Conférence de Daniel Pujol : la philosophie de Hume, une science sceptique de la nature humaine

Né le 26 avril 1711, à Edimbourg en Ecosse, et mort en 1776, David Hume, dans la tradition de l’empirisme anglais, portée depuis le début du XVIIs par Francis Bacon, George Berkeley et John Locke, entrera dans l’histoire de la philosophie comme l’un des plus grands philosophes des Lumières. On rattache habituellement Hume au milieu des Lumières écossaises. Sa théorie des idées fut influencée par Francis Hutchinson (1694-1746), auteur de Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu (1725), et Essai sur la nature de la conduite de nos passions et affects (1728) et lui-même eut une influence décisive sur la pensée d’Adam Smith (1723-1790), considéré comme le père fondateur du libéralisme économique, auteur de Théorie des sentiments moraux (1759) et Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Tous deux, d’illustres écossais.
Pourtant, pour Alasdair MacIntyre (né en 1929), dans Quelle justice ? Quelle rationalité ? (1988) au chapitre XV (L’anglicisation subversive de Hume) : « Son œuvre publiée présente un ensemble de défis et de ruptures très profonds par rapport aux convictions fondamentales qui avaient été incarnées dans la tradition écossaise dominante. ». MacIntyre poursuit : « Hume avait rompu très tôt avec la tradition morale et intellectuelle écossaise dominante, dans la mesure où c’était une tradition théologique. De même, les relations personnelles de Hume avec les personnalités du droit écossais ne doivent pas dissimuler la rupture, intervenue très tôt elle aussi avec une autre tendance essentielle de cette tradition : l’inféodation au droit romain. ». MacIntyre cite Hume : « Mes dispositions studieuses, ma sobriété et mon industrie donnèrent à ma famille la conviction que le droit était une profession qui me conviendrait parfaitement : mais je me sentais une aversion insurmontable pour tout ce qui n’était pas la philosophie et l’étude générale (…) ». Et MacIntyre de conclure : « En 1729, il finit par cesser de faire semblant d’étudier le droit : « Le droit (…) me donnait la nausée. » et entreprit de devenir « un savant et un philosophe ». »
Ces détails ne sont pas anodins, ils révèlent les réticences du philosophe à s’ancrer dans un particularisme, aussi prestigieux soit-il, à l’âge de l’universalité du savoir.
Dix ans plus tard, en 1739, David Hume, âgé de 28 ans, publie le premier volume de son œuvre majeure, Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Celle qui aurait éveillé Kant de son « sommeil dogmatique ». En 1740 paraît le deuxième volume. Selon les propos mêmes de l’auteur l’échec est patent : « le Traité est sorti mort-né de la presse, sans même avoir l’honneur de déclencher un murmure chez les fanatiques. ». L’un des ouvrages les plus influents de l’histoire de la philosophie a été complétement ignoré lors de sa parution. Hume, habile, ambitieux et avide de reconnaissance, doté d’un sens aigu de l’adaptation, changera de forme et abandonnera le style savant du traité pour adopter celui, plus mondain, de l’essai. Il se justifiera dans un de ses brefs écrits les plus célèbres : Pourquoi écrire des essais ?
