Lien de téléchargement : L’historien prophète
Le titre assez énigmatique de cet exposé m’a été suggéré, pour une part par le titre d’un célèbre roman de James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme et, pour une autre part (plus centrale pour mon propos) par un aphorisme qui figure dans des Fragments publiés en 1798 par le philosophe et homme de lettres allemand Friedrich Schlegel, l’un des fondateurs de ce courant de pensée foisonnant qu’on a appelé le « premier romantisme ». Voici l’aphorisme en question :
« L’historien est un prophète tourné vers le passé (Der Historiker ist ein rückwärts gekehrter Prophet) » (frgt. 80).
Ou, dans une autre traduction : « L’historien est un prophète qui regarde en arrière ».
J’ajoute quelques mots pour situer ce premier romantisme allemand dont je viens de dire qu’il fut un courant de pensée foisonnant. Pourquoi foisonnant ? Parce que ce premier courant romantique a été tout à la fois littéraire, esthétique, historique et philosophique – et cela, à la fin d’un dix-huitième siècle totalement bouleversé, dans ses valeurs comme dans ses connaissances, par un événement historique impensable pour la plupart de ses contemporains, l’événement de la Révolution française de 1789 avec toutes ses conséquences à travers l’Europe entière. Les théoriciens du premier romantisme ont été, outre Friedrich Schlegel et son frère August Wilhelm Schlegel, le philosophe et théologien Friedrich Schleiermacher (traducteur des Dialogues de Platon), le poète Novalis et Friedrich Schiller, poète lui aussi et important théoricien de l’esthétique (cf. ses Lettres pour l’éducation esthétique de l’homme, 1794).
Un bon nombre des fragments publiés par Schlegel à Iéna dans la revue L’Athenaeum porte sur la signification que les romantiques allemands attribuaient à l’histoire. La lecture de ces fragments montre que l’histoire avait pour eux une signification fort différente de celle que lui attribuait les penseurs idéalistes des Lumières, les Aufklärer inspirés par Kant et par les postkantiens qui interprétaient l’histoire comme un progrès, une marche vers la rationalité, vers les lumières de la raison – c’est-à-dire, comme le soutiendra encore Hegel au siècle suivant, l’histoire humaine comme « Odyssée de l’Esprit » dans le cours du monde.
Le paradoxe du fragment 80 de Schlegel, qui esquisse le portrait de l’historien en « prophète tourné vers le passé » ou regardant vers le passé, tient évidemment au fait qu’une prophétie est normalement une annonce de ce qui va avoir lieu, ; c’est donc un énoncé portant sur le futur et non sur le passé. Comment l’historien pourrait-il prophétiser le passé, s’il est vrai que pro- phétiser signifie, d’après l’étymologie grecque de ce verbe, « énoncer par avance » ? Cela ne paraît guère avoir de sens. D’où ma question : quelle valeur peut-on accorder à cette idée étrange d’un historien prophète du passé? Est-ce seulement une métaphore issue de l’imagination fertile des romantiques allemands, une image teintée de mysticisme et sans réelle portée heuristique quant à ce qu’est effectivement l’histoire ? Ou bien ce portrait paradoxal de l’historien-prophète jette-t-il une lumière inattendue sur le «métier d’historien» (pour reprendre le titre de l’ouvrage classique de Marc Bloch, écrit en 1941) ?
