Julien Chane-Alune : faut-il réhabiliter les utopies ?

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Introduction

La première chose à remarquer quand on évoque l’utopie, c’est que le terme est beaucoup trop large et désigne beaucoup de choses différentes : entreprise tantôt politique, tantôt strictement littéraire, tantôt pratique quand il s’agit de construire une véritable communauté, tantôt spéculative quand il s’agit d’imaginer une cité idéale, qu’elle soit passée ou future. Le but de mon propos ne pourra donc certainement pas être celui de dresser un tableau exhaustif des utopies selon leurs genres ou leurs sous-genre, ni même d’esquisser une présentation historique des utopies les plus importantes, ce qui supposerait de faire une sélection sur des critères nécessairement discutables.

Au contraire, je voudrais axer en premier lieu ma présentation, non sur les utopies elles- mêmes, mais sur les principales critiques qui sont formulées à leur encontre. En effet, il faut reconnaître qu’à la lecture des textes utopiques les plus importants, il se dégage une impression générale assez effrayante, face à des systèmes tellement policés et ordonnés qu’ils nous apparaissent parfaitement froids et inhumains. Les utopies ont peu à peu acquis la réputation d’être comme des systèmes totalitaires avant l’heure, à tel point qu’aucune utopie d’ampleur ne semble pouvoir être prise au sérieux aujourd’hui.

Pourtant, et malgré il est vrai plusieurs initiatives locales, l’impossibilité de créer des théories utopiques ambitieuses, rend sinon impossible, du moins difficile de penser un autre modèle de société désirable, alors que le modèle social actuel, entre crises démocratiques à répétition et crise écologique annoncée, montrer une forme d’essoufflement. Et de fait, la culture populaire est aujourd’hui saturée de récits dystopiques, ou contre-utopiques, comme le signe d’un déplacement des valeurs sociales.

La première question que je voudrais soulever est celle des raisons de cette disparition de la pensée utopique. Pour ce faire, je voudrais repartir de trois critiques majeures qui lui sont communément adressés.

J’essaierai ensuite de mettre en évidence les présupposés qui sous-tendent ces trois reproches, et enfin, en quelque sorte, s’il n’est pas possible de séparer le bon grain de l’ivraie en sauvegardant des principes utopiques qui nous permettraient, malgré tout de tenter un autre modèle de société désirable.

 

1. Les critiques adressées aux utopies

Il va donc s’agir, dans un premier temps, d’identifier trois critiques fondamentales adressées à la pensée et aux systèmes utopiques modernes qui ont vu le jour depuis le 16e siècle, depuis l’utopie de Thomas More en 1516, qui donne son nom à ce qui deviendra après lui un genre littéraire à part entière.

1) La première grande critique qu’on peut adresser aux utopies est celle de la suppression des libertés individuelles au profit de lois omniprésentes, qui s’étendraient sur toutes les dimensions de la vie humaine, en supprimant toute forme de sphère privée ou intime échappant au contrôle de l’Etat.

On remarque d’emblée un premier paradoxe : l’utopie revendique l’épanouissement humain, mais pour autant elle semble priver l’homme de tous les moyens d’avoir une autonomie de conscience ou une autonomie pratique. La loi prend en charge toutes les dimensions de la vie, et, en premier lieu, réduit considérablement, voire supprime, l’accès à la propriété.

On a souvent dit que l’utopie de More présentait, aux yeux de l’occident moderne, l’aspect d’une société parfaitement invivable. En effet, tout y est pensé pour effacer les singularités individuelles et réduire le libre choix à sa portion congrue.

Pourtant l’objectif revendiqué de cette utopie, tel qu’il est rapporté dans le texte par le voyageur Raphael Hythlodée, est le suivant : « Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »1

Cette idée du « vrai bonheur » est présentée par More comme étant constituée par la disparition de toute servitude au profit d’une authentique liberté morale. Une fois que les besoins du corps sont satisfaits, il faut déprendre l’individu de tous les désirs qui le renferment sur lui-même en l’encourageant à se détacher ou à se démarquer du reste de la société – ce que More appelle « les germes de l’ambition ou de la faction ».

Mais pour atteindre un tel but, tout son effort consistera à énoncer des principes d’organisation sociale qui rendent impossible la misère et les vices qui corrompent la société actuelle. More, par la voix du voyageur Raphael Hythlodée, repense alors la loi, non pas dans le but de légitimer un quelconque pouvoir royal, mais de libérer l’esprit des « passions tristes » qui produisent la misère et l’injustice qui règnent dans nos sociétés.

Cela le conduit à imaginer une société dans laquelle la propriété privée, identifiée comme la cause principale des vices et par conséquent du malheur, est interdite. Le vêtement, le logement, l’emploi, l’éducation, la vie conjugale, sont régis par l’Etat et retenus dans la sphère publique. En utopie, dit Raphael Hythlodée, les produits de luxe sont interdits, la coupe des vêtements est uniforme et réglementée, et d’ailleurs aucun vêtement ne peut être changé pendant une période de deux ans. De même, personne n’est propriétaire de son logement, et toutes les maisons sont identiques et considérées comme des biens publics :

« Derrière et entre les maisons se trouvent de vastes jardins. Chaque maison a une porte sur la rue et une porte sur le jardin. Ces deux portes s’ouvrent aisément d’un léger coup de main, et laissent entrer le premier venu. Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. »2

De même le champs d’action possible est réduit à ce qui peut intéresser le bien commun. les jeunes gens doivent choisir la profession de ses parents, et l’utopie institue l’obligation pour un enfant de changer de famille s’il veut exercer une autre profession que celle de ses parents. De même pour le rythme de la journée : tout le monde se couche à 21h et se lève à 9h, sans qu’il ne soit jamais question de la diversité des rythmes de sommeil !