« D’autre part, le savoir a été tout autant le grand perdant à rester confiné dans de petits groupes et dans les universités, et à être séparé du monde et de la bonne compagnie. De cette manière, toute parcelle de ce que nous appelons les Belles-Lettres est devenue entièrement barbare, en n’étant cultivée que par des hommes dépourvus de toute élégance et de goût dans leurs vies et leurs manières, et sans cette liberté et cette facilité de pensée et d’expression que seule peut donner la conversation. La philosophie elle-même alla à sa ruine avec cette sinistre méthode d’anachorète employée pour l’étudier. Elle devint aussi chimérique dans ses conclusions qu’elle était inintelligible dans son style et dans sa façon d’être exposée. Et, en vérité, que pouvait-on attendre d’hommes qui ne s’appuyèrent jamais sur l’expérience dans aucun de leurs raisonnements, ou qui ne cherchèrent jamais cette expérience là où elle se trouve seulement, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours et dans la conversation. »
A partir de ses Essais moraux et politiques (1742) jusqu’en 1748 lorsqu’il publie, Essais philosophiques sur l’entendement humain, devenu Enquête sur l’entendement humain en 1758, et Enquête sur les principes de la morale, sa notoriété ne cessera de grandir jusqu’à ce qu’il soit considéré comme un philosophe majeur de son temps. Il se consacrera par la suite à son plus grand succès, Histoire de l’Angleterre, depuis l’invasion de Jules César à la révolution de 1688 (six volumes, 1754-1762), et l’un de ses ouvrages les plus influents, Dialogues sur la religion naturelles sera publié post-mortem et anonymement en 1779.
Tous les écrits de Hume sont innervés par les problèmes posés dans le Traité, où s’esquisse et s’affermit le projet, en apparence paradoxal, d’une science sceptique de la nature humaine.
Faudrait-il y deviner les prémisses de la possibilité même de « sciences humaines » ?
L’ambition de Hume dans son Traité est de définir les limites et le formes de notre faculté de connaître. En cela, son livre I s’applique à l’étude de notre entendement, afin d’en dégager les possibilités, les performances, théoriques et pratiques. Que puis-je savoir et que puis-je faire dans les limites de ma nature ? L’enquête menée à partir de cette question suppose une méthode et un objet. La méthode prend pour modèle celle de Newton, telle que définie dans ses Philosophea naturalis Principia Mathematica (1689) : « La philosophie naturelle consiste dans la découverte de la structure et des opérations de la nature, dans leur réduction autant qu’il se peut, à des règles générales ou à des lois, dans l’établissement de ces règles par des observations et des expérimentations, et de là dans la déduction des causes et des effets des choses. »
Pour Hume, le modèle de la philosophie naturelle, c’est-à-dire de la physique newtonienne, s’étend légitimement à l’inspection de l’entendement. Il en va là du salut même de la philosophie. Pour se sauver, il lui faut devenir science, mais de son objet propre, celui, justement, qu’en se constituant comme discipline indépendante de toute métaphysique, la physique lui concède. C’est ainsi que Hume l’entend. Et ce qui vaut pour la nature, vaut pour l’homme, c’est dans l’expérience et non dans la spéculation que toute connaissance trouve son origine et sa limite. Pas plus que Newton il ne prétend avoir recours aux hypothèses. Cependant, le projet humien ne tombe pas du ciel tel une météorite. Son radicalisme a des racines : le scepticisme et l’empirisme.
Pour l’historien de la philosophie américain Richard Popkin, auteur d’une monumentale Histoire du scepticisme (2003), l’ensemble des domaines du savoir de l’Occident, – de la Réforme au XIXs – se confronte au défi du scepticisme antique, sous sa forme pyrrhonienne. Elle est exposée dans les Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, médecin et philosophe de la période hellénistique. Sans entrer dans les détails des thèses de Popkin, on en retiendra que pour lui : « (…) vers la fin du XVIIs, le grand sceptique Pierre Bayle peut voir rétrospectivement la réapparition des arguments de Sextus comme le commencement de la philosophie moderne. ».

Bayle dont le Dictionnaire historique et critique (1697) inspirera Hume.
