Dominique Demartini : Défense de l’allemand et harmonie des langues chez Leibniz

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Je vais vous parler du langage chez Leibniz. Ou plus exactement de la manière dont Leibniz pense les relations entre les langues : leur origine, leurs liens de parenté, leurs qualités, leurs défauts, les raisons et la manière de les défendre.
Mais je voudrais le faire à partie de textes peu connus et qui peuvent sembler en contradiction avec des pans entiers de la pensée leibnizienne.

Leibniz cherche à penser l’harmonie des langues, c’est-à-dire, on va le voir, le principe de leur unité, mais il a écrit aussi des textes de défense de la langue allemande qui n’ont rien d’anecdotiques et qui pourtant semblent dans une large mesure contrevenir à beaucoup de ses thèses les plus connues : sa recherche d’une langue universelle qui ne se réduirait à aucune langue vernaculaire en particulier, son universalisme, l’harmonie de son système métaphysique.

Alors, quand un auteur écrit des textes qui semblent en opposition avec le reste de son oeuvre on peut toujours dire qu’il a évolué, qu’il a pu se perdre à un moment donné et que certains textes sont moins importants que d’autres. Du coup il y aurait quelque chose d’assez vain à mettre en balance un ou deux malheureux textes contre tout le reste d’une oeuvre.

Mais nous voudrions montrer qu’il en va tout autrement dans le cas des textes de Leibniz sur la défense de la langue allemande. Ils sont décisifs pour comprendre ce que Leibniz appelle harmonie des langues et ils gardent un grand intérêt aujourd’hui parce qu’ils permettent de réfléchir à ce que signifie vraiment défendre une langue. La défend-on pour elle-même ? La défend-on contre les autres ? La défend-on pour en préserver la pureté ?

Mais avant tout : comment Leibniz peut-il à la fois penser une harmonie des langues et clamer la nécessité de défendre la langue allemande ?

Avant de répondre à ces questions il faut d’abord clarifier ce qu’est cette question de l’harmonie des langues et à quels débats philosophiques et linguistiques elle renvoie.

Il faut d’abord remarquer que l’expression « harmonie des langues » est courante au siècle de Leibniz. C’est même un lieu commun des recherches sur les langues au XVIIe siècle. De nombreux ouvrages y sont consacrés. J’en citerai trois connus de Leibniz lui- même :

Georg Cruciger, Harmonie des quatre langues cardinales, l’hébraïque, la latine, la grecque et la germanique, Francfort, 1616

Johann Ernst Gerhard, Harmonie des langues chaldaïques, syriaque et éthiopienne, 1693

Hiob Ludolf, Dissertation sur l’harmonie de la langue éthiopienne et d’autres langues orientales, 1702

Dans tous ses ouvrages, l’harmonie ne désigne que l’apparentement d’un groupe de langue. Il s’agit de classer par proximité des langues dont on considère qu’elles ont la même origine, ou qu’elles descendent l’une de l’autre.

Or tout l’intérêt de l’approche leibnizienne est qu’elle donne, au contraire, à l’harmonie une dimension véritablement universelle.
De ce point de vue le concept d’harmonie n’est pas séparable du sens qu’il va lui donner dans ses grands textes métaphysiques. Pour le dire simplement il désigne trois choses en même temps :

  • L’unité dans la variété d’un tout : comprendre ici que l’harmonie est un concept opératoire qui permet de ramener une multiplicité à une unité. En ce sens elle est un principe d’intelligibilité. Découvrir l’intelligibilité d’une chose c’est découvrir l’unité comme loi.
  • L’ordre et la justice qui y règne : comprendre ici que l’harmonie est l’oeuvre d’un créateur. L’harmonie est à la fois la justesse avec laquelle Dieu a tout ajusté dans l’univers et ce à quoi nous devons nous conformer.
  • C’est pourquoi elle est à la fois un principe d’intelligibilité de la totalité du monde est un principe d’action. Pour nous conformer à l’harmonie voulue et créée par Dieu il faut d’abord la comprendre selon ses propres règles et ensuite s’efforcer de nous y conformer.

Du coup, mettre en évidence l’harmonie des langues c’est prouver que leur diversité n’est pas un obstacle à l’universalité de la pensée, que tout ce qui est pensé dans une langue peut-être pensé dans une autre. C’est aussi poser la possibilité d’une langue universelle. On peut le faire de deux façons :

  • Soit en pensant la langue universelle comme une langue originaire, une langue adamique dont on trouverait la trace par l’étude et la comparaison de toutes les langues humaines contemporaines.
  • Soit comme une langue à élaborer : s’agira-t-il alors d’une langue pour tous, remplaçant à terme toutes les langues vernaculaires ou d’une langue réservée aux savants ?

Alors pourquoi organiser une défense particulière de l’allemand ?

On peut à cet égard citer deux textes1 :

Les considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande (1697)

L’exhortation aux Allemands, d’avoir à perfectionner leur entendement et leur langue accompagné de la proposition d’une société en faveur de l’identité allemande (1679)

On peut alors s’étonner de constater que la question des langues chez Leibniz nous confronte à une tension étrange entre universalisme et nationalisme.

Comment un auteur dont les textes philosophiques en allemand sont très rares (60% du corpus en latin, 40% en français) peut-il estimer l’allemand comme une langue particulièrement adaptée à la philosophie ?