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Avant d’en venir aux réflexions des historiens sur leur propre métier, sur leurs hypothèses, leurs concepts fondamentaux et leurs méthodes d’analyse, je vais m’arrêter un instant sur la réception de ce fragment de Friedrich Schlegel par celui qui a été dans les années 1920-1940 le meilleur connaisseur du premier romantisme allemand, et qui a lui-même écrit au printemps 1940, en pleine débâcle de l’Europe devant les armées nazies et quelques mois avant son suicide, des Thèses sur le concept d’histoire auxquelles il accordait une importance majeure puisqu’il a affirmé les avoir « porté[es] en lui pendant une vingtaine d’années »1. Je veux parler de Walter Benjamin, dont les dix-neuf thèses intitulées Sur le concept d’histoire ont été éditées après sa mort, accompagnées de notes et de variantes (textes qu’on nomme les « Paralipomènes et variantes »). Le fragment 80 de Schlegel est cité et commenté plusieurs fois dans ces variantes, où Benjamin souligne en particulier qu’on peut proposer deux interprétations de la figure paradoxale de l’historien-prophète :
1 – La première interprétation est la plus courante, mais Benjamin la considère comme la plus faible :
« [C’est l’interprétation qui] veut que, se replaçant [en pensée] dans un passé reculé, l’historien prophétise ce qui, pour les gens de l’époque, devait encore être considéré comme avenir, mais qui, dans l’intervalle, est devenu passé. »2
Selon cette première interprétation, l’historien formule maintenant, dans son présent, ce qui ne pouvait être envisagé autrefois que comme un futur. Il énonce donc, tel un prophète, un futur, mais c’est simplement le futur d’un passé révolu. Benjamin ajoute que cette conception du travail de l’historien est en fait celle de la plupart des historiens, la conception de ceux qui se veulent strictement objectifs parce qu’ils considèrent le passé comme un objet séparé de leur subjectivité d’historiens. Cette conception classique du travail de l’historien a été théorisée, enseignée et mise en œuvre, à la fin du dix-neuvième siècle, par l’historien du Moyen-Âge Denis Fustel de Coulanges, dont l’enseignement a profondément marqué son époque et dont se sont encore réclamés au vingtième siècle de nombreux historiens et sociologues de l’école française. La méthode de Fustel de Coulanges repose sur l’analyse objective des documents écrits, qui constituent selon lui la pièce maîtresse (et quasiment la pièce unique) de l’interprétation historique. Il écrit ainsi, à propos de l’historien :
« Son unique habileté consiste à tirer des documents tout ce qu’ils contiennent et à n’y rien ajouter de ce qu’ils ne contiennent pas. Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, qui les interprète avec le plus de justesse, qui n’écrit et même ne pense que d’après eux. »3
Cette méthode doit conduire l’historien à épouser, autant que sa documentation le lui permet, l’époque passée qu’il étudie ; ce que Walter Benjamin résume en un précepte : « Si vous voulez revivre une époque, oubliez que vous savez ce qui s’est passé après elle »4.
2 – J’en viens maintenant à la seconde interprétation du fragment 80 de Schlegel, que Walter Benjamin considère comme bien plus proche de la pensée de Schlegel et des romantiques allemands, et qu’il fait sienne :
« On peut aussi interpréter tout autrement ce mot [de Schlegel], et le comprendre ainsi : l’historien tourne le dos à sa propre époque, et son regard de voyant (Seherblick) s’allume à la vue des sommets qui s’estompent de plus en plus profondément dans le passé des générations humaines antérieures. C’est justement ce regard de voyant qui lui rend sa propre époque plus nettement présente qu’elle ne l’est pour ses contemporains, qui eux ‘‘marchent du même pas’’ qu’elle. […] Ce concept-là du présent est ce qui fonde l’actualité de l’authentique écriture de l’histoire. »5
Cette seconde interprétation permet d’interroger le métier d’historien dans ce qu’il a de plus exigeant, de plus difficile et, pourrait-on dire, de plus valeureux. Le point essentiel est qu’à l’inverse de la première interprétation, elle interdit de penser qu’il suffit à l’historien de porter son regard vers un passé révolu (un passé ‘‘en soi’’) que les documents écrits qu’il a rassemblés vont le mettre en mesure de comprendre objectivement, à condition qu’il maintienne en retrait sa propre subjectivité présente. L’interprétation de Benjamin implique en effet que, si le regard « de voyant » de l’historien « s’aiguise » à la vue du passé, ce n’est pas par une opération de séparation d’un passé objectif d’avec la subjectivité présente de l’historien, mais que c’est au contraire à la vue d’un passé dont la présence actuelle (« l’actualité ») conduit cet historien à une compréhension profonde de son propre présent. Le passé s’accomplit ainsi dans le présent de l’historien pour former avec lui ce que Benjamin nomme une « constellation ». En d’autres termes, l’historien-prophète annonce et amplifie, en la révélant, la présence effective du passé au cœur du présent, et le présent est ainsi reconnu dans sa véritable densité de sens historique.