Mais voici en quoi consiste le parti-pris sceptique, selon Sextus (livre I, 4) : « (…) la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. ». Rappel d’une vocation prioritairement critique et thérapeutique de toute philosophie. Elle ne cessera de résonner dans l’œuvre de Hume, comme dans cet extrait d’Enquête sur les principes de la morale : « Les hommes sont à présent guéris de leur passion des hypothèses et des systèmes en philosophie naturelle, et ils ne prêteront attention à aucun argument s’il n’est tiré de l’expérience. Il est grand temps qu’ils tentent une réforme semblable dans toutes les recherches morales, et qu’ils rejettent tout système d’éthique, aussi subtil et ingénieux qu’il soit, qui ne serait pas fondé sur l’observation et les faits. ». Il ne suffit peut-être pas, mais il faut, pour connaître la nature, en soi-même plus qu’en elle-même, s’émanciper des illusions de toute spéculation métaphysique qui se prendrait pour une connaissance. La cible est ici, autant l’aristotélisme tel qu’il imprègnerait encore un discours à la fois cosmologique et théologique, que le rationalisme dont Descartes est la figure éminente, mais aussi l’empirisme de Locke qui aurait laissé subsister, par-delà ses intentions réformatrices, des traces de dogmatisme dans son analyse des idées et de la notion d’identité.
Dans l’Introduction du Traité, Hume envisage sa philosophie comme une campagne militaire vers une « victoire facile ». En évitant de s’orienter vers des objets secondaires, « un château ou un village à la frontière », dit-il, il faut viser « la capitale », le « centre de ces sciences », «la nature humaine elle-même». Mais auparavant: «Il est impossible de dire quels changements et quelles améliorations nous pourrions apporter dans ces sciences si nous avions une connaissance complète de l’étendue et de la force de l’entendement humain, et si nous pouvions expliquer la nature des idées que nous employons et celle des opérations que nous accomplissons dans nos raisonnements. ». L’entendement est le verrou de la place à prendre, de ce champ de bataille (Kampfplatz) qu’est, selon le mot de Kant, la philosophie.
Pourtant, le scepticisme de Hume ne coïncide pas en tous points avec celui de son prédécesseur pyrrhonien. Il ne fait pas de l’ataraxie (la tranquillité de l’âme), un enjeu premier, sans pour autant en évacuer la problématique. Sa priorité n’est pas le sage renoncement à toute sagesse, mais la positivité d’une connaissance probable et non certaine, aux principes établis comme des limites toujours mouvantes et non comme commencements. Bien entendu, la Raison n’est en rien la faculté surplombant hors-champ et harmonisant l’ensemble des démarches cognitives de l’homme. « Esclave des passions », voire passion calme elle-même, elle pourra justifier les partis-pris les plus contradictoires. L’horizon de nos connaissances demeure celui des phénomènes, de l’expérience et des multiples possibilités d’expérimentations au sein de cette expérience. Le scepticisme humien défriche le chemin d’une connaissance qui solde les effets de la distinction définitive entre physique et philosophie.
En révélant sa scientificité, par la réforme de ses méthodes, la philosophie affirme son pouvoir dans un surprenant renversement de perspective : « Il est évident que toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la nature humaine et qui si loin que certaines d’entre elles puissent paraître s’en écarter, elles y reviennent toujours par une voie ou une autre. Même les mathématiques, la philosophie naturelle et la religion naturelle dépendent dans une certaine mesure, de la science de l’HOMME, puisqu’elles relèvent de la compétence des hommes et que ce sont leurs forces et leurs facultés qui en jugent. »
Puisqu’il y a HOMME, écrit en majuscules par Hume, et non seulement des hommes, celui-ci peut se constituer en objet de science, et dans leurs limites empiriques, les connaissances à son sujet peuvent en élucider les institutions et les pratiques.
« Or, il est évident que la nature a conservé une grande ressemblance entre toutes les créatures humaines et qu’on ne remarque jamais aucune passion ni aucun principe chez les autres qui ne puisse trouver, à un degré ou à un autre, leur parallèle en nous-mêmes. L’appareil de l’esprit se trouve dans la même situation que celui du corps. » (Traité II, Les passions)
La science de la nature humaine est le commentaire des expériences de l’agencement, toujours mouvant, à la prévisibilité tempérée par le calcul des probabilités, entre les passions humaines et ses productions : société, économie, morale, justice, politique, histoire.