Ces quelques exemples montrent que la substitution de l’autonomie individuelle par l’omniprésence de la loi est un trait important de la pensée utopique. C’est le moyen par lequel, libéré du souci de leur bien-être individuel, qui est pris en charge par l’effort collectif (c’est-à-dire le travail), les hommes peuvent enfin et en toute quiétude se tourner vers ce qui constitue, comme on l’a dit, le vrai bonheur. Ce vrai bonheur est donc un bonheur commun, et non pas individuel. Mais la question est de savoir comment mieux comprendre cette idée de bonheur commun ?

 

2) Dans le prolongement de cette première critique, la seconde critique consiste à dénoncer une certaine conception anthropologique de la pensée utopique. En effet, si la propriété privée n’est, pour les utopistes, que l’expression des vices et des passions tristes de l’homme, il faut encore arracher la racine même de ces passions en supprimant jusqu’aux désirs les plus intimes. On passe ainsi de la conception de l’homme comme individu à celle d’un simple membre formel de la société. Dans ce cas, ce n’est plus comme individu réalisé au sein de la société que l’homme peut se penser ; mais c’est la société elle-même qui se réalise, et non pas l’homme compris au sens individuel. L’homme n’est pas pensé comme un être autonome, mais comme un rouage de la société, et il se réalise en tant que rouage de la société. Son bonheur, c’est celui de la cité qu’il reçoit en partage.

De de point de vue, le bonheur commun n’est pas simplement la somme des bonheurs individuels, mais désigne la prospérité, la stabilité et la vertu de la société elle-même, comme une personne morale à part entière, et dont jouissent ensuite les individus. Comment comprendre cela ?

Voyons comment cette idée est développée ou incarnée dans quelques textes. Autant chez Thomas More le mariage ainsi que la séparation des époux étaient une affaire d’Etat. Autant, dans l’utopie intitulée La Cité du soleil paru en 1623 (donc un siècle après) et écrite par le moine italien Tommaso Campanella.

Au sein de la cité du soleil, fortement inspirée de celle d’Utopie, la constitution de la famille devient une affaire publique. Elle n’est plus le lieu d’une quelconque intimité vécue loin du regard de l’Etat. Les maîtres de la cité forment eux-mêmes les couples, qui doivent se retrouver réglementairement trois soirs par semaines, selon une organisation précise. Aucun risque qu’il y ait un quelconque sentiment de jalousie : Le personnage du Génois, qui décrit les institutions solariennes, explique : « La génération est considérée sous l’angle du bien collectif, non du bien privé, et l’on doit s’en tenir aux décisions des officiers »3. Notamment dans les cas où le couple n’est pas fécond, car dans ce cas les officiers modifient simplement la distribution des couples. Et chacun s’en accommode sans aucune plainte, puisque là encore la loi a éteint les passions individuelles. La génération est pensée pour le profit et la bonne santé de la Cité, et non comme répondant à l’aspiration individuelle de devenir parent.

En ce qui concerne l’amour ou les relations affectives au sens familial et amical, c’est chez Saint-Just que l’on trouve les recommandations les plus étonnantes à nos yeux. Disons d’abord que, comme chez Campanella, dans la république imaginée par Saint-Just l’enfant est retiré à sa mère peu après le sevrage, et il appartient désormais à l’Etat et relèvent alors totalement de la responsabilité des instituteurs. Le noyau de la famille est supprimé, et ce sont désormais les amis et les relations d’amitié qui tiennent lieu de lien social fondamental.

Pour preuve, Saint-Just écrit dans les Fragments d’un texte inachevé, Sur les Institutions républicaines :

« Tout homme âgé de 21 ans est tenu de déclarer dans le temple quels sont ses amis. Cette déclaration doit être renouvelée tous les ans pendant le mois de ventôse. Si un homme quitte un ami il est tenu d’en expliquer les motifs devant le peuple dans les temples, s’il le refuse il est banni. »4

Et un peu plus loin il écrit : « Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis. Celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié où qui n’a point d’amis est banni. Un homme convaincu d’ingratitude est banni. »5

Si on est un peu soulagé que, dans la république de Saint-Just, l’Etat ne choisisse pas nos amis pour nous, l’amitié là encore n’est pas uniquement envisagée comme un lien privé, mais au contraire comme un contrat public permettant à la société de s’assurer de la vertu et de la probité de chaque individu, puisque chacun est responsable devant la loi de ses amis. D’où l’importance capitale de la « croyance en l’amitié », formule un peu singulière, mais qui signifie, ou qui semble signifier, que l’amitié n’est pas envisagée comme un lien intime, mais elle prend la place qui revenait à la famille. Elle devient ainsi la structure primordiale de la société sur laquelle celle-ci fonde son unité et sa solidité.

Dernier cas, peut-être le plus éloquent pour cerner cette idée de bonheur commun. Cet effacement de l’individu et de son intimité face à la cité, par le moyen de la loi, trouve sans doute son expression la plus forte dans une utopie contemporaine à celle de Thomas More, celle de l’évêque de Cadix Antonio de Guevara. Espagnol de la première moitié du 16e siècle, auteur prolifique et conseiller de Charles Quint, il écrit en 1529 un texte intitulé L’Horloge des princes qu’il fait attribuer à Marc-Aurèle. Guevara imagine la cité utopique de Garamantes, qui est une cité antique visitée par Alexandre le Grand. Cité fictive, donc, mais qu’il cherche à faire passer pour réelle.

On y retrouve d’abord les grands traits qu’on a déjà esquissés : « toutes les maisons étaient égales, tous les hommes étaient vêtus d’une manière, ils n’étaient point gourmands, ils parlaient peu de paroles, mais tout ce qu’ils disaient étaient toujours vrai »6. On retrouve là l’absence de propriété, l’extinction des passions, la soumission à la loi qui mènent à la vertu incarnée dans le « parler vrai ».