Comment un auteur dont les recherches sur la langue adamique et sur la mathesis universalis conduisent à penser une langue universelle peut-il se consacrer à la défense spécifique d’une langue particulière ?

Penser l’harmonie des langues chez Leibniz requiert que nous commencions par nous intéresser à son propre usage des langues, en particulier l’allemand et le français. Pourquoi défendre la langue allemande ? Comment la défendre ? Est-ce si important si au fond il faut s’atteler de toute façon à développer une langue universelle ? Est-ce une nécessité pour Leibniz si de toute façon il pense et il écrit en latin et en français ?

 

I Leibniz, le français et l’allemand : quelle langue pour la philosophie ?

Le français a été la langue dans laquelle Leibniz a pensé et écrit de la philosophie. La Théodicée et les Nouveaux essais ont été écrits directement en français. Et c’est en modifiant et, du coup, en enrichissant la langue française que Leibniz a forgé certains de ses concepts. On pense ici à la distinction perception/aperception ou au concept de compossibilité2.

On peut donc considérer que l’auteur de textes sur la défense de la langue allemande est aussi un admirateur de la langue française. Il ne faut cependant ici se méfier.
Leibniz ne considère pas le français comme la meilleure langue pour faire de la philosophie.

En revanche il lui reconnait deux qualités fondamentales :
– Le français est bien plus que la langue d’un peuple particulier (comme, on va le voir, ce sera le cas pour l’allemand) il est aussi la langue de la République des Lettres, c’est-à- dire de l’espace de communication qui, en dehors de tout intérêt politique, et indépendamment des conflits entre les États, réunit tous ceux qui contribuent à l’avancement des idées et des sciences.

– Mais, le français est aussi la langue qui est politiquement la mieux défendue.

Le français est donc à la fois la langue du discours scientifique et philosophique affranchi de la politique (la langue de la République de Lettres) et la langue dont la prééminence en Europe (et pas seulement parmi les savants) est le résultat d’une politique efficace.

Il y a là un enjeu absolument central qui soulève toutes sortes de questions :

  • Comment protège-t-on et défend-on une langue au point de la rendre dominante ?
  • À qui revient-il de défendre une langue ?
  • Qui en a le pouvoir ?
  • Au nom de quoi ?
  • Et puis, au fond, est-ce que les langues ont besoin qu’on les défende ?
On comprend ici que l’enjeu est non seulement de savoir ce qui fait l’identité propre d’une langue, mais aussi de décider qui a des droits sur elle, qui a l’autorité et la compétence pour distinguer le propre et l’impropre, le bon du mauvais usage, pour accepter ou refuser tel ou tel mot, telle ou telle expression.

En France, cet enjeu va donner lieu à une virulente polémique à laquelle Leibniz s’est beaucoup intéressé et dont il a tiré un certain nombre de conséquences pour la défense de la langue allemande.
Il s’agit de l’interdiction faite à Furetière, à la demande de l’Académie française, de publier son Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et les arts
La querelle fut longue. Furetière fut exclu de l’Académie française et il s’en suivi un interminable procès jusqu’à la mort de son auteur (1688).
Au-delà des querelles de personnes, il s’agit de savoir ce qu’on fait de l’identité d’une langue. La question n’est pas seulement de savoir qui a l’autorité : l’académie ou n’importe quel auteur. Il s’agit aussi de savoir ce qu’il convient de mettre dans un Dictionnaire. En effet, pour l’académie, le problème n’était pas tellement que Furetière ait écrit un dictionnaire mais surtout qu’il y ait recueilli ensemble, les mots d’usage courant et les termes techniques, les mots des sciences et des arts.
Le principe qu’une telle séparation défend n’a rien de anecdotique. Cela revient à dire que la fonction d’un dictionnaire et de proposer une règle du bon usage des mots et que pour cela il faut procéder à une purification de la langue. Furetière, et Leibniz avec lui, défend une toute autre idée de la langue. Son dictionnaire n’est pas un Dictionnaire de mots mais un Dictionnaire de choses. Il ne cherche pas à donner de la langue une image épurée mais à en faire l’instrument du savoir le plus étendu.

« Le principal mérite de celui de l’académie, sera sa pureté et son exactitude ; il apprendra aux Français à parler correctement la langue, tandis qu’elle sera en un même état. Mais comme les langues vivantes change perpétuellement, il lui arrivera le même inconvénient que celui du barbier de Martial qui était si long à faire la barbe que tandis qu’il rasait d’un côté, elle avait le loisir de croître de l’autre. L’Académie rejette tous les mots anciens qu’elle tient pour barbares, et elle n’admet que ceux qui sont maintenant en usage digne d’entrer dans les poèmes, les opéra et les belles conversations, c’est pourquoi le dictionnaire universel est nécessaire pour conserver la langue toute entière à la postérité et sauver du naufrage le rebut de l’Académie. »3

« Que s’il arrive qu’ils fassent quelques fautes, personne ne pourra les critiquer. S’ils font quelques omission, personne n’osera en faire le supplément, s’ils sont les seuls qui est droit de travailler sur la langue ; et comme ils ne manquent point les mots qu’ils condamnent et se contentent de les omettre, il y a une infinité de mots français qu’ils auront échappé, faute d’application, par exemple ceux de colonel et colonies, qui auront la même fortune que ce qu’ils ont censurés ainsi au lieu de rendre la langue riche et abondante, ils la rendront, pauvre et disetteuse. »4

Le propre d’un dictionnaire universel, c’est d’interroger à partir de tous les usages de la parole, les différentes façons que l’on a fussent-elles imaginaires ou pleines d’erreurs, de dire les choses. C’est d’être un miroir du travail de l’entendement pour s’approprier le monde.