On peut néanmoins s’étonner de la nature d’un scepticisme qui suppose une unité du genre humain, notion dont le caractère empirique pose un problème, d’autant plus qu’il est énoncé comme évidence ? L’empirisme ne devrait-il pas se passer de tout préalable ? Un authentique scepticisme ne devrait-il pas en dissoudre les possibilités ?
Mais, nous l’avons vu, pour Hume il n’y a de science que sceptique. Et il n’est pas l’inventeur de cette conception épistémologique. Elle fait partie de l’histoire de l’empirisme anglais et il ne nous semble pas inutile de tenter une remontée généalogique, par-delà Locke et Berkeley, vers l’œuvre fondatrice de Francis Bacon, Novum Organum (1620), où se forme la question d’une articulation du scepticisme et de l’empirisme, pour une refondation des exigences et des possibilités d’une science de la nature.
En proposant un nouvel organum à l’esprit, Bacon s’oppose à la conception syllogistique de la science telle qu’Aristote la pense dans son Organon. Il cartographie le territoire, dont Hume, bien plus d’un siècle plus tard, se fera l’explorateur. L’entendement humain en est déjà l’enjeu. Nous sommes relativement familiers des aphorismes inauguraux de ce livre de référence : « 1. L’homme, ministre et interprète de la nature, n’étend ses actions et ses connaissances qu’à mesure de ses observations, par les choses ou par l’esprit, sur l’ordre de la nature ; il ne sait ni ne peut rien de plus. 2. Ni la main nue, ni l’entendement laissé à lui-même n’ont beaucoup de force ; l’exécution demande des instruments et des aides dont l’entendement n’a pas moins besoin que la main. 3. Science et puissance humaine aboutissent au même, car l’ignorance de la cause prive de l’effet. On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui dans la spéculation vaut comme cause vaut comme règle dans l’opération. »
Certes, Bacon n’est pas explicitement sceptique et il projette pour l’entendement la possibilité d’un accès au « modèle vrai » du monde. Pour en faire bon usage, il faut que l’entendement se connaisse lui-même, c’est-à-dire se défasse de ses illusions, s’épure des superstitions qui l’accablent, les quatre idoles, dont la première, « idole de la race » est la plus redoutable. La voie est empirique et inductive, incontestablement, mais par la fermeté qu’il faut employer contre ses égarements – « En effet, l’esprit brûle de sauter au plus général, pour s’y reposer ; et au moindre délai, il se dégoûte de l’expérience. » – n’est-elle pas aussi, implicitement, sceptique ?

Pour permettre à l’entendement de jouer sa partition, il faut le libérer du poids de ses erreurs et commencer par les identifier. Pour Bacon, et Hume d’une certaine manière en radicalisera la démarche à partir des acquis et modes opératoires de la physique newtonienne, il faut prioritairement désigner le lieu de l’erreur : la nature humaine et son irrépressible tendance à l’anticipation. Peut-être que la différence entre Bacon et Hume consiste dans le fait que pour le premier, une fois l’obstacle écarté, les idoles renversées, la voie vers les « choses mêmes » se dégage, alors que pour le second, l’obstacle, en tant que croyance, imagination, passion, forme à tel point l’être même de la nature humaine, que, prétendre à le contourner, ne relève que d’une nouvelle illusion.