Mais lorsqu’Alexandre le grand visite la cité, voici ce qu’un des sages lui dit : « Nos lois sont peu nombreuses, mais à notre avis et opinion, elles sont bonnes, et sont enclose en six paroles seulement ». Donc six lois seulement, qui, parce qu’elles prennent la forme de maximes morales intégrées par tous les individus, vont uniformiser de manière décisive sur les comportements de tous.

1 – Ne pas augmenter le nombre de lois
2 – n’avoir que deux dieux, un pour la vie, un pour la mort
3 – un seul vêtement autorisé pour tous, à savoir un drap, pour éviter l’orgueil et les rivalités 4 – si une femme a plus de trois enfants, les nouveau-nés seront sacrifiés
5 – Quiconque se rend coupable de mensonge est exécuté
6 – « Nous ordonnons qu’aucune femme ne vive plus de 40 ans, et que l’homme vive jusqu’à 50, et s’ils n’étaient morts pour lors, qu’ils soient sacrifiés aux Dieux : parce que c’est aux hommes grande occasion d’être vicieux, de penser qu’ils doivent vivre longtemps. »

Dans cette dernière loi, c’est le désir même de longévité qui est visé. L’homme ne vit plus pour lui, mais pour sa Cité. Supprimer ce désir, c’est donc étouffer dans l’œuf un nombre considérable de passions et de vices d’une vie vécue comme individualité. Et, là encore, en purgeant l’homme de tels désirs, c’est la cité elle-même qui est assainie. Car dans l’extrême dénuement de tous et le mépris de la vie que se manifeste l’intérêt suprême de la cité elle- même comme incarnation du bien commun.

On assiste ainsi à un renversement de la causalité : c’est parce que la société est saine , que les hommes ensuite le deviendront. Ce qui nous conduit à la troisième critique contre les utopies que nous identifions :

3) Argument historique. L’utopie comme « affreuse perfection » et illusion de fin de l’histoire.

La troisième critique que je voudrais évoquer est, là encore, la conséquence des deux premières. Une fois que l’individu s’est effacé au profit du corps social en tant que totalité unifiée, l’utopie peut alors montrer le visage d’une société parfaite ; et cette perfection d’une certaine manière met fin à l’histoire, puisque plus aucun soubresaut, événement, bouleversement, ne pourrait remettre en cause la solidité et la sérénité de l’utopie réalisée.

Cette idée a fait l’objet d’un ouvrage entier, de Gilles Lapouge, Utopie et civilisations publié en 1973. Sa thèse est que, les cités idéales qui revendiquent d’avoir atteint le bonheur commun et l’éradication des vices, aspirent en cela à réaliser une forme de fin de l’histoire. Néanmoins, dans cette fin de l’histoire ou dans cette perfection réalisée, nous dit Gilles Lapouge, la vie humaine reste figée dans des structures sociales et politiques désormais immuables, pleinement réalisées, dans un accord complet avec la nature.

C’est le philosophe anglais du 17e siècle James Harrington qui incarne peut-être le mieux ce qui est visé dans cette critique. James Harrington, éclipsé dans l’histoire des idées par Hobbes, peut-être parce qu’il était partisan de Cromwell, publie en 1656 The Commonwealth of Oceana, La République, ou littéralement : le Bien commun d’Oceana, qui est fondé sur le principe suivant : Toute société politique dont les fondations comportent des défauts est condamnée à péricliter et à faire le malheur des hommes ; en revanche toute société parfaitement fondée sur le droit naturel, durera aussi longtemps que dure la nature elle- même.

Voici ce que dit le grand législateur, le Lord Archon, le principal législateur, et chef des armées de cette fameuse république d’Oceana :

« Tout ce qui dans la nature, après 1000 ans, n’annonce aucune décadence, peut subsister pendant toute la durée de la nature. C’est pourquoi, par suite de ce calcul, une République convenablement ordonnée peut, malgré tous les malheurs que l’on voudra s’imaginer, être, par des causes intérieures, aussi immortelle, ou vivre aussi longtemps que le monde. »7

On le voit, l’utopie d’Oceana, empreinte de jusnaturalisme, repose d’abord sur le constat que la plupart des chutes de grande cités (comme Rome) ne provient pas d’une menace extérieure, mais d’une forme de décadence morale ou d’un défaut de constitution interne. Il faut élaborer une constitution qui soit la traduction la plus fidèle possible des lois de la nature, pour qu’elle soit aussi bonne et immuable qu’elle. Conséquemment à quoi, mêmes les hommes malheureux qui habiteraient dans cette cité intrinsèquement bonne ne pourraient la corrompre ; et leur propre malheur en viendrait à se dissoudre, avec le temps, dans la quiétude assurée par la loi. La loi étant le commonwealth, c’est-à-dire littéralement, le bien commun.

Mais au contraire, s’insurge Gilles Lapouge, c’est au nom de l’histoire humaine, qu’il faut condamner l’aspiration à de telles cités éternelles, à cette soif de perfection « léthargique ».

Je cite la conclusion : « l’histoire est une aventure abominable. Elle est boueuse, elle n’a pas de sens et elle massacre. »8

Il faut accepter qu’au cœur de l’histoire humaine, réside un principe entropique, dont la liberté individuelle est l’expression. Et vouloir nier cette entropie revient à nier la liberté elle- même, laquelle, avec toutes les horreurs qu’elle est capable de commettre comme les combats pour y échapper, est le fondement de l’humanité. Il faudrait simplement faire notre deuil de la perfection, et prendre l’humain comme il est, sans chercher à vouloir en faire autre chose que ce qu’il est déjà, c’est-à-dire sans volonté d’amélioration morale.

