démesure. Il y a une « liturgie juridique » dont la fonction est de permettre la « mise en récit » de paroles contradictoires et la « tenue » du procès.

Référence à la Conférence de Michel Foucault tenue en juin 1974 à Rio sous le titre La vérité et les formes juridiques. Foucault y insiste sur l’idée d’une archéologie de la vérité en rapport avec l’histoire des procédures :

Œdipe roi est une espèce de résumé de l’histoire du droit grec. Plusieurs pièces de Sophocle, comme Antigone et Electre, sont une espèce de ritualisation théâtrale de l’histoire du droit. Cette dramatisation de l’histoire du droit grec nous présente un résumé de l’histoire des grandes conquêtes de la démocratie athénienne : l’histoire du processus à travers lequel le peuple s’est emparé du droit de juger, du droit de dire la vérité, d’opposer la vérité à ses propres maîtres, de juger ceux qui le gouvernent [2]

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Réflexion qui consonne avec les travaux de Jean-Pierre Vernant mais qui insiste sur l’importance du « différend » et de la « discordance » mais médiée. « Comparution » commente Antoine Garapon : « faire paraître devant » l’un face à l’autre avec le recul du « tiers » (Ricœur). Les uns n’existeraient sans les autres. Rapporter celui qui a failli à celui qu’il pourrait redevenir et au rôle qui lui incombe. Référence qui lui permettra de restaurer sa propre estime à ses yeux. Pôle du devoir-être qui vient en tiers. Également, droit comme institution tierce en rapport avec la condition « politique » de l’homme. Tension fondatrice qui tient à l’antinomie entre valeur et liberté :

dans la mesure où elle concerne des êtres raisonnables et libres, la justice exige que l’ordre qu’elle instaure soit soumis à leur approbation et que même, en un sens, il soit strictement leur œuvre [3].

« L’autre » est ainsi le « chacun » du « rendre à chacun ». Celui-ci qui n’est ni l’ami ni l’ennemi mais le membre de la communauté politique ou humaine. Injonction pour le juge de ne céder ni à l’amour ni à la haine. Se tenir à la « bonne distance ».

Le numérique comme danger d’une dé-spatialisation qui rappelle la place structurale de l’espace dans l’œuvre de justice : espace public, espace entre les uns et les autres et qui permet la tenue du procès. « Weaponisation », utilisation sans frein des « traces ». Dans l’espace social, la « présence de l’autre oblige » (Lévinas). Ici à l’inverse : appel au lynchage, déni de la présomption d’innocence . Demande incandescente de justice et défiance sans précédent à l’égard des institutions et de la représentation. D’où le rappel d’une nécessité de l’espace comme séparation et comme possibilité du « spectacle ». Le théâtre tragique comme confrontation, moyen de démêler l’écheveau d’une faute dont le héros n’est jamais complètement responsable et dont il s’agit de le séparer.

L’impossible de la justice sera, pour finir, dans la « peine » qu’elle aura à mesurer et à infliger : l’équivalence entre la peine et la faute. Redoublement de la violence contre laquelle il s’agissait de lutter ? Tension justice/vengeance, réparation/répression. Antoine Garapon insiste alors sur la « mise en récit », la mise en « scène ». « Rendre imaginable » écrivait Camus. De même, pour Ricœur : « délivrance esthétique du mal par le spectacle tragique ». C’est ce qui peut peut-être permettre de résoudre la tension signalée. Ajoutons à cette dimension spatiale, la scansion temporelle qu’elle implique et permet : le « prononcé » de la sentence, « l’exécution » de la peine inversent le « cours du temps ». Ils ouvrent à la possibilité du pardon, à la réintégration, et à une certaine forme d’oubli. Celle que Freud oppose à un premier « refoulement » : celui-ci, par la parole, sera ou pourra être son « dépassement ».

La justice est donc bien l’effort constant et obstiné pour rendre à chacun ce qui lui revient .

Pour poursuivre :
  • A. Garapon, Bien juger, essai sur le rituel judiciaire, Odile Jacob.
  • Antoine Garapon, Jean Lassègue, Le droit sans l’espace, justice digitale II, Odile Jacob, sept 2021.

Voir en ligne : Rencontres philosophiques de Langres

Notes

[1Les Amandiers, en date de 1940 ; dans L’Été, 1954.

[2Foucault, Dits et écrits, t. I, p. 1439.

[3Gérard Potdevin, La justice, coll. Quintette.