Voici comment Bacon dévoile les symptômes : « Les idoles de la race ont leur fondement dans la nature humaine elle-même, dans la race, dans la souche des hommes. C’est à tort en effet qu’on affirme que les sens humains sont la mesure des choses ; au contraire, toutes les perceptions, des sens comme de l’esprit, ont proportion à l’homme, non à l’univers. Et l’entendement humain ressemble à un miroir déformant qui, exposé au rayon des choses, mêle sa propre nature à la nature des choses, qu’il fausse et brouille. » (N.O. I, 1, 41)
Et voici un premier diagnostic : « L’entendement humain, en vertu de son caractère propre, est porté à supposer dans les choses, plus d’ordre et d’égalité qu’il n’en découvre ; et, bien qu’il y ait dans la nature beaucoup de choses sans concert et sans pareil, cependant l’entendement surajoute des parallèles, des correspondances, des relations, qui n’existent pas. » (N.O. I, 1, 45)
Par sa puissance d’invention, l’entendement produit un ordre naturel phantasmatique qui l’empêche d’atteindre et de comprendre le réel. Ses anticipations, ses projections, sont d’autant plus falsificatrices qu’elles dépendent de sa nature. Elle le situe toujours en porte-à-faux par rapport aux exigences de la voie empirique. Affecté par la nature des sens, celui-ci est de nouveau rejeté du rivage, par l’inadéquation de ceux-ci à l’expérience prometteuse.
Les espoirs de guérir sont minces : « (…) par sa disposition, l’édifice de cet univers est pour l’entendement humain qui le contemple comme un labyrinthe où se présentent de toute part mille indécisions sur la voie à prendre et tant de similitudes fallacieuses des choses et des signes, tant de biais et d’entrelacements dans les replis et les nœuds, des natures. » (N.O. I, 1, 70)
Cependant, comme le disait Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Le cas n’est pas désespéré. Le salut dépend encore d’une réorientation de la relation à l’expérience. Et les menaces du scepticisme implicite y ont contribué. Peut-être que plus de cent ans plus tard, Hume s’en souviendra. Il s’agit d’une réorientation de l’expérience vers l’expérimentation.
Mais avant : « Plus la recherche tendra vers les natures simples, et plus toutes choses paraîtront avec clarté et évidence ; car la tâche se sera déplacée du multiple au simple, de l’incommensurable au commensurable, du sourd au calculable, de l’indéfini et du vague au défini et au certain, comme il en va pour les lettres de l’alphabet et pour les tons de l’harmonie.
» (N.O. II, 1, 8)
Expérimenter, c’est à la fois bien conduire l’expérience en s’orientant vers des faits pertinents dont on peut déduire des axiomes moyens, qui ne sont en aucun cas des principes a priori de la connaissance, et bien se conduire devant l’expérience. Pour ce faire il faut s’abstenir de toute anticipation, de toute interprétation, pour lesquelles nous sommes dépourvus d’instruments.

Entre pars destruens (part destructive qui élimine les illusions) et pars construens (part constructive d’élaboration des connaissances) il y a une pars praeparens (préparation qui ajuste et prévient le risque d’un retour vers l’anticipation). La charge destructrice du scepticisme est sans cesse rééquilibrée par l’espérance d’un savoir en train de se constituer par son renoncement définitif à se raffermir en certitude. A partir du moment où l’usage des sens, dans ses perceptions, a acquis une certaine habileté à éviter de s’épuiser en des expériences par trop chaotiques, il lui revient de mettre en garde l’entendement, de le brider en une patience qui ne le livre pas dépourvu de moyens aux spéculations falsificatrices. L’expérience n’est pas seulement première, elle est régulatrice. Pour s’investir de la puissance de l’expérimentation, il lui faut des instruments, des inventions, des artifices. C’est par leurs performances que s’esquisse un devenir des connaissances. L’évidence, la connaissance immédiate, l’adéquation de son esprit à la nature n’est pas à la portée de l’homme. Comme dirait Frédéric Brahami : « Le scepticisme est ainsi une stratégie scientifique motivée par la conscience que tout reste à découvrir. ».
C’est à l’horizon de cet empirisme que se déploient les recherches de Hume.
Souvenons-nous de leurs fondements épistémologiques.