Mais, dit-il, mieux vaut accepter l’entropie qui anime l’histoire des hommes, que de se réfugier, sous l’effet d’une pulsion de mort, d’un retour à l’inertie, dans des sociétés idéales et immuables, mais de ce fait bien plus inhumaines que la barbarie proprement humaine.

Il le dit ainsi, selon son expression, dans la conclusion de son livre : « les hommes sont réglés pour les pestilences ». « réglés », cela signifierait que les hommes sont conduits naturellement (déterminés ? ) par leurs passions et que les leur arracher reviendrait à leur arracher leur propre humanité. il est bien plus sage de se résigner à cette pestilence, à cette pulsion de mort, que d’essayer de s’en extirper.

 

2. Réponses à ces critiques : mise en évidence du paradigme libéral

Ces trois critiques que l’on vient d’exposer contre les utopies, à savoir : 1) l’invasion de la loi dans toutes les dimensions de la vie, 2) la purge des désirs et de toute forme de passion individuelle, 3) l’aspiration morbide pour la perfection morale à travers des formes sociales figées et immuables, sont en réalité ce qui constitue le cœur des récits qui tout au long du 20esiècle se sont peu à peu substitués aux utopies, à savoir les contre-utopies.

Parmi les contre-utopies les plus importantes, il faut citer le roman de Jack London, La Talon de fer, contre-utopie anti-collectiviste de 1908, rédigée en réponse à l’utopie industrielle d’Edward Bellamy Looking backwards dont nous allons parler tout à l’heure. Il y a également la contre-utopie de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine, publié en 1920, Nous autres, qui dénonce la disparition de toute sphère privée en mettant en scène des hommes qui ont des numéros à la place de noms, asservis à un monde de transparence ou tous les bâtiments sont en verre. Il y a Brave New World, « Le Meilleur des mondes » en français, d’Aldous Huxley publié en 1932. Peut-être la plus connue de toutes, où la société est organisée en caste selon un modèle eugéniste. Mais il y a également le roman de la philosophe libertarienne Ayn Rand, Anthem, publié en 1938 dont je vais aussi dire un mot tout à l’heure, où, comme chez Zamiatine, les individus ont des numéros à la place de noms. Et où, comme chez Huxley, et avant cela comme chez Campanella, la vie affective est mise sous la coupe de l’Etat.

Ces contre-utopies sont intéressantes parce qu’elles mettent en évidence le champs théorique, les présupposés anthropologiques et moraux, à partir desquels les utopies sont aujourd’hui condamnées. Autrement dit, elles révèlent, parfois malgré elles, une conception particulière de ce que doit être une société idéale, non plus utopique mais « contre- utopique », et qui ressemble peu ou prou à la société, selon certaines analyses sociologiques, vers laquelle nous glissons.

1) Origine du présupposé anthropologique des contre-utopies. Mais nous sommes ici contraints de faire un pas de côté, et de rappeler que ces critiques rentrent dans un cadre de pensée libérale, où, en premier lieu l’homme est fondamentalement pensé comme un individu disposant de la lumière naturelle qui est la raison, et qu’il est propriétaire de lui- même, de sa personne et de ses biens, et disposant d’un droit naturel au bonheur, ainsi que l’a théorisé Locke, notamment, dans le Traité du gouvernement civil. Mais à partir de là, l’idée libérale va faire bien du chemin ! Elle sera reprise notamment par Thomas Jefferson dans la déclaration d’indépendance des Etats-Unis en juillet 1776, que je cite simplement pour mémoire : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »

Etant donné que l’homme sort déjà accompli des mains de son créateur il devient parfaitement inutile, et même dangereux, de chercher à le transformer ou simplement à l’améliorer.

Cette idée est également, dans la droite ligne de la primauté de l’individu, une idée importante au sein de la doctrine libérale, depuis Mandeville au moins et son texte célèbre intitulé : La fable des abeilles, ou les vices des particuliers et la félicité publique, qui date de 1714, soit une vingtaine d’années après le Traité du gouvernement civil de Locke. Pour Mandeville, les passions s’exprimant au sein de cette nature sont utiles comme moteur de la recherche du bonheur, et parmi elles, l’égoïsme constitue, paradoxalement, le ciment de la société. Les lois n’ont aucune vertu d’amélioration morale, ce sont des outils de régulation, et non pas de transformation des passions.

Voilà ce qu’il dit à la fin du texte : « Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps vertueux. (…) Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. »9

Il convient d’emblée de noter que la société décrite par Mandeville ne vise pas la stabilité et la paix, mais la gloire et la puissance dans la guerre, comme pour dire que, puisque la soif de domination est inévitable chez l’homme, autant lui donner les moyens de s’exprimer pleinement… Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est que la nécessité des vices et de l’égoïsme comme qualités pratiques, implique de rejeter l’idée, qui est au cœur de toute pensée utopique, de perfection et d’amélioration de l’homme et de la société, qui devient elle-même parfaitement immuable dans son principe.

Ces rappels permettent de mieux saisir les présupposés anthropologiques à l’œuvre dans les contre-utopies. C’est en effet cette même idée qu’on retrouve dans l’œuvre de la philosophe Ayn Rand, qui occupe une place pour le moins importante dans la pensée contre- utopique par l’influence considérable qu’à son œuvre dans la culture nord-américaine. D’origine russe (son nom de naissance était Alissa Rosenbaum) elle s’installe aux Etats-Unis après avoir fui la révolution bolchevique. J’évoquais sa contre-utopie Anthem, mais il faut citer également son roman le plus connu, Atlas Shrugged, de 1957, traduit par La Grève en français, et un recueil d’essai qui constitue une sorte de manifeste libertarien, intitulé la vertu d’égoïsme et publié en 1964.