Selon Benjamin, toute autre compréhension du temps de l’histoire et de sa signification (entre autres leur compréhension linéaire en termes de progrès ou de décadence) conduit droit à la « catastrophe ». Pourquoi cela ? Premièrement, parce que cette compréhension du temps historique ne sauve pas le passé de l’obsolescence et, finalement, du néant de ce qui n’est plus et n’a plus de sens. Deuxièmement, parce qu’elle condamne l’interprétation du présent à la platitude, à l’absence de profondeur. L’historien doit donc tout à la fois rédimer le passé en l’arrachant à l’oubli et à la néantisation, et sauver les potentialités d’avenir du présent en lui restituant toute sa présence, toute sa densité. C’est la double mission salvatrice de l’historien, sa double mission messianique envers le passé et envers le présent. Il se porte par là à l’avant- garde de l’humanité ; il montre l’exemple en faisant sienne la mission qui, à chaque époque, incombe à chaque forme d’humanité historique. Cette mission est clairement formulée dans la deuxième des Thèses sur le concept d’histoire :
« C’est à nous [hommes présents] de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. […] Nous avons été attendus sur terre. Car il nous est dévolu, à nous comme à chaque époque humaine qui nous précéda, une parcelle du pouvoir messianique. Le passé la réclame, [il] a droit sur elle. Pas moyen d’éluder sa sommation. L’historien matérialiste en sait quelque chose. »6
Benjamin entend donc soumettre l’historien à la loi, à la « sommation » d’un rigoureux impératif de salvation, d’un impératif messianique, qui lui est adressé par le passé. Ma question initiale – qui interrogeait la valeur heuristique de l’image paradoxale de l’historien-prophète du passé – devient alors : en quoi l’impératif de rédemption messianique du passé invoqué par Benjamin pourrait-il nous aider à comprendre le métier d’historien, sa méthode et sa logique ? Ou, pour le dire en faisant droit au doute qui peut s’éveiller en vous, ma question devient : en quoi l’histoire en tant que science humaine (l’histoire des historiens) pourrait-elle tirer quelque bénéfice des considérations messianiques d’un penseur dont on a pu dire, non sans raison, qu’il incarnait une sorte de « marxisme mélancolique »7 ?
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Pour amorcer une réponse à ces questions, je commencerai par insister sur la manière doublement hérétique qu’a eu Benjamin, d’une part, d’unir l’approche matérialiste-marxiste de l’histoire au messianisme et non plus, comme dans le marxisme officiel de son époque, à la science (la science du matérialisme historique) et, d’autre part – par une sorte de redoublement de l’hérésie –, d’unir ces deux approches, marxiste et messianique, avec ce qui semble leur être le plus opposé, à savoir : le refus du finalisme en histoire (au premier chef, le refus du finalisme marxiste de l’histoire conçue comme avancée dialectique vers la fin de la lutte des classes et vers le dépérissement de l’État, mais aussi le refus du finalisme messianique du bonheur ultime promis aux élus). Cette double hérésie a été caractérisée par Benjamin lui-même, avec autant d’humour que de clairvoyance, comme sa façon « d’organiser le pessimisme » et de « prendre l’histoire à rebrousse-poil »8. C’est cette double hérésie qui m’incite à avancer l’hypothèse de la convergence réelle entre les Thèses sur le concept d’histoire de Benjamin et le travail des historiens de métier qui luttent eux aussi, comme Benjamin, sur deux fronts : contre le finalisme des grandes philosophies de l’histoire des dix-huitième et dix-neuvième siècles (Rousseau, Kant, Hegel, A. Comte) et contre l’historicisme – dans lequel ils voient l’empreinte d’un positivisme pour lequel la connaissance de la réalité objective (présupposée !) des « faits » passés et de leurs « lois » suffit à l’historien pour comprendre le présent et pour prévoir l’avenir des sociétés humaines9. Le point important, qui met en lumière la proximité de ces historiens avec Benjamin, est qu’en prenant le positivisme historique, ou l’historicisme, « à rebrousse- poil » (comme l’aurait dit Benjamin), les historiens modernes (Aron, Marrou, Bloch, Braudel, Veyne, Koselleck) libèrent le passé de sa compréhension comme simple objectivité passée, comme simple succession de faits et d’actes ayant eu lieu. Ils libèrent le passé de la factualité et, pour tout dire, ils le sauvent eux aussi en le réélaborant au présent. La méthode mise en œuvre par cette forme de rédemption du passé est certes différente de celle de Benjamin (je vais développer ce point dans un instant), mais ce qui est visé c’est bien, une fois encore, la présence vivante du passé dans le présent et pour le présent, pour sa compréhension. Sur ce point, un passage de l’ouvrage classique d’Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique (1954) est tout à fait éclairant :