Toutes nos connaissances dépendent de nos perceptions. Selon leur vivacité, celles-ci se divisent en impressions et idées. On peut désigner ces dernières comme de pâles copies de nos perceptions. Ce sont les modes d’association des impressions et idées ainsi que les transitions des unes aux autres qui déterminent nos croyances. Ainsi : « la croyance ou l’assentiment qui accompagne toujours les sens n’est rien d’autre que la vivacité des perceptions qu’ils présentent. » Traité (I, iii, 5)
L’association des perceptions dans la réflexion est pensée par Hume sur un modèle newtonien:«une sorte d’attraction dont on constate qu’elle possède des effets aussi extraordinaires dans le monde de l’esprit que dans le monde naturel, et s’y manifeste sous formes aussi nombreuses et aussi variées. » Traité (I, iii, 1)
Toujours influencé par Newton, il dégage un principe général et simple, en trois relations fondamentales : contiguïté spatio-temporelle des perceptions, ressemblance entre elles et connexion cause-effet. Hume les qualifie ainsi : « ce sont les seuls liens de nos pensées, et sont réellement pour nous le ciment de l’univers et toutes les opérations de l’esprit, dans une large mesure, doivent en dépendre. ». Abrégé du Traité de la nature humaine (§35)
La croyance en l’existence de quoi que ce soit dépend de la consistance des relations. Elle se traduit par une vivacité de l’idée qui la rapproche de la perception première, ne serait-ce que dans son effet. Dans l’analyse de l’entendement par Hume l’idée est l’effet de l’expérience. C’est néanmoins avec des idées que nous « pensons », ce sont les relations entre elles qui tissent l’étoffe de nos représentations. En amont de celle-ci, la mémoire, et même l’effet d’impressions qu’elle ne retient pas explicitement, constituent une habitude, une coutume, une accoutumance à des connexions qui déterminent un rapport à nous-mêmes, en tant que passion. Entre les passions se forme également un système de transitions, de compositions et d’attractions inspiré là aussi par le modèle newtonien. En aval, c’est l’imagination qui produit des connexions, forcément éloignées des expériences et de leurs effets prégnants. Les idées produites par la mémoire et auxquelles nous sommes accoutumés sont forcément plus proches des perceptions originaires. Les idées de l’imagination sont plus éloignées, et en cela plus pures en tant qu’idée, chargées d’une liberté factice car toujours à portée des passions.
Mais avant tout, le modèle de croyance qui pour Hume structure l’entendement et en autorise les manifestations est celui de la troisième et dernière connexion, la connexion cause-effet. Sans causalité on ne peut pas penser l’entendement. Et on peut encore moins penser sa relation à ses représentations. Pas de science de la nature humaine qui puisse faire l’économie d’une théorie de la causalité. Cependant, rien de réel ne nous garantit que le lien causal se trouve dans les choses. En donner une description passe par quatre conditions de possibilité de nos croyances. Aucun questionnement particulier n’affecte les trois premières : contiguïté spatio-temporelle, antécédence de la cause sur l’effet, différenciations des objets. C’est la quatrième condition, la nécessité de la connexion qui soulève des difficultés. Comment penser la nécessité dans un cadre empiriste ?