« La seule inspection de cet ouvrage fera voir que c’est ici un dessein original et qui n’a été copié sur aucun autre modèle. Il est fait principalement pour donner l’intelligence des sciences et des arts et non pas seulement des mots, et pour expliquer tous les livres français, vieux et modernes, tant aux étrangers qu’à la postérité. Il ne décide rien sur la langue ; sa beauté consistera particulièrement à voir le même mot promené par tous les arts et sciences en ses différentes significations, qui montreront que la richesse de la langue française est plus grande que celle de la grecque et de la latine, et qu’elle ne peut être accusée de stérilité que par ce qui ne le savent pas tout entière. Il est absolument impossible d’en distraire, ni d’en séparer les phrases communes et triviales que l’Académie prétend revendiquer sans en gâter toute l’économie et la liaison ; ce serait faire la même chose que si on ôtait tout le ciment d’un édifice. »5

Deux choses à retenir ici :
La première est que Leibniz est résolument du côté de Furetière et que sa défense de la langue allemande consistera, entre autres arguments, à conseiller aux allemands de ne pas faire les même bêtise que l’Académie française.
La seconde est que tout projet de dictionnaire a ses limites. Il n’est universel que dans son ambition d’être exhaustif dans sa restitution d’une langue particulière. À ce titre il permet d’améliorer l’usage d’une langue sans pour autant constituer un miroir sans défaut du travail de l’entendement. On comprend alors pourquoi Leibniz a pu rêver d’une langue universelle et pourquoi il a cherché à établir une grammaire générale commune à toutes les grammaires relatives au langues naturelles. Nous y reviendrons.
Mais alors, encore une fois, pourquoi une défense de la langue allemande ?

L’allemand a bel et bien été considéré par Leibniz comme une cause nationale et patriotique.
Deux passages des Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande

« Aussi je tiens pour assuré qu’il n’existe aucune langue dans le monde dont le vocabulaire soit plus étendu et qui soit plus expressive que la langue allemande. »

Et plus loin (§ 11) :

« En vérité on pourrait se consoler quelque peu de ce manque de mots techniques, en logique est en métaphysique, en louant notre langue remarquable comme je l’ai fait parfois, du fait qu’elle n’exprime rien que des choses justes et qu’elle est incapable de nommer des chimères sans fondement. C’est pourquoi j’ai pris soin d’en faire l’éloge aux Français et aux Italiens. Nous les Allemands, leur disais-je, avons une pierre de touche pour la pensée, inconnue des autres peuples. Et quand ils me demandaient avec curiosité quelle était cette pierre, je leur répondais qu’il s’agissait de notre langue même : ce qu’elle exprime distinctement, sans avoir recours à des mots inusités et empruntés, est véritablement juste. Quant aux mots creux qui ne renvoient à rien et n’expriment qu’une écume superficielle de pensées vaines, la pure langue allemande ne les accepte pas. »6

Mais aux yeux de Leibniz, la force de la langue allemande ne se réduit pas seulement à l’étendue de son vocabulaire concret et à sa capacité, bien supérieure aux autres langues, d’établir un lien entre le mot et la chose sans jamais rien céder à l’abstraction. La langue allemande la plus ancienne est aussi la matrice de toutes les langues européennes.

Pour Leibniz, les anciens gaulois, celtes et scythes ont eu une parenté avec les allemands. Les habitants de l’Italie étant venus des peuples allemands et celtes, la langue latine est grandement redevable à l’allemand primitif. Et même ce que les latins ont pris des grecs n’y échappe pas, puisque les grecs sont issus de peuples venant des rives du Danube, qui, sous la dénomination de Goths, étaient des Allemands, dont on trouve des traces jusqu’en Perse.

Ainsi poursuit Leibniz

C’est dans l’antiquité allemande et particulièrement dans la langue allemande la plus ancienne, qui dépasse l’âge de tous les livres grecs et latins, que se trouve l’origine des peuples européens et de leurs langues, et aussi en partie du plus ancien culte rendu à Dieu, et souvent encore les noms anciens des choses, des lieux et des gens (§ 46).

Par conséquent « C’est un fait établi et admis par tous, que les Français, les Italiens et les Espagnols (pour ne rien dire des Anglais qui sont à moitié allemands) tiennent beaucoup de leurs mots des Allemands et qu’ils doivent chercher l’origine de leur langue en grande partie dans la nôtre. Ce n’est donc pas seulement à l’Allemagne, que l’étude de la langue allemande apporte la lumière, mais à toute l’Europe, ce qui n’est pas une mince contribution à la gloire de notre langue. »7

Et Leibniz de conclure (§ 48) :

« Quant à nous, les Allemands, notre désir d’un tel ouvrage doit être d’autant plus grand que non seulement il serait pour nous le plus utile, mais encore il contribuerait à notre gloire : il mettrait en évidence, de plus en plus, que la source et l’origine de l’essence européenne doivent être cherchées en grande partie chez nous. De fait, c’est presque chaque jour que, chez nous, il se rencontre dans la langue des choses susceptibles d’être commentées, notées et d’inspirer les réflexions les plus singulières. »8

Ces propos sont extrêmement étonnants. Ils n’indiquent pas simplement que la langue allemande a des qualités qui justifient qu’on la défende face aux autres langues européennes et qu’on en promeuve l’usage dans les sciences et les arts. Ce que semble dire Leibniz c’est que la langue allemande a une dimension matricielle pour toute l’Europe, qu’elle n’est pas tant une langue prise dans des rapports de forces et d’influence avec ses voisines qu’une langue dont toutes les autres sont débitrices. Est-ce bien ce que veut dire Leibniz ? Comment comprendre ce privilège de l’allemand ? Faut-il comprendre que l’harmonie des langues tient précisément au caractère originaire de l’ancien allemand ?