« L’histoire est le résultat de l’effort, en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit [un] rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien. »10
Ou, plus nettement encore : « l’histoire est une aventure spirituelle où la personnalité de l’historien s’engage tout entière ; pour tout dire en un mot, elle est douée, pour lui, d’une valeur existentielle, et c’est de là qu’elle reçoit son sérieux, sa signification et son prix. »11
Voici donc un historien de métier qui n’hésite pas un instant à récuser l’idéal de scientificité et d’objectivité pures qui avait été prôné par les historiens positivistes à la suite de Fustel de Coulanges. Henri-Irénée Marrou fait ainsi beaucoup plus que de se résigner à ce que l’historien interfère, en tant que sujet de la connaissance, dans la constitution présente de son objet de connaissance, l’histoire du passé : il revendique la nécessité de cette interférence entre subjectivité et objectivité car c’est ainsi, et ainsi seulement, que se construit la connaissance historique véritable – celle dont je dirai qu’elle sauve le passé de la fausse objectivité qu’on croit à trop bon compte déposée dans des documents arrachés à l’oubli par l’historien et qu’il n’y aurait plus qu’à analyser objectivement. Raymond Aron a formulé, dès 1938, dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, le credo (ou le mot d’ordre) de ce type d’historiens non positivistes : travailler à la « dissolution de l’objet [histoire] », ce qui veut dire sauver le passé en le libérant de la fausse évidence des ‘‘faits’’.
Bien entendu, on peut trouver étrange qu’il faille dissoudre l’évidence des faits, des décisions et des actes qu’on appelle habituellement «historiques» pour accéder à la connaissance historique proprement dite. Mais il n’en reste pas moins vrai que c’est, en règle générale, la condition sine qua non d’existence de toutes les sciences humaines. Cette condition est que chacune de ces sciences doit constituer son objet spécifique en dissolvant les évidences factuelles qui l’entourent de toutes parts : constitution et dissolution sont les deux faces du processus de libération de l’objet véritable, qui n’est jamais donné mais toujours construit – construit ici par l’historien. Dans une étude parue en 1952 et intitulée « Objectivité et subjectivité en histoire », Paul Ricœur a parfaitement rendu compte de ce jeu essentiel pour sciences humaines entre le sujet connaissant et son objet, et il l’a fait en s’écartant avec raison d’une interprétation trop rigide, trop exclusive de la formule de Raymond Aron :
« [L’]intrusion de la subjectivité de l’historien marque-t-elle, comme on l’a prétendu, ‘‘la dissolution de l’objet’’? Nullement: nous avons seulement spécifié le type d’objectivité qui se dégage du métier d’historien, l’objectivité historique parmi toutes les objectivités ; bref nous avons procédé à la constitution de l’objectivité historique comme corrélat de la subjectivité historienne. »12
Nous pouvons donc tenir maintenant pour assuré que si l’historien sauve le passé c’est en le reconfigurant au présent. C’est son rôle de prophète paradoxal. Mais on voit évidemment surgir aussitôt une nouvelle question : le passé est-il ainsi sauvé ou n’est-il pas plutôt perverti, utilisé à des fins actuelles qui en trahissent le sens ? En d’autres termes, le risque qui ne manque pas de peser sur ce que Paul Ricœur nomme l’histoire « comme corrélat de la subjectivité historienne» est le risque d’affabulation, de fable, ou pire de tromperie, de récit idéologiquement orienté au fil duquel la prophétie de l’historien se révèlerait être un outil d’oppression…
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Le soupçon d’affabulation pèse en fait sur le métier d’historien depuis l’origine, depuis le procès instruit, au V° siècle avant J.-C., par Thucydide à l’encontre d’Hérodote d’Halicarnasse, son aîné d’une génération – ce même Hérodote que l’on considère néanmoins, selon la formule consacrée depuis Cicéron, comme « le père de l’histoire ». En effet, il n’a pas échappé à Thucydide que les neuf livres de l’Historia d’Hérodote sont truffés de récits dans lesquels la part de l’imaginaire est le plus souvent prépondérante. Hérodote ne cache d’ailleurs pas son intention de compiler et de rapporter par écrit, non seulement les événements liés aux deux guerres médiques ayant opposé les Grecs aux Perses, mais aussi des mythes glanés dans divers pays, des exploits légendaires, des témoignages par ouï-dire, des traditions, des religions, etc.