Hume affirme-t-il l’inexistence de la nécessité dans les choses ou bien l’impossibilité pour nous de la connaître si elle existait ? En fait, la question elle-même, pour Hume semble insensée. Notre croyance à la connexion entre objets trouve son origine dans l’habitude. La notion de nécessité est une extension de cette croyance dans l’imagination. Nous croyons nécessaire ce à quoi nous avons été habitués depuis notre première expérience, non par des faits, qui demeureraient singuliers dans leur unicité, mais par des impressions de faits qui produisent en nous des effets de continuité. L’expérience ne nous transmet que des impressions ponctuelles, labiles et qui n’arrivent qu’une fois. Ce à quoi nous devrions croire est la contingence : les choses pourraient être autrement qu’elles ne sont. D’où provient donc la croyance à la nécessité ? Comment en formons-nous l’idée ? Nous l’avons déjà vu, par l’habitude. Celle-ci est un principe au-delà duquel nous ne pouvons pas aller. Il est produit par l’expérience. Mais l’habitude nous sert à faire des prédictions. Nous imaginons la connexion habitude / prédiction. Nous transformons une conjonction en connexion. Comme le dirait Gilles Deleuze pour rendre compte de cet aspect de la philosophie de Hume : « Les hommes affirment toujours plus qu’ils ne savent. » C’est cette tendance constitutive de la nature humaine dont il faut faire la science, car en elle se retrouvent trois fondements de l’entendement humain qui s’agencent entre eux pour produire l’ensemble de nos passions : l’habitude, la croyance et l’imagination. Les trois se disposent les uns par rapport aux autres et dans leurs effets produisent toutes les institutions humaines. La science que l’on en fait est d’autant plus problématique qu’aucune forme de rationalité ne peut justifier cette tendance. Elle est un excès nécessaire pour nous permettre de produire une nature à laquelle notre croyance se rapporte, pratiquement plus que théoriquement. Paradoxe du scepticisme : à la fois frein et aiguillon de notre esprit.
Inconnaissable, injustifiable, la tendance à l’explication causale a des effets pratiques. Dans la perspective de ces effets se construit une science de la nature humaine. Pour émerger, celle-ci s’émancipe de deux présupposés dont la concevabilité est suspendue par le scepticisme. Le premier est celui d’une intériorité, moi, subjectivité, esprit, dans laquelle la connaissance trouverait son origine. La notion même d’une origine pré-empirique s’avère ne pas pouvoir être fondé. Il n’y a pas de moi constituant mais une collection de perceptions qui par un effet de croyance débouche sur une fiction utile. Le moi est constitué. Le deuxième présupposé est celui de l’extériorité d’une nature matérielle dans laquelle préexisteraient à leur appréhension par l’entendement des objets et des relations : les « choses mêmes » que Bacon supposait comme lieu d’achoppement des connaissances. Hume n’est ni spiritualiste ni matérialiste. Cette question réglée, une deuxième affirmation annonce les principes d’une science de la nature humaine : il n’y a pas d’unité originaire. Il n’y a qu’une activité d’association de données mentales éparses, produisant un sujet, toujours en puissance, toujours affecté, agissant toujours sous le double effet de la croyance et de l’imagination. On retrouve cette interprétation dans l’ouvrage de référence sur Hume de Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité (1953).
Ce que l’on appelle réalité devient une projection de la manière dont l’entendement se forme sous l’effet de ses principes. Comme l’écrit Frédéric Brahami : « L’homme en effet est pour Hume l’être par qui la nature advient : point de nature en dehors de la manière dont l’homme devient lui-même nature humaine. » La nature humaine peut-elle pour autant s’auto- inspecter ? Car si elle est la seule réalité dont il peut y avoir science, comment la saisir ? Dans l’avant-propos de son Essai sur l’entendement humain, John Locke esquisse déjà ce questionnement : « L’entendement semblable à l’œil nous fait voir et comprendre toutes les autres choses, mais il ne s’aperçoit pas lui-même. C’est pourquoi il faut de l’art et des soins pour le placer à une certaine distance, et faire en sorte qu’il devienne l’objet de ses propres contemplations. ». Hume s’érigera en adversaire résolu de cette réhabilitation, fut-elle timide, de l’introspection. S’observer soi-même ne pourrait qu’altérer davantage l’objet d’observation. Seules les productions de l’esprit, ce qui formera plus tard le matériau des sciences humaines, pourront être intégrées à une science. « La réflexion trouble tellement l’opération de mes principes naturels qu’il serait impossible de tirer des phénomènes une conclusion juste. Dans cette science nous devons glaner nos expériences par une observation prudente de la vie humaine, et les prendre telles que la conduite des hommes en société, dans leurs affaires et leurs plaisirs, les font paraître dans le cours ordinaire du monde. » Traité de la nature humaine (I, Introduction)
C’est dans ses réalisations pratiques que la nature humaine est connaissable dans la mesure où en tant qu’entendement elle n’a d’orientation que pratique. Voilà en quoi l’inférence causale est indispensable : empêcher que le réel ne se dissolve en une multitude d’expériences impensables et impraticables. Par nos croyances aux causes nous fédérons cet ensemble en tant que monde. Se fonde ainsi un raisonnement expérimental dont l’objectif n’est pas la réflexion mais l’action.