Ce qui est en jeu ici ce ne sont pas simplement les conceptions linguistiques de Leibniz. Il y va aussi, nécessairement, de son rêve d’une langue universelle fondée sur une grammaire plus fondamentale que celles de toutes les langues vernaculaires.

Comment penser les rapports entre les langues à partir de ce travail de défense de la langue allemande ? Peut-on sérieusement parler de nationalisme ou s’agit-il d’une position plus subtile de Leibniz ?

 

II Langue nationale et langue philosophique : la défense leibnizienne de la langue allemande se réduit-elle à une forme singulière de nationalisme ?

Autant le dire tout de suite : la réponse est non. Mais il faut encore comprendre comment Leibniz peut affirmer, sans chauvinisme ni nationalisme que la langue allemande est « la source et l’origine de l’essence européenne ».
Pour évaluer correctement ces questions et comprendre comment Leibniz pense l’origine des langues il faut replacer le débat dans son contexte historique. On peut alors comprendre toute la singularité de sa position.

Disons que dans les grandes lignes il y a trois courants qui participent à ce débat général sur les origines.

  • Il y a les partisans d’une identification de la langue primitive à la langue adamique. J. Boehme en est un éminent représentant et Leibniz le cite dans les Nouveaux essais, livre III, chapitre 3, §1 (p. 218 GF) :

« De sorte qu’il n’y a rien en cela qui combatte et qui ne favorise plutôt le sentiment de l’origine commune de toutes les nations et d’une langue radicale et primitive. Si l’hébraïque ou l’arabesque y approche le plus, elle doit être au moins bien altérée, et il semble que le teuton a plus gardé du naturel, et (pour parler le langage de Jacques Böhm) de l’adamique : car si nous avions la langue primitive dans sa pureté, ou assez conservée pour être reconnaissable, il faudrait qu’il y parût les raisons des connexions soit physiques, soit d’une institution arbitraire, sage et digne du premier auteur. »9

—> Remonter à la langue adamique serait remonter à la connexion originaire entre le mot et la chose.

  • Il y a ceux qui cherchent une langue idéale pour le progrès de la connaissance.

 

  • Et enfin les nationalistes qui identifient leur propre langue à la langue primitive.

Le fait est que Leibniz est difficilement classable entre ces trois courants.
En effet d’un côté il critique J. Boehme. L’argument est assez simple : Leibniz prend la langue adamique comme un idéal de la nomination, c’est-à-dire un idéal de connexion entre le son et le sens. Mais il exclut toute possibilité de la reconstruire. L’étymologie ne peut restituer la langue adamique.
Donc la position de Leibniz se ramène à deux idées :
– La langue adamique fournit un idéal de dénomination transparente.
– Elle incarne une hypothèse de langue primitive unique (que Leibniz préfère à celle de familles de langue séparées des l’origine.) On ne peut remonter jusqu’à la langue adamique mais, avec l’allemand, on aurait « la plus ancienne, qui dépasse l’âge de tous les livres grecs et latins, que se trouve l’origine des peuples européens et de leurs langues, et aussi en partie du plus ancien culte rendu à Dieu, et souvent encore les noms anciens des choses, des lieux et des gens (§ 46).

Mais d’un autre côté il s’oppose aussi très fortement aux nationalistes. Si il a pu dire ce que nous venons de lire sur la langue allemande il écrit aussi, le 7 avril 1699 à Sparvenfeld :

« Au reste, il est plaisant de voir comment chacun veut tout tirer de sa langue ou de celle qu’il affectionne. Goropius Becanus et Rodornus de l’Allemand (sans distinguer les nouvelles inflexions de ce qui est de langue ancienne). Rudbeckius du Scandinavien, un certain Ostrocki du Hongrois, cet abbé français (qui nous promet les origines des nations) du Bas-Breton ou Cambrien, Praetorius (auteur de l’Orbis gallicus) du Polonais ou Esclavon ; Thomassin, après plusieurs autres et Bochart même, de l’Hébreu ou Phénicien, Ericus, Allemand établi à Venise, du Grec. Et je crois, si un jour les Turcs ou Tartares deviennent savants à notre manière, qu’ils trouveront dans leur langue et dans leur pays des mots ou allusions, dont ils prouveront, avec autant de droit que Monsieur Rudbeckius, que les Argonautes, Hercule, Ulysse et autres héros ont été chez eux, et que les Dieux sont sortis de leur pays et de leur nation. Ils trouveront bien des passages des Anciens favorables à leur hypothèse. Mais surtout ils voudront se revendiquer les Hyperboréens, vers le nord oriental. La vérité est que les Anciens parlent confusément et contradictoirement des choses qu’ils ne savaient plus eux-mêmes, lorsqu’ils écrivaient, de sorte que leurs autorités dans ces choses obscures sont à peu près comme les règles de l’astrologie dont on peut tirer tout ce que l’on veut après coup. »10

Comment comprendre alors la position de Leibniz ? Comment se nouent les trois fils que nous avons tirés :

  • L’intérêt pour la langue adamique limité par la certitude que la recherche ne peut aboutir.
  • La critique d’une conception nationaliste de la langue qui biaise toute recherche linguistique et toute phonétique historique. Puisqu’on est en quelque sorte toujours déjà ferrés par l’ethnocentrisme.
  • L’éloge néanmoins incontestable des qualités de la langue allemande.