Bref, tout ce qui pourra contribuer à faire que, grâce à son Enquête (Historia), « le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis, soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli »13. C’est pourquoi il fait en quelque sorte feu de tout bois en recueillant tous les témoignages possibles, y compris ceux qui lui paraissent relever de la fantaisie. L’une de ses formules les plus fréquentes est en effet : « Pour moi, j’ai entendu dire que… » (IV, 95), sans rien qui ressemble à une méthodologie critique des sources14 ; ou encore : « mon seul dessein dans tout cet ouvrage est de consigner ce que j’ai pu entendre dire aux uns et aux autres » (II, 123).
Une génération plus tard, en écrivant sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide ne manquera pas de fustiger ceux qu’il nomme « les logographes », au rang desquels il compte Hérodote. Il précisera que ces logographes, « en écrivant l’histoire, plus soucieux de plaire à leur public que d’établir la vérité, racontent des histoires », en sorte qu’ils rapportent des « faits incontrôlables [qui] se sont, au fil des âges, parés des prestiges de la fable, perdant ainsi tout caractère d’authenticité »15. C’est donc bien depuis son origine grecque que le récit des historiens est biface : texte à visée explicative et compréhensive, d’un côté et, de l’autre, récit à visée persuasive ; ambition scientifique, d’un côté et, de l’autre, simple narration agréable16.
Ainsi se précise ce que je nommerai le dilemme de l’historien : le dilemme entre expliquer ou raconter, entre faire œuvre de connaissance scientifique (autant que faire se peut dans le domaine des actions et institutions humaines) ou, à un niveau plus banal, relater et rassembler dans un récit, dans une fable vraisemblable. C’est du cœur de ce dilemme que provient le soupçon d’affabulation dont l’histoire en tant que science humaine peine depuis toujours à s’exempter.
Mais, s’il est vrai que le passé est toujours interprété et reconfiguré dans et par le texte de l’historien, et si l’idéal d’objectivité scientifique s’en trouve incontestablement affecté, s’ensuit-il forcément que le « trésor pour toujours » cher à Thucydide doit, au bout du compte, être tenu pour une affabulation, pour un tissu de mensonges et une tromperie idéologique ?
Walter Benjamin l’affirme crûment lorsqu’il évoque les historiens traditionnels dont le « conformisme » épouse toujours le point de vue du vainqueur et ne « sauve » jamais celui des vaincus17. Ce genre de soupçon de manipulation idéologique du passé a longtemps été l’un des leitmotivs de l’historiographie marxiste dans sa critique de l’histoire dite « bourgeoise », mais, comme le même reproche de manipulation idéologique peut sans difficulté être retourné contre des historiens marxistes, il y a tout lieu de penser que c’est une entreprise sans fondement que d’instruire le procès de l’histoire des historiens en l’accusant d’être par essence une tromperie idéologique destinée à masquer la domination réelle d’une classe sur une autre, d’un système de valeurs sur un autre, ou d’un peuple sur un autre.
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Dans ces conditions comment faire pour sauver malgré tout le sens propre des phénomènes historiques (car c’est bien l’essentiel) et pour sauver aussi le métier d’historien et l’histoire en tant que science humaine en quête de vérité ? La réponse que je voudrais vous soumettre est celle-ci : une méthode pour sortir de l’interminable dilemme entre explication et narration, ou entre science et récit, pourrait bien être de ne plus les opposer frontalement mais de dialectiser, de médiatiser leur rapport.
Qu’est-ce cela signifie au juste ? Cela signifie en premier lieu, qu’il est vain d’opposer le récit aux faits, ou la narration à l’explication, pour deux raisons :
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– 1) parce qu’en histoire ce qu’on nomme un peu vite un ‘‘fait’’ est construit – et même méthodiquement construit – par la subjectivité de l’historien ; et
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– 2) parce que cette subjectivité est elle-même formée et structurée en retour par sa réflexion sur sa propre pratique historique.
