Le problème du mal

Agnès Pigler, professeure de chaire supérieure, lycée Bellevue, Fort de France

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En guise d’introduction

Je voudrais vous parler d’un film qui m’a vraiment marqué et qui est, pour moi, l’expression même du mal radical. Il s’agit du film The Medusa Touch de Jack Gold, réalisé en 1977 et dont le titre français est La grande menace. Le héros du film, John Morlar, est un auteur qui écrit des romans traduisant une volonté désespérée d’agir contre la violence et la cruauté, dont il rend responsable les institutions (la Couronne d’Angleterre, l’école ou l’Église catholique). Le désespoir, l’amertume, la haine qui transpirent dans le film sont celles de Morlar. Cette haine à l’encontre de toutes les institutions va crescendo dans le film. C’est d’abord l’institution de la famille (la nourrice et les parents) qui génère, selon Morlar, le mal social ; puis celle du collège (il fait brûler l’institution scolaire), et on peut sans doute parler ici de mal politique ; puis l’église (la cathédrale est détruite) générée par un mal moral qu’elle perpétue elle-même ; et enfin le genre humain tout entier (l’explosion de la centrale nucléaire qu’on ne verra pas dans le film) qui est l’expression d’un mal radical. Pourquoi ? Sous prétexte que les institutions possèdent le pouvoir, Morlar les considère comme les seules responsables de sa souffrance en tout premier lieu, des guerres et des atrocités commises par l’homme ensuite. Sous prétexte encore que l’Église a mal agi, il punit l’ensemble des croyants, puisque la destruction finale de la cathédrale anéantit tous les fidèles, les dirigeants et les hommes d’église, mais aussi le public. Dans le film, Morlar rencontre deux oppositions fortes, celle de la psychanalyste qui va jusqu’à le tuer au début du film, et celle de l’inspecteur qui ira lui aussi jusqu’au meurtre en débranchant les appareils qui, à l’hôpital, maintenaient Morlar en vie. Mais, malgré cela, la conception maléfique du monde selon Morlar devient omniprésente dans le film, et triomphe finalement : la folie nihiliste qui s’empare de Morlar est la plus forte, et la morale s’avère finalement impuissante devant cette soif du mal.

Dans le film, trois scènes en flash-back expliquent le désir de mort qui anime Morlar : la nourrice qui le terrorise enfant, les parents qui humilient leur fils, le professeur qui maltraite l’élève Morlar. Mais imaginer la mort de quelqu’un, la désirer dans un esprit de vengeance, cela n’a rien à voir avec l’acte de tuer. Imaginez qu’à chaque fois que vous souhaitez la mort de quelqu’un, celle de votre voisin qui met la musique trop fort, celle d’une personne qui vous a fait du mal, ce souhait se réalise. Or, c’est un désir de mort capable de provoquer réellement la mort qui est au cœur de La Grande menace. C’est ce qui rend palpable la peur qui existe en chacun de nous : la peur de notre propre violence, de notre pulsion de mort envers autrui. Fort heureusement l’immense majorité d’entre nous sait faire la différence entre imagination, pulsion, désir et réalité. Mais nous sommes tous plus ou moins confrontés à cette peur, qui censure parfois nos pensées violentes et qui nous interroge sur l’espace qui sépare la pensée et l’acte. Ai-je le droit de penser cela ? Qu’est-ce que cela va provoquer ? La question morale, celle du bien et du mal, est posée en ces termes : Penser mal, est-ce agir mal ? Qu’advient-il à l’homme qui confond la pensée et l’acte ? La réponse est toujours la même : l’erreur, la folie, la mort. Dans La Grande menace, Morlar est devenu un être destructeur à la logique meurtrière qui accompagne ses actes du discours nihiliste que j’ai évoqué tout à l’heure.

Dans le film, aussi bien la psychanalyste que l’inspecteur, deux êtres dont la rationalité et l’objectivité sont évidentes, finissent par être persuadés que Morlar n’est ni un mégalomane ni un fou, ni non plus un psychopathe, mais qu’il possède réellement le pouvoir d’agir à distance et de donner la mort à distance. Au fur et à mesure que l’enquête de l’inspecteur avance, certains faits troublants semblent faire glisser inexorablement le récit vers la frontière de l’irrationnel. Comment justifier l’inexplicable retour à la vie du cadavre de Morlar, étendu dans l’appartement à la suite de son meurtre par la psychanalyste et déclaré mort ? Et ce n’est que le commencement car plus l’inspecteur accumule de témoignages sur la victime, plus le mystère s’épaissit. Morlar possède non seulement le pouvoir de provoquer des catastrophes mais encore celui de vaincre, de façon surnaturelle, la matière. Dans le film il ressuscite deux fois, la deuxième étant celle où il revient à la vie après que l’inspecteur a débranché les appareils le maintenaient en vie.

D’où provient ce terrifiant pouvoir du mal ? Si le Christ a vaincu la matière et la mort, c’était par l’amour et pour le bien. Si Morlar réussi à son tour cette prouesse, c’est par la haine et pour le mal. Morlar ne serait-il pas alors la figure même de l’Antéchrist, c’est-à-dire le visage du mal radical ?

 Le cinéma, comme d’ailleurs la littérature, nous permet d’appréhender le mal dans sa radicalité et son absoluité. Ce qui est pour la philosophie et la théologie un défi constitue pour ces deux formes d’art