Quelle harmonie, des langues comme de la pensée leibnizienne, se joue ici ?
Pour avancer il faut, d’un côté, repartir de ce que Leibniz considère comme les atouts de la langue allemande et, d’un autre côté, comparer avec ce qui, pour lui, est essentiel pour qu’une langue soit le reflet de l’entendement.

Revenons pour cela aux paragraphes 9 et 10 des Considérations inattendues :

« Aussi je tiens pour assuré qu’il n’existe aucune langue dans le monde dont le vocabulaire soit plus étendu et qui soit plus expressive que la langue allemande. » (§9)
« Quant aux mots creux qui ne renvoient à rien et n’expriment qu’une écume superficielle de pensées vaines, la pure langue allemande ne les accepte pas. » (§10)

La qualité fondamentale de la langue allemande est qu’on peut exprimer clairement quelque chose de réel. Ce qu’atteint d’emblée l’allemand c’est ce que Leibniz vise par deux stratégies complémentaires :

– La réduction nominaliste c’est-à-dire l’abolition des termes abstraits. La réduction nominaliste aboutit à un langage dont sont bannis les termes abstraits qui renvoient à des universaux purement verbaux vides de sens. On exclura par exemple le terme rougeur au profit du terme rouge et l’allemand réalise ce programme en empêchant la référence à des objets vides. Leibniz entend promouvoir des techniques de paraphrases qui remplace les abstraits par des concrets. En voici deux exemples donnée par Benson Mates11 :

  • Remplacement d’un substantif par un adjectif « la chaleur a été doublée » —> « X était deux fois plus chaud qu’il ne l’était. »
  • Remplacement d’un substantif par un verbe : « la durée de X est éternelle » —> « X dure éternellement. »

– Une partie du projet caractéristique. Pour rappel voilà comment ce dernier est défini :

« L’art caractéristique est l’art de former et d’ordonner les caractères pour qu’ils réfèrent aux pensées, c’est-à-dire pour qu’ils aient entre eux les relations que les pensées ont entre elles. L’expression est l’agrégation du caractère à la chose qui exprime la représentation. La loi d’expression et celle-ci : le caractère de l’expression de la chose doit être composé des caractères de cette chose, de la même manière que l’idée de la chose à exprimer est composée des idées des choses qui la composent. »12

Autrement dit, le projet d’une langue universelle parfaitement efficace devrait être fondé sur une caractéristique qui permette à tout signe de porter en lui-même les caractères de la chose qu’il désigne. Or, pour Leibniz il ne s’agit pas d’inventer quelque chose qui n’a jamais existé. Au contraire, l’étude des langues, et particulièrement de l’allemand permet de confirmer ces convictions cratylistes : les langues ont quelque chose de primitif en elles-mêmes. Plusieurs passages des Nouveaux essais sur l’entendement humain le montrent très explicitement. Par exemple, au livre III, chapitre 2, Leibniz s’attache à montrer que les radicaux des mots ont des raisons physiques :

« Or il semble que le bruit de ces animaux est la racine primordiale d’autres mots de la langue germanique. Car comme ces animaux font bien du bruit, on l’attribue aujourd’hui aux diseurs de rien et babillards, qu’on appelle quakeler en diminutif ; mais apparemment ce même mot quaken était autrefois pris en bonne part et signifiait toute sorte de sons qu’on fait avec la bouche et sans en excepter la parole même. Et comme ces sons ou bruits des animaux sont un témoignage de la vie, et qu’on connaît par là avant que de voir qu’il y a quelque chose de vivant, de là est venu que quek en vieux allemand signifiait vie ou vivant, comme on le peut remarquer dans les plus anciens livres, et il y en a aussi des vestiges dans la langue moderne, car Queksilber est vif-argent, et erquicken est conforter, et comme revivifier ou recréer après quelque défaillance ou quelque grand travail. On appelle aussi Quäken en bas allemand certaines mauvaises herbes, vives pour ainsi dire et courantes, comme on parle en allemand, qui s’étendent et se propagent aisément dans les champs au préjudice des grains. (…) Sans parler d’une infinité d’autres semblables, appellations, qui prouvent qu’il y a quelque chose de naturel dans l’origine des mots, qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvement des organes de la voix. »13

Parvenus à ce point on commence à comprendre en quoi la défense de la langue allemande n’a rien de nationaliste. L’enjeu n’est pas tant de défendre une identité que de défendre deux convictions philosophiques profondes : le nominalisme et le cratylisme. Reste évidemment les propos sur l’identité allemande et la nécessité de défendre la langue allemande.
Pour définitivement innocenter Leibniz de tout nationalisme intempestif il faut comprendre ce qui se joue vraiment dans la défense d’une langue : son enrichissement.