Contre un désir d’égalité nécessairement morbide et une aspiration au bonheur commun nécessairement funeste, il faut réaffirmer, dit-elle, le primat de l’individu et celui la logique indépassable des intérêts individuels, tout autre forme d’intérêt surpassant l’intérêt individuel ne serait qu’une aliénation inacceptable.

C’est ce qu’Ayn Rand nomme l’égoïsme rationnel, qui est une forme de renouvellement de la thèse de Mandeville. Ce principe libertarien, qui se constitue en réaction à la pensée utopique à travers les critiques que l’on vient de voir, affirme que si chacun se borne exclusivement à rechercher par la raison son propre intérêt, à développer ses propres talents, à refuser toute forme d’altruisme mais sans pour autant chercher à aliéner la liberté de quiconque, alors il peut parvenir à une forme d’accomplissement de soi qui est le seul bonheur possible. Ce que Rand résume dans une sorte de mot d’ordre : « tout homme digne de ce nom ne vit que pour lui-même. »

Ainsi les déterminismes sociaux n’ont que l’importance que nous choisissons librement de leur laisser. Les valeurs qui cherchent à prendre plus d’espace, on les connait du fait qu’elles se diffusent dans notre société : Notre réussite ne dépend que de nous, de notre combativité, de notre volontarisme. Étant seuls maîtres de nous-mêmes, la seule amélioration possible consiste en un meilleur contrôle de nous-mêmes, mais qui ne regarde en rien la société, ou en tous cas semble n’avoir aucune incidence au niveau collectif, sinon à travers le modèle du héros qui montre, par sa résistance à l’oppression l’exemple aux autres individus. Il faut simplement tirer son parti le mieux possible des opportunités offertes par la société.

On comprend, en passant, l’importance grandissante que prend toute la littérature dite de «développement personnel», qui fait du bonheur une sorte d’épanouissement ou d’accomplissement strictement individuel, et qui repose sur l’injonction d’être soi-même et d’exprimer sa personnalité.

Mais toute cette littérature n’est qu’un signe parmi d’autres d’un glissement de paradigme anthropologique, qui a des conséquences sur rapport de l’individu à la société dont il fait partie – puisque, précisément, l’idée de faire partie d’une société, conçue comme un tout, perd peu à peu de sa pertinence. La société ne peut être qu’une juxtaposition d’intérêts individuels, sans jamais devoir rechercher d’intérêt commun, qui reste trompeur et illusoire. Et, selon elle, toute loi qui chercherait à modifier cet équilibre moral serait une loi inhumaine.

2) Nous nous trouvons alors dans une impasse. D’un côté, les critiques adressées aux utopies nous semblent parfaitement légitimes quand elles nous alertent sur la déshumanisation qui peut habiter ces systèmes. Mais, de l’autre côté, si nous n’y prêtons pas garde, elles menacent de nous enfermer dans une définition de l’homme qui se rapproche de ce que Gilles Lipovetsky appelle, au fil des ouvrages où il analyse l’évolution des valeurs qui structurent la société, « l’hyper-individualisme ». Voici comment il définit ce concept dans un livre de 2008 intitulé la culture-monde » et qu’il met en rapport avec ce qu’il appelle l’éclipse des utopies : « c’est un individualisme de gagneur, de battant qui triomphe, incitant chacun à l’initiative individuelle, à se prendre en charge, à être réactif et mobile, à s’adapter en permanence. C’est un hyper-individualisme compétitif. » 10

On dirait du Ayn Rand dans le texte ; mais attention cependant ! L’hyper-individualisme ne se réduit pas à ce que le sens commun déplore dans l’individualisme, l’égoïsme et le chacun pour soi. Il dit que nous vivons de plus en plus dans une contre-utopie où l’individu rejette de plus en plus tout rattachement à un bien commun et considère l’idée du bonheur commun comme une contradiction dans les termes. Mais cette contradiction n’apparaît que par le biais d’un renversement anthropologique ou la société est devenu à la fois l’espace et l’occasion de la confrontation à autrui, et que cette confrontation est devenue la condition de l’accomplissement individuel.

Au fond, ce à quoi la contre-utopie, ou l’impossibilité de penser ou d’élaborer des utopies, nous renvoie, c’est un renversement. Il ne s’agit plus simplement de condamner les excès ou les exagérations des utopies. Il ne s’agit plus simplement de dire qu’elles vont « trop loin ». Mais à travers la critique de l’idée de bonheur commun, il s’agit de révoquer l’idée même de société comme « personne morale qualitativement distincte des personnes individuelles qu’elle comprend et de la synthèse desquelles elle résulte », toujours pour reprendre Durkheim dans son livre Sociologie et philosophie.11

Autrement dit, ce n’est pas seulement à cause des idées ou des propositions parfois trop extrêmes qu’on peut y trouver et qu’on rejette aujourd’hui naturellement, que les utopies sont aujourd’hui condamnées. Au contraire, et c’est l’hypothèse qu’on peut formuler ici, c’est peut-être parce que le principe même de l’utopie contrevient à cette contre-utopie qu’est l’hyper-individualisme, qui prend de plus en plus d’importance.

Reste-t-il une possibilité de réhabiliter les utopies ? Entre Charybde et Scylla, la cité toute puissante et l’individu tout puissant, y a-t-il une troisième voie possible ?

La solution pourrait être la suivante. Il faut se garder, en rejetant le pire, de jeter par la même occasion le meilleur de ce que contiennent ces utopies. Au-delà de leur froid inhumanité, ne contiennent-elles pas certains principes qui permettrait d’imaginer, à nouveaux frais, un futur désirable ?