L’historien de métier ne raconte donc jamais purement et simplement, ne rapporte pas des faits ou des événements marquants ; mais il ne les explique pas non plus objectivement. Sans doute est-il plus exact de dire qu’à partir du choix que l’historien effectue dans les témoignages du passé qu’il a tout d’abord identifiés comme tels, puis retenus et rassemblés au cours de sa recherche, il construit une intrigue qu’il juge porteuse de sens. En parlant « d’intrigue » plutôt que de récit, de narration ou d’explication, je reprends une notion introduite aussi bien par un philosophe de l’histoire comme Paul Ricœur dans le tome I de Temps et récit, que par un historien comme Paul Veyne dans son ouvrage de 1971, Comment on écrit l’histoire :
« L’intrigue est la seule mesure de l’événement » (P. Ricœur) ; ou « Les faits n’existent que dans et par des intrigues où ils prennent l’importance relative que leur impose la logique humaine du drame » (P. Veyne).
Cette imbrication étroite entre faits, événements et intrigue était le premier point à souligner. Pour qu’elle prenne tout son sens, il faut maintenant « sauver » la notion d’intrigue du soupçon qui pèse quasi spontanément sur elle : le soupçon de n’être qu’une fable, un conte ou une affabulation plus ou moins imaginaire, voire un mensonge. Il faut donc préciser que l’intrigue, au sens de Ricœur et de Veyne, désigne un récit construit porteur de vérité – un récit véridique donc, non pas parce qu’il collerait objectivement à des faits supposés eux aussi objectifs, mais parce que son agencement présent (sa « mise en intrigue », comme l’écrit Paul Ricœur quand il commente l’usage que fait Aristote de la notion grecque de muthos) produit une signification d’ensemble à partir de laquelle chaque événement passé trouve sa signification particulière.
Un exemple est sans doute utile pour mieux comprendre ce point important. Considérons l’exemple de la Révolution française de 1789. On dit volontiers que c’est un fait historique incontestable, qui a été consigné comme tel et analysé par les historiens. Il n’empêche que chaque historien de la Révolution française a nécessairement dû retenir ce fait comme significatif et a dû, du même coup, non seulement consigner, mais constituer théoriquement ce fait en « événement » en l’insérant dans une compréhension d’ensemble de l’époque et de ses antécédents, c’est-à-dire en l’insérant dans une intrigue porteuse de sens. Or, ce qui est tout à fait remarquable, c’est la liberté qu’a l’historien dans son opération d’insertion de l’événement dans une intrigue. Disons, sans trop entrer dans les détails, que tout historien de la Révolution française a le choix entre deux options extrêmes :
– Ou bien considérer cet événement comme une rupture radicale, comme une singularité et une fracture dans le cours habituel de l’époque. C’était l’optique, au tournant des années 1900, des historiens rassemblés autour de Gabriel Monod, le fondateur de la Revue historique, qui a joué sous la Troisième République un rôle considérable dans la formation des chercheurs et des enseignants en histoire. Les tenants de ce courant historique, qu’on a appelé «L’école méthodique», ont véritablement institué la Révolution de 1789 en événement fondateur – on pourrait même dire en mythe fondateur – de la république, en fable nationale de la victoire la plus décisive des valeurs démocratiques sur le cléricalisme et l’État monarchique.
– Ou bien replacer l’événement de la Révolution dans une structure plus vaste qui, bien entendu, ne doit pas l’annuler ou le réduire à presque rien, mais qui doit permettre de retisser les liens de cet événement avec une intrigue d’ensemble, avec un agencement global. C’était la position d’Alexis de Tocqueville lorsque, dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution (1856), il prenait la liberté d’interpréter la Révolution française, non pas comme une rupture, mais comme l’aboutissement du processus de centralisation de l’État qui avait été engagé depuis des siècles par la Monarchie. Tocqueville a donc pris, comme Ricœur l’écrit très justement, la liberté d’interpréter la Révolution française, « non comme rupture et origine, mais comme parachèvement de l’œuvre de la Monarchie en tant que dissolution du corps social au profit de l’administration d’État »18. Dans cette optique interprétative l’État jacobin issu de la Révolution de 1789 n’est plus compris comme rupture historique, mais comme discordance avec l’Ancien Régime au sein d’une structure, d’un montage global du sens, ou encore, au sein d’une intrigue historique plus englobante.