Réduction nominaliste et cratylisme doivent être mis au service de l’objectif fondamental : la langue est un miroir du travail de l’entendement.
Or, pour cela il faut que la langue permette de tout dire. Et si elle n’en est pas capable, il faut qu’elle s’enrichisse de manière à le devenir.

 

III Défendre une langue pour les défendre toutes

Cratylisme et réduction nominaliste ne suffisent pas si la langue est figée. En se rangeant du côté de Furetière Leibniz choisit son camp et désigne ses ennemis : tous ceux qui conçoivent le projet d’inventaire d’une langue comme un travail de purification et de sacralisation. Avec Furetière il considère au contraire que le dictionnaire a comme finalité l’enrichissement de la langue.

Dans le premier cas, le dictionnaire est l’instrument par lequel la langue devient son propre reflet. Il l’enferme en quelque sorte dans une structure qui, obsédée par le bon usage et la pureté, rend en quelque sorte la langue malade d’elle-même. Elle s’étiole et s’affaiblit parce qu’elle n’est plus nourrie d’aucun apport extérieur.

Il écrit ainsi :

« §16 Je suis donc d’avis qu’il ne faut pas être puritain quant à la langue en fuyant avec une crainte superstitieuse — comme un péché mortel — l’emploi d’un mot étranger et convenable, au point de se priver de ses forces et d’ôter toute vigueur à son propre discours. Car un telle obsession de la pureté peut être comparée au travail achevé d’un maître qui polit et perfectionne si longtemps son ouvrage qu’il finit par l’affaiblir. C’est ce qui arrive à tous ceux qui, pour parler comme les Hollandais, sont atteints de la maladie de la perfection.

§17 Je me souviens avoir entendu rapporter qu’en France — alors qu’étaient apparus ces mêmes puristes de la langue, lesquels, en vérité (comme le reconnaissent aujourd’hui les gens sensés) n’en ont pas moins appauvri la langue — Mademoiselle de Gournay, fort instruite et qui fut la pupille de Montaigne, disait d’eux que ce qu’ils écrivaient était un bouillon d’eau claire, c’est-à-dire sans impureté et sans substance.14

Autre cible de Leibniz (§19) : l’Accademia della Crusca (fondée en Italie en 1582, rappelons que l’Académie française est fondée en 1634) qui considérait la langue littéraire (celle de Dante, de Bocage et de Pétrarque) comme la norme du bon usage et, partant, comme la seule source des dictionnaires.

Pour Leibniz, cette obsession de la pureté présente trois défauts :

  • Loin de contribuer à la circulation des idées, qui doit rester un objectif premier, elle l’entrave en aggravant, par exemple, les problèmes de traduction et en provoquant l’inverse de ce qu’elle recherche : un appauvrissement de la langue. Pour Leibniz, à défaut d’un mot approprié, mieux vaut emprunter à la langue de départ ou à toute autre langue un mot de substitution plutôt que de se priver de traduire et donc de connaître.
  • Elle ignore le sens fondamental du langage qui n’est pas de séduire, au moyen de belles phrases, mais d’offrir à la pensée un instrument de calcul dont les qualités premières sont la fiabilité, la facilité et la rapidité.
  • Elle oblitère la possibilité de connaître l’histoire de la langue, d’enquêter sur ses origines et sa géographie : savoir où, par qui et depuis quand elle est parlée.

Ce qui est intéressant ici est que ces trois défauts présentent un point commun : ils ne peuvent respectivement être des défauts que si l’on a renoncé à ancrer la réflexion sur le langage et les langues dans le besoin d’identité.
C’est en effet le lieu commun de tout discours patriotique ou nationaliste sur la langue que de lier étroitement la question à celle de la reconnaissance d’un peuple ou d’une nation. Et, de fait, des auteurs comme Lessing par exemple (Lettres sur la littérature moderne, 1759-1765) ont bel et bien fondé leurs revendications linguistiques sur la défense d’une certaine pureté.

Ce qui singularise Leibniz c’est que chez lui le besoin d’identité est renvoyé à une autre nécessité plus fondamentale qui en inverse le sens : celle d’un système de signes qui facilite l’exercice de la pensée.
On peut le comprendre à partir des deux paradigmes utilise utilisés par Leibniz : celui de la monnaie et celui de l’arithmétique (§5, 6 et 7 des Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande).

L’un et l’autre rendent compte de ce que l’on est en droit d’attendre d’une langue.

§5 Quant à l’usage de la langue, il faut aussi considérer ce fait surprenant : les mots ne sont pas seulement les signes des pensées, mais aussi des choses, et nous avons besoin de signes non seulement pour exprimer ce que nous pensons à d’autres, mais aussi pour venir nous-mêmes en aide à nos propres réflexions. Car, de même que dans les grandes villes commerçantes, on ne paye pas, même au jeu, chaque fois en argent comptant, mais qu’on utilise à la place, jusqu’au moindre règlement ou paiement, des billets et des jetons, ainsi procède l’entendement – surtout quand il a beaucoup à penser – avec les images des choses. Plus précisément, il se sert de signes pour ne pas être dans l’obligation de considérer à nouveau la chose chaque fois qu’elle se présente. C’est pour-quoi, une fois qu’il l’a bien comprise, il se contente par la suite de poser souvent le mot à la place de la chose, non seulement dans ses discours en public, mais aussi dans ses pensées et le dialogue qu’il entretient en lui-même en privé.