Comme on vient de le voir, le présupposé commun aux critiques contre-utopiques est que l’individu est enfermé dans une sorte d’individualité idéale, ou même ses vices sont des vertus. Impossible, dès lors, de penser qu’il puisse être sujet au progrès.

Dans cette perspective, comme on l’a dit, toute entreprise pour tenter une telle amélioration morale de l’homme grâce à la loi devient à la fois illégitime et dangereuse.

S’il est pertinent de réhabiliter l’utopie, non comme société idéale ou comme finalité historique, mais peut-être comme principe pratique, anthropologique et politique, ou principe régulateur au sens kantien du terme – mais je vais y revenir. J’entends ici par ce « principe utopique » que l’homme n’est pas « réglé pour la pestilence » une fois pour toute : c’est là le postulat de départ. Mais, s’il est possible de parier, presque, qu’il est moralement améliorable, alors cela implique qu’il faille tenter de réinventer, pour aujourd’hui, l’idée de bonheur commun.

 

3. Quels seraient, alors, les trois principes utopiques qu’il serait possible de réhabiliter, si l’on veut penser un progrès moral et la possibilité d’un bonheur commun, qui sont les deux réelles finalités de l’utopie ?

a) le premier principe est celui de la valeur et de la primauté de la loi. Plus précisément il s’agit de considérer la loi, non plus comme un simple moyen de gestion ou de régulation des passions, comme le pensait Mandeville par exemple, ni comme négation de l’individu, mais comme le moyen de réalisation du progrès moral.

On retrouve cette idée dans une utopie qui a eu un certain succès à la fin du 19e siècle, celle de l’américain Edward Bellamy, publiée en 1888 et qui s’intitule Looking backwards, ou en français : Cent ans après ou l’an 2000. Le narrateur Julian West se réveille plus d’un siècle après son époque, dans l’an 2000. Le docteur Leete qui le reçoit, lui présente une nouvelle société, très industrialisée, et lui dit que la démagogie et la corruption n’ont désormais plus cours. Je cite : « La nature humaine a donc beaucoup changé ? demande Julian West au Dr Leete. « Nullement, lui répond le docteur, mais les conditions de la vie humaine ont changé, et avec elles les motifs des actions humaines. L’organisation de la société n’offre plus de prime à la bassesse. »12

Dans cette dernière expression, Bellamy cherche à dire que, si la nature humaine en elle- même n’est pas perfectible, toutefois les motifs et, par suite, la moralité des actions peuvent quant à eux, changer. La loi n’est pas simplement une règle encadrant les passions, mais elle doit être considérée comme un principe pratique, c’est-à-dire un moteur, non d’annihilation, mais de transformation des passions.

Attention cependant. On dit que la loi améliore moralement l’homme, non pas en transformant complètement sa nature, mais en élevant les motifs moraux de son action. C’est peut-être grâce à cette distinction que l’on peut se garder du piège de l’écrasement total de l’individu.

C’est Kant qui nous permet de mieux comprendre cette distinction décisive, notamment à travers un texte aussi court qu’important, de 1784, qui s’intitule : Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique.

On connaît l’argument kantien de « l’insociable sociabilité » de l’homme, qui permet de penser un penchant à l’insociabilité, à partir du « désir insatiable de possession et même de domination », en même temps qu’un penchant à la sociabilité, qui permet à l’homme de se développer et de s’améliorer dans une certaine mesure :

4e proposition : « quand tous les talents sont peu à peu développés, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral, en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer cet accord pathologique extorqué pour l’établissement d’une société, en un tout moral »13.

Kant, qui n’est pas connu pour être un utopiste radical, se distingue ici clairement de Mandeville. Souvenons-nous que Mandeville disait que, paradoxalement, les passions et les vices régulés sont déjà bons en eux-mêmes en ce qu’ils suscitent chez l’homme l’effort de travailler à ses propres intérêts. Kant dit quelque chose de tout à fait différent. Les passions ne sont pas bonnes, mais elles sont utiles en un sens parce qu’elles peuvent conduire, in fine, et seulement si elles sont correctement dirigés par les lois, à l’établissement d’une société où l’élévation morale est possible ; ce qui pour Mandeville n’était pas même souhaitable.

Mais je reviens sur l’idée selon laquelle l’homme peut « développer peu à peu tous ses talents ». En fait Kant a insisté un peu avant, dans la 2e proposition, sur que l’idée que ce développement ne peut se produire au niveau strictement individuel. « Il faudrait, dit-il, à chaque homme une vie démesurément longue pour apprendre à faire un plein usage de toutes ses dispositions naturelles ». On a besoin au contraire, « d’une série, peut-être indéfinie, de générations, dont l’une transmet à l’autre ses lumières, pour porter enfin les germes mis dans notre espèce au degré de développement pleinement conforme à ses desseins. »14

On a là l’idée importante que, si on veut penser un progrès, alors il faut penser la société comme une finalité, comme une fin désirable. Autrement dit, si un progrès moral est possible, il doit dépasser les limites de la seule vie individuelle. D’où le fait que tout progrès moral doive se fonder sur l’établissement de lois et d’une constitution la plus juste possible, de manière à ce que ses comportements soient, non pas simplement réglés, mais plutôt conduits et élevés par des lois.