La valorisation, et a fortiori la survalorisation de l’événement disruptif comporte le risque d’une sorte de fétichisme de la rupture qui finit tôt ou tard par priver de sens et de valeur l’idée même d’historicité en tant que tissu ou structure complexe de sens. Une telle valorisation de l’événement-rupture a été largement dominante dans les interprétations historiques développées tout au long du vingtième siècle. Elle a conduit à ce qu’un historien comme François Hartog dénonce comme notre « présentisme »19 – lequel, loin de « sauver » quoi que ce soit, nous rend bien plutôt incapables de comprendre et notre passé et notre présent, et met par là en crise profonde notre avenir.
À l’inverse, lorsque l’historien fait porter l’accent sur l’événement conçu comme une simple discordance au sein d’une intrigue complexe dont il renouvelle, ou dont il « sauve » en quelque sorte les capacités inventives, on peut dire que son travail constitue un véritable « plaidoyer pour une histoire du phénomène humain total » – je reprends là une formule que Paul Ricœur a appliquée à l’« histoire de la longue durée » théorisée et pratiquée par Fernand Braudel depuis son grand ouvrage paru en 1949, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II20. Pourquoi parler de « phénomène humain total » ? Premièrement, parce qu’ainsi conçue et pratiquée l’histoire n’est pas l’histoire des batailles mémorables, des dates et des commémorations ; deuxièmement, parce que ce n’est pas non plus l’histoire de ceux qu’on nomme « les grands hommes » ; et troisièmement, parce que c’est encore moins l’histoire qui ne retient comme significatifs que de « grands événements » ponctuels supposés avoir fait brèche dans la continuité du temps historique (comme les révolutions, les invasions, les insurrections). C’est au contraire une histoire qui embrasse le panorama le plus vaste qui soit : celui qui concerne les hommes, les époques, les lieux et les temps des civilisations, les techniques, l’économie et la géographie humaine, etc. Bref, une histoire qui sauve de l’insignifiance où ils étaient traditionnellement maintenus par les historiens les multiples aspects du « phénomène humain » ne relevant pas d’une conception étroite de l’homme en tant que seul acteur de son histoire.
Pour conclure, je dirai qu’il y a bien des façons pour un historien de « sauver » le passé, comme Walter Benjamin le lui demandait. Le sauver de l’oubli, bien sûr ; mais aussi, comme nous l’avons vu, le sauver de l’affabulation idéologique et ultimement du mensonge ; et encore, le sauver de l’historicisme, c’est-à-dire de la croyance en de toutes puissantes lois de l’histoire et en un déterminisme historique objectif. La parole de l’historien-prophète du passé doit enfin sauver le passé d’un autre aspect de l’idéal d’objectivité, je veux dire le sauver de l’idéal de neutralité qu’on porte communément au crédit de la connaissance. Toute construction historique est en effet engagée dans l’épaisseur de la matière humaine qu’elle met en forme et, du fait de cet engagement, elle prend nécessairement partie – ne serait-ce (comme nous l’avons vu) que parce que la subjectivité de l’historien participe de la détermination de son objet d’étude – qui précisément n’est pas un objet mais, comme l’écrit Benjamin dans une très belle formule, « un document de la culture »21. Or, l’historien-prophète du passé n’oublie à aucun moment de son travail qu’un « document de la culture » ne va jamais sans son envers, un « document de la barbarie » ; et il n’oublie jamais que c’est précisément cette dualité qu’il s’agit de sauver contre l’histoire des « grands hommes » qui estompe la barbarie parce que c’est toujours l’histoire des vainqueurs :
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1 Cité par J.-M. Monnoyer dans sa « Notice » introductive à la version française des Thèses sur le concept d’histoire écrite par Benjamin lui-même ; cf. W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 1991, p. 451.
2 W. Benjamin, Paralipomènes et variantes de « Sur le concept d’histoire », trad. fr. J.-M. Monnoyer dans Écrits français, op. cit., p. 451.
3 D. Fustel de Coulanges, La Monarchie franque (1888), chap. 1, cité dans G. Bourdé et H. Martin, Les Écoles historiques, Paris, Seuil, 1983, p. 154.
4 Paralipomènes…, op. cit., p. 451. Voir aussi la Thèse VII : « Aux historiens désireux de pénétrer au cœur d’une époque révolue Fustel de Coulanges recommanda de faire semblant de ne rien savoir de tout ce qui se serait passé après elle » (p. 436). Benjamin qualifie cette « identification affective (Einfühlung) » de « paresse du cœur (acedia) » devant ce que le passé exige en vérité de l’historien (p. 437). Nous allons y revenir.