§6 Et de même qu’un maître ès arithmétique – qui ne voudrait écrire aucun nombre dont il ne se représenterait en même temps la valeur et, pour ainsi dire, compterait sur ses doigts comme on compte les heures – ne viendrait jamais au bout de son calcul, de même celui qui ne voudrait dire ni penser aucun mot, sans s’être fait une image concrète de sa signification, parlerait très lentement ou, mieux encore, ne pourrait que se taire. Il inhiberait nécessairement le cours de sa pensée et finalement n’irait pas loin ni dans son discours ni dans sa pensée.

§7 C’est pourquoi on a besoin de mots comme de chiffres ou de monnaies, à la place des images et des choses, pour accéder progressivement à un résultat et parvenir au moyen du raisonnement à la chose même. On voit par là combien il importe que les mots – compris comme des modèles et pour ainsi dire comme des lettres de change de l’entendement – soient bien conçus, qu’ils soient bien distincts, d’un usage courant, nombreux, faciles et agréables à prononcer.

Les billets et le jetons présentent un avantage par rapport à l’argent comptant : ils permettent une circulation plus rapide et plus étendue des biens.
Les signes en arithmétique permettent l’achèvement d’un calcul qui autrement serait interminable.

Mais, dans les deux cas, leur avantage tient au fil du crédit qu’on leur accorde. Ou, pour le dire autrement, leur efficacité est proportionnelle au degré d’universalité de leur reconnaissance. En tout état de cause ils ne peuvent avoir de valeur pour un cercle limité d’utilisateurs.

Il en va de même des langues qui sont, nous dit Leibniz, comme les lettres de changes que l’entendement se donne à lui-même et propose à ceux auxquels il s’adresse, en lieu et place des choses.
Les mots, comme les signes en arithmétique, permettent à la pensée de calculer sans obstacle c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire à chaque fois de les reconvertir en choses, d’en redonner une définition exhaustive.

C’est ce que dans Les Nouveaux Essais Leibniz appellera les pensées sourdes qui sont la condition de toute pensée.

« Je crois qu’en effet sans le désir de nous faire entendre nous n’aurions jamais formé de langage : mais étant formé, il sert encore à l’homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites que par l’utilité qu’on trouve en raisonnant à se servir de caractères et de penser sourdes. »15

Mais les mots ont aussi la propriété des billets ou des pièces de monnaie : ils doivent facilité le plus possible la circulation de ce dont ils sont les signes. Dit autrement : ils doivent rendre possible la plus large circulation des idées. Ce n’est donc pas seulement pour la commodité d’un nombre de locuteurs déterminés (le peuple allemand) que se pose la question du perfectionnement de la langue allemande mais pour l’ensemble de tous les locuteurs possibles. Le problème n’est pas temps d’en affirmer la singularité propre est irréductible que de la faire rentrer dans le concert des langues qui contribuent à faciliter l’exercice de la pensée.

Ainsi peut-il écrire des termes techniques :

« Si l’on parvenait à rassembler tous les termes techniques de plusieurs nations, il ne fait aucun doute que, de leur confrontation mutuelle, les arts eux-mêmes se trouveraient éclairés d’une nouvelle lumière. En effet, c’est dans un pays tels arts, dans un autre tels autres qui se trouvent mieux pratiqués. Et chaque art, dans son lieu et son foyer propre, est davantage doté de termes et de locutions appropriées. »16

Or si un tel rassemblement s’impose c’est que tout n’est pas forcément traduisible, au sens où l’on retrouverait d’une langue à l’autre et pour chaque mot les mêmes garanties de clarté et d’efficacité. Il n’y a rien qui ne puisse être dit dans une langue nous dit Leibniz. Mais ce qui doit être exprimé ne le sera pas partout avec la même facilité et, par conséquent, ne trouvera pas partout la même reconnaissance. Ainsi les différentes langues ne rivalisent-elles pas dans l’expression des choses mais dans leur capacité de traduire ce qui est dit dans d’autres langues.

Otto Klineberg ne dit pas autre chose dans un article de 196617 :

« Il est vraisemblable que l’intérêt porté à certaines questions ou à certains objets engendre un vocabulaire permettant de traiter de ces questions ou objets de façon adéquate; mais il est également vraisemblable qu’un individu né dans un milieu d’une culture spécifique pensera dans des termes en usage dans sa société, et que, par conséquent, la nature de sa pensée en sera affectée. […]

On dit que la langue arabe contient environ six mille mots se reportant plus ou moins directement au chameau, y compris les mots dérivés de chameau et les attributs qui lui sont associés – catégories de chameaux selon leurs fonctions, les noms de différentes races, états de grossesse, etc. Il est à peine nécessaire de rappeler que ceci reflète l’importance exceptionnelle du chameau dans la civilisation arabe. De même […] il y a une grande variété de mots utilisés par les Esquimaux pour établir une différenciation entre les aspects multiples de la neige, ce qui pour nous constitue un phénomène unique. Exemple analogue, les Tchouktchees de la Sibérie du Nord-Est ont un grand choix de mots pour désigner le renne.