On peut évoquer à cet égard l’exemple du discours du 15 septembre 1848, sur l’abolition la peine de mort de Victor Hugo, qui feraient peu à peu perdre aux hommes le goût du sang : « Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne.» Même si une partie de la population réclame son rétablissement, il n’est pas interdit de penser que pour bon nombre d’entre nous les exécutions publiques doivent désormais faire partie d’un passé révolu.

b) 2e principe utopique : l’importance relative du travail. Le deuxième principe utopique qu’il serait possible de sauvegarder, pour l’établissement d’un bonheur commun, est celui – sans polémique aucune – de la réduction du temps de travail, qui est un thème récurrent en utopie. Et ce depuis l’Utopie de More où chaque utopien devait travailler 6 heures par jour, ni plus ni moins, ce qui lui laissait le temps, le matin avant le lever du soleil d’assister à des cours publics où, dit-il, « le peuple accourt en masse »15

Revenons pour cela au texte de d’Edward Bellamy, que l’on vient de citer. Bellamy imaginait le travail sous la forme d’un « service industriel », pensé sur le modèle du service militaire dans les cités grecques. Dans son système, il n’y a plus aucune entreprise privée, puisque la propriété est abolie, mais chacun donne quelques années de sa vie pour le bien commun, de 21 ans à 45 ans. La retraite est obligatoire à 45 ans, et on devient en quelque sorte « officier de réserve» du service industriel. Mais le luxe induit par la propriété privée ayant naturellement disparu, la production est pensée pour ainsi dire sur le mode de la décroissance, et 24 ans de service industriel est estimé par Bellamy une durée bien suffisante pour que le corps des actifs puisse pourvoir aux besoins de tous.

On peut également dire un mot de Robert Owen, un contemporain de Charles Fourier, qui est connu comme lui pour ces expérimentations utopiques, qui ont eu des fortunes diverses. Elles ont assez bien fonctionné en Angleterre, mais beaucoup moins aux Etats-Unis. Il est important au sens où son postulat est qu’une réforme du travail et de l’éducation permet de réaliser des cités utopiques localisées. Au début du 19e siècle, il a institué, dans la manufacture de New Lanarck en Angleterre dont il était le directeur, l’organisation des trois 8, Huit heures de labeur, huit heures de loisir et d’éducation, huit heures de sommeil, qui eut beaucoup de succès, et dont il fit pendant 25 années la vitrine publique d’une utopie réalisée et fonctionnelle.

Toutefois, Bertrand Russell est à mon avis particulièrement intéressant. Dans son court texte Eloge de l’oisiveté paru en 1932, Russell affirme qu’il faut tendre, dans notre organisation sociale, à ne travailler que 4 heures par jour :

« Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. »16

Russell maintient une sphère privée, comme on va le voir dans un instant. Mais il faut d’abord reconnaître que, quand il dit que le reste du temps non consacré au travail sera occupé par les gens « comme bon leur semble », cela veut dire deux choses.

a) Premièrement, que cette limite de 4 heures de labeur est une contrainte légale. En fait il faut le comprendre comme : il sera interdit aux hommes de travailler plus de 4 heures par jour. On retrouve le même argument que chez Bellamy, Owen et bien d’autres, à savoir que si le travail est égalitairement partagé et si le goût du luxe disparaît, alors il est possible de penser une forme de décroissance, pour ainsi dire, qui permet de réduire considérablement le temps de travail. Par exemple, aujourd’hui par exemple le repos dominical est de plus en plus contesté au nom de la liberté de travailler. Au nom de quoi interdirait-on à un individu de travailler, pour lui-même et pour les autres, s’il le veut ? là encore, il faut que la loi soit contraignante, pour forcer les hommes à perdre l’habitude du labeur et s’améliorer moralement.

b) L’augmentation du temps laissé au loisir permettra d’en augmenter la qualité et de diminuer les frivolités et les divertissements insignifiants qui se font passer aujourd’hui pour du loisir : « Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. » 17

La réduction du temps de travail est une condition fondamentale de l’amélioration morale de la société. Et cette amélioration morale a bien une finalité : le pacifisme !

« Le goût pour la guerre disparaîtra, en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci exigera de tous un travail long et acharné. La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. »18

Au-delà de la façon dont la loi, là encore, provoque l’amélioration morale en réduisant considérablement le travail, il est remarquable de constater que c’est en postulant une sortie du travail vers le loisir intellectuel que Russell, connu pour son militantisme pacifiste, va imaginer la mise en place d’un bonheur commun en disant que les guerres sont rendues possibles par l’habitude de la peine, de la souffrance, de l’épuisement et du sacrifice de soi. Loin de vénérer la figure des martyrs, il postule que la bonté consiste bien en une élévation de l’âme et des aspirations de celui qui n’a plus à se soucier de sa subsistance. Le but est bien l’élévation morale de l’individu, qui rencontre ainsi l’exigence utopique que nous cherchons à penser.

c) 3e principe utopique : l’importance de l’éducation publique par opposition à la valeur de la famille.

J’en viens au troisième et dernier principe qui constitue le fondement des constructions utopiques, qui est peut-être aujourd’hui le plus polémique. Après l’importance de la loi pour le progrès moral, l’importance de la réduction du temps de travail pour réhabiliter le loisir intellectuel, il faut insister sur la primauté de l’éducation publique sur l’éducation familiale ou privée. En effet, il n’y a guère d’utopie qui considère comme viable le fait que l’éducation des enfants repose presque entièrement sur l’autorité privée des parents. Il semble qu’au contraire, pour que le bonheur commun, l’éducation doit être une affaire proprement publique.

Deux raisons peuvent nous permettre de comprendre cette importance considérable de l’éducation.

– La première sans doute est, paradoxalement, un souci de liberté des hommes par rapport aux déterminismes familiaux, qu’ils soient sociaux ou psychiques. Dire que les enfants n’appartiennent pas à leurs parents, qu’ils doivent être « libérés » de leur parents, c’est dire en quelque sorte qu’ils ne sont pas enfermés ou tributaire d’une histoire familiale.