5 Ibid., p. 451-452 (avec, en appui, un rappel de Turgot, l’auteur du Tableau philosophique des progrès de l’esprit humain, 1750).
6 Thèse II, in Écrits français, p.433-434. On lit quelques lignes plus haut, p. 433 : « L’idée de bonheur enferme celle de salut, inéluctablement. Il en va de même pour l’idée du ‘‘passé’’. L’image du salut en est la clé ».
7 M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie, Paris, Payot, 1992 ; cité par E. Traverso dans son étude « Marx, l’histoire et les historiens », Actuel Marx, 50 (2011-2), p. 153-165.
8 « Paralipomènes… », Écrits français., p. 447 et p. 455. C’est assurément l’exact opposé du « conformisme » de tous les historicismes, y compris celui de la vulgate marxiste (cf. la Thèse VI : « chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui », p. 436).
9 Rappelons la définition (critique) de l’historicisme par K. Popper : « j’entends par [historicisme] une théorie touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but et qui enseigne que ce but peut être atteint si l’on découvre (…) les ‘‘lois’’, ou les ‘‘tendances générales’’ qui sous-tendent les développements historiques » (Misère de l’historicisme, Plon, 1955).
10 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, chap. 2, p. 51. Ce passage est précédé d’une citation de l’ouvrage fondateur de Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire – ouvrage très explicitement sous-titré : « Essai sur les limites de l’objectivité historique » (1938) : « Il n’existe pas une réalité historique toute faite avant la science, qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité » (Aron, p. 120).
11 Ibid., chap. 8, p. 197.
12 P. Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire » (1952), repris dans Histoire et vérité, Paris, Seuil-Essais, 1967, p. 37. La position de l’auteur est ensuite complétée par l’interrogation en miroir de la subjectivité de l’historien (« qui est l’historien ? »), ce qui conduit à une nouvelle dissolution-constitution : « Après avoir dit que l’histoire reflète la subjectivité de l’historien, il faut dire que le métier d’historien éduque la subjectivité de l’historien. [..] Pas d’histoire sans une epokhè de la subjectivité quotidienne, sans l’institution de ce moi de recherche duquel l’histoire tire son beau nom » (p. 38-39).
13 Hérodote, L’Enquête, livre I, trad. fr. A. Barguet, dans Hérodote–Thucydide, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1964, p. 11-12
14 Voir, en VII, 152, cette remarque sibylline : « Pour moi, si j’ai le devoir de rapporter ce que l’on dit, je ne suis certainement pas obligé d’y croire – que l’on tienne compte de cette réserve d’un bout à l’autre de mon ouvrage ».
15 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, livre I, trad. fr. D. Roussel, dans Hérodote–Thucydide, Œuvres complètes, op. cit., p. 705-706. Selon Thucydide, son texte est, quant à lui, « dépourvu de tout romanesque » (p. 706) et constitue par là même un « trésor pour toujours (ktèma eis aei) »
16 Un point utile sur le débat entre « expliquer » et « raconter » en histoire est fait dans R. Koselleck, « Le concept d’histoire », L’expérience en histoire, trad. fr. A. Escudier, p. 36-69 (positions philosophiques d’Aristote, Lessing, Bodin, Diderot, Fénelon, Leibniz, Kant, Hegel, Herder, etc.).
17 Thèse VII : « L’historien [de type historiciste], s’identifiant au vainqueur servira donc irrémédiablement les détenteurs du pouvoir actuel » (p. 437) ; et Thèse VI : « Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui » (p.436).
18 P. Ricœur, Temps et récit, t. I, p. 391.
19 Cf. Fr. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.
20 Cf. Temps et récit, I, p. 185. Le livre de F. Braudel est qualifié par P. Ricœur de « véritable chef-d’œuvre de l’école des Annales » (p. 182). Il a connu, jusqu’en 1979, quatre nouvelles éditions présentant des ajouts importants.
21 W. Benjamin, « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d’histoire », section 4, in Écrits français, p. 455.
22 Ibid. Cf aussi la Thèse VII : « Tout cela ne témoigne pas de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie. […] L’historien matérialiste sera donc plutôt porté à s’en détacher. Il est tenu de brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire »., p. 437-438.