Cela veut-il dire que nous voyons le monde (dans ce cas les chameaux ou la neige) autrement que ceux qui parlent arabe ou esquimau? Il faut répondre négativement à cette question, si nous la comprenons comme se rapportant à la capacité de voir. Nous, qui parlons toujours français ou anglais, pouvons apprendre à distinguer des variétés de neige ou des catégories de chameaux, si nous savons ce qu’il faut chercher comme critères de différenciation. Il paraît très probable, cependant, que nous pourrons plus facilement faire de telles distinctions si notre vocabulaire contient des termes spécifiques pour les nommer. »

Chacune y éprouve son imperfection, et toutes ensembles leur complémentarité, d’un point de vue universel. En dernier ressort c’est parce qu’il y a de l’intraduisible dans chaque langue que leur identité ne peut consister dans une pureté imaginaire. Et c’est aussi parce qu’il y a de l’intraduisible dans chaque langue que chacune a besoin des autres.

On peut alors en tirer plusieurs conséquences :

– La première est que Leibniz ne cherche pas à défendre l’allemand contre les autres langues. À ces yeux, défendre une langue, c’est les défendre toutes, c’est-à-dire travailler à leur enrichissement mutuel. Autrement dit, défendre l’allemand c’est exposer ce que cette langue peut apporter aux autres et réciproquement.

–  Le processus de cet enrichissement mutuel correspond très exactement à ce que Leibniz appelle « harmonie » : un principe d’intelligibilité qui est aussi un principe de continuité. Face à une diversité très difficile à penser, celle des langues, le principe de continuité apporte de l’ordre en exigeant négativement qu’il n’y ait pas de saut et positivement que le maximum de combinaisons soit réalisé. Il s’agit d’établir une continuité dans les phénomènes, qu’ils soient linguistiques ou physiques. Mais, autant la continuité peut être exprimée sous forme de lois dans la physique mathématique, autant il n’est pas possible d’en établir dans le domaine des langues. Or, là encore c’est l’harmonie qui constitue la principale réponse leibnizienne aux difficultés. D’une part elle règle le rapport de la multiplicité des langues vernaculaires à l’unicité de la langue adamique, ou primigène. D’autre part, elle règle les relations entre les différentes mutations en exigeant que l’on comble au maximum les lacunes dans les séries de mots proches ou dérivés à l’intérieur d’une langue et d’une langue à l’autre (Cf. Les exemples qu’en donne Leibniz dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Livre III, chap. 2, GF p. 219-220.)

–  Il y a un dernier point de convergence entre l’harmonie des langues et l’harmonie des substances : elles se pensent toutes sur un mode fondamentalement dynamique : celui de forces qui changent et s’échangent sans se perdre. À ce titre, il nous semble possible de tirer une derrière conséquence, martiniquaise en quelque sorte. Car changer et échanger sans se perdre est au coeur du concept de Tout-Monde d’E. Glissant18.

—> « Je peux changer, en échangeant avec l’Autre, sans me perdre ni pourtant me dénaturer19. »

—> « J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et en même temps la « vision » que nous en avons20. »

Il est ici essentiel de noter que la « vision » n’est rien d’autre que ce que la langue peut en formuler, langue qui elle-même « change et perdure en échangeant ».
Il nous semble que c’est ce que Leibniz tente de dire non seulement de l’allemand mais de toute langue.

 


1 Précisions sur les dates : les Essais sur l’entendement humain de Locke sont publiés en 1690 et les Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz sont rédigés vers 1703/1704. Leibniz meurt en 1716 et les Nouveaux essais ne seront publiés que longtemps après sa mort, en 1765.

2 Compossibilité : pour exister il ne suffit pas qu’une chose soit possible. Il faut que cette chose soit compossible avec de nombreuses autres qui constituent le monde réel.

3 Furetière, Factums, ed Charles Asselineau, p. 16 4 Idem p. 10-11

4 Idem p. 10-11

5 Idem p. 12-13

6 Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande in L’harmonie des langues, ed. Points Seuils, p. 45-47.

7 Idem, §42, p. 69.

8 Idem, §48, p. 73.

9 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre III, chapitre 3, §1, p. 218-219 ed. GF.

10 Lettre de Leibniz à Sparvenfeld, 7 avril 1699 in L’harmonie des langues, ed. Points Seuils, p. 170.

11 Benson Mates The philosophy of Leibniz, Metaphysics and Language, Oxford University Press, 1986

12 Der Briefwechsel des Gottfried Wilhelm Leibniz in der königlichen
öffentlichen Bibliothek zu Hannover, E. Bodeman (éd.), rééd.,
Olms, Hildesheim, 1966, p. 80-81, (édition allemande des inédits de la Bibliothèque de Hanovre) cité par Frédéric Nef in Leibniz et le langage, Puf, p. 88-89.

13 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre III, chapitre 2, §1, p. 219-220 ed. GF.

14 On retrouve effectivement l’expression dans la préface de la dernière édition des écrits de Montaigne que Marie de Gournay proposa en 1635.

15 Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Livre III, chap. 1, GF p. 214.

16 Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande, §39.

17 O. Klineberg, Langage, pensée, culture in Bulletin de Psychologie, janvier 1966, pp. 656-657. 

18 Dans un autre article intitulé La trame et le tourbillon et écrit en 2013, Fr. Noudelmann propose de rapprocher les monades de Leibniz et « l’être relationnel au monde » de Glissant alors même que ce dernier avait refusé la comparaison en 2003, dans l’un des entretiens, expliquant très clairement que « la monade est fermée sur elle-même tandis que la Relation est relation entre ceci et tout le reste ». Cf. Édouard Glissant et François Noudelmann L’Entretien du monde, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Littérature Hors Frontière », 2018, p. 100 et sv.

19 Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, p. 25.

20 Édouard Glissant, Traité du Tout-monde, p. 176.