« La question de savoir lesquels, parmi les objets, sont causes et lesquels sont effets, ne saurait présenter le moindre intérêt si l’ensemble des causes et des effets nous était indifférent. » Traité de la nature humaine (II, Les passions)
Aucune raison désintéressée n’aurait de prééminence dans la connexion de nos passions.
« Le raisonnement expérimental lui-même, que nous partageons avec les bêtes et dont dépend toute la conduite de la vie, n’est rien qu’une espèce d’instinct ou de force mécanique qui agit à notre insu. » Enquête sur l’entendement humain (IX, 6)
Non seulement la distinction classique entre raison et passion n’a par là plus de pertinence mais il y a comme une nécessité à ce que la raison pour remplir son rôle d’évaluation se confonde avec les passions jusqu’à en devenir l’une d’elles, au dernier rang, « esclave des passions ». Cela suppose aussi une réévaluation du rôle des passions, de leur classement et de leurs effets. Elles fondent notre nature, notre entendement est déterminé par elles mais leur effet est inversement proportionnel à leur intensité. Au contraire : « Il est évident que les passions n’influencent pas la volonté proportionnellement à leur violence ou au désordre qu’elles occasionnent dans l’humeur ; mais au contraire que, lorsqu’une passion est devenue un principe confirmé d’action et l’inclination prédominante de l’âme elle n’y produit plus pour l’ordinaire d’agitation sensible. Comme tout finit par céder à sa répétition insistante et à sa force propre, la passion dirige les actions et les conduites, sans rencontrer d’opposition et sans l’émotion qui accompagne naturellement toutes ses irruptions.». Enquête sur l’entendement humain (IX,6)
Dans la mesure où toute activité humaine est passionnelle, la science de la nature humaine ne cesse de se déployer comme expérimentation infinie des activités humaines dans leur devenir. La difficulté est néanmoins grande dans la mesure où plus une activité est durable et ses effets profonds, plus le substrat passionnel est subtil, indiscernable. Les dangers de l’illusion, de la vanité, du délire voire de la stérilité, ne cessent de cerner de toute part l’élaboration d’une telle science.
Il y a là de quoi entraîner un désespoir sceptique bien éloigné des consolations de l’ataraxie pyrrhonienne : « L’état misérable, la faiblesse et le désordre des facultés que je dois employer dans mes recherches augmentent mes appréhensions. Et l’impossibilité d’amender ou de corriger ces facultés me conduit presque au désespoir et me fait résoudre de périr sur le rocher aride où je me trouve à présent, plutôt que de m’aventurer sur cet océan sans limites qui s’ouvre sur l’immensité. Cette vision soudaine du péril où je me trouve me frappe de mélancolie et comme cette passion plus que toute autre, a pour habitude de s’écouter, je ne peux m’empêcher de nourrir mon désespoir de toutes les réflexions décourageantes que le présent sujet me procure en si grande abondance. » Traité de la nature humaine (I, vii, 7)
Mais : « Fort heureusement, il se trouve que, puisque la raison est incapable de disperser ces nuages, la nature elle-même y suffit et me guérit de cette mélancolie et de ce délire philosophique, soit par le relâchement de cette disposition de l’esprit, soit par quelque distraction et quelque impression vive de mes sens, qui efface toutes ces chimères. » Traité de la nature humaine (I, vii, 7)

Daniel Pujol