C’est ce qu’on peut comprendre et retenir par exemple du traitement de l’amitié chez Saint-Just, dont on parlait un peu plus tôt et qui nous a semblé bien terrible. Mais est-il possible d’en sauvegarder quelque chose ? Comment réinterpréter cette judiciarisation de l’amitié ? Elle consiste à faire grand cas de l’amitié, comme d’un sentiment puissant dans la vie d’un homme, au-delà des déterminismes familiaux. L’idée est qu’un homme peut choisir sa vie, choisir ses relations, et construire son existence au sein de la société et face à l’Etat avec les gens qu’il a choisi.

Toutefois, à la même époque, c’est Condorcet qui a donné une conception assez poussée de l’éducation. Attention, Condorcet n’est pas à proprement parler un penseur de l’utopie. Mais sa conception de l’éducation dans L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, répond, je crois, au principe de l’utopie tel que nous cherchons à l’identifier ici.

Dans ce qu’il considère être la 4e époque de l’humanité, qui correspond à l’âge classique en Grèce, apparaît la première forme de progrès avec une éducation qui, dit-il, « formait les hommes pour la patrie, bien plus que pour eux-mêmes ou pour leur famille. »

Mais il y avait encore un vice de principe : « c’est de chercher dans les lois, moins à faire disparoître les causes d’un mal qu’à en détruire les effets, en opposant ces causes l’une à l’autre ; c’est de vouloir, dans les institutions, tirer parti des préjugés, des vices, plutôt que les dissiper ou les réprimer (…). Cette observation est d’autant plus importante, il sera d’autant plus nécessaire de développer l’origine de cette erreur, pour mieux la détruire, qu’elle s’est transmise jusqu’à notre siècle, et qu’elle corrompt encore trop souvent parmi nous et la morale et la politique. »19

Ce premier germe devra donner au cours des âges suivants, des progrès moraux qui seront effectifs lors de la 10e et dernière époque de l’humanité, qui doit être pensée comme une époque de perfection.

« Les avantages réels qui doivent résulter des progrès dont on vient de montrer une espérance presque certaine, ne peuvent avoir de terme que celui du perfectionnement même de l’espèce humaine, puisque, à mesure que divers genres d’égalité l’établiront pour des moyens plus vastes de pourvoir à nos besoins, pour une instruction plus étendue, pour une liberté plus complète, plus cette égalité sera réelle, plus elle sera près d’embrasser tout ce qui intéresse véritablement le bonheur des hommes. »20

Condorcet reste donc attaché, dans l’importance qu’il donne à l’éducation et au dépassement du cadre familial comme fondement moral de la société, à l’idée d’un progrès moral, qu’il conçoit comme une égalité devant la loi, au sens où nous l’avons évoquée. C’est au fond, le point ultime qui sous-tend toute pensée utopique : Si jamais un progrès moral est possible, alors comment le faire advenir ? Je crois que ce qu’on a essayé de définir en tant que « principe utopique » répond au moins en partie à la question.

 

Conclusion. La perfectibilité et le bonheur commun

Au fond, dans le rejet sans nuance du principe utopique, il y a un profond pessimisme. Celui qui consiste à dire que la nature humaine, bonne ou mauvaise, profondément altruiste ou essentiellement égoïste, n’est pas modifiable, n’est pas améliorable – que l’homme est réglé pour la pestilence. On considèrerait alors toute tentative pour penser la perfectibilité comme une atteinte sacrilège à la nature humaine. A l’inverse, peut-être y a-t-il un optimisme béat ou naïf à postuler la possibilité d’un progrès moral. Mais le pari d’un tel progrès, même s’il s’avère impossible, est néanmoins désirable comme moteur de transformation sociale. C’est en ce sens que l’objectif de bonheur commun, aujourd’hui, n’est pas indigne d’intérêt.

Il ne s’agit pas de voir l’utopie comme un idéal rigoriste à atteindre. Il s’agit de voir l’utopie comme un principe de gouvernement, qui repose sur quelques principes moraux et anthropologiques – dont ceux du progrès, du loisir, de l’éducation. L’homme n’est pas un produit déjà parfait, mais perfectible ; cette perfectibilité dépend de lui, non pas comme individu fermé sur lui-même, mais tout au contraire : comme membre de l’humanité.

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1 Th. More, L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement, Paris, GF 2017, II, p. 154.

2 Ibid., p. 143.

3 Tommaso Campanella, Cité du soleil, in Frédéric Rouvillois L’Utopie, Paris, Corpus GF, p. 115.

4 Saint-Just, Institutions républicaines, 1793-1794, dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 1102.

5 Ibid., p. 1103-1104.

6 Guevara, L’Horloge des princes, in L’Utopie, op. cit., pp. 69-70.

7 J. Harrington, The Commonwealth of Oceana, in L’Utopie, op. cit., p. 193.

8 G. Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Albin Michel, 1991.

9 Mandeville, La fable des abeilles, ou les fripons devenus des honnêtes gens, trad. J. Bertrand consultable sur le site de la BNF : http://expositions.bnf.fr/utopie/cabinets/extra/textes/constit/1/18/2.htm

10 G. Lipovetsky et H. Juin, L’Occident mondialisé, controverse sur la culture planétaire, Paris, Grasset 2010, p. 30.

11 Durkheim, Philosophie et sociologie, Paris, PUF Quadrige, 2002 p. 52-53.

12 E. Bellamy, Cent ans après ou l’an 2000, in L’Utopie , op. cit., p. 113.

13 Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, trad. J-M Muglioni, Paris Bordas, p. 11.

14 Ibidem.

15 More, Utopie, op. cit., II, 3 p. 149.

16 Russell, Eloge de l’oisiveté, trad. M. Carpentier, Paris Allia 2002, p. 13.

17 Ibid. p. 16.

18 Ibidem.

19 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, GF Flammarion, 1988.

20 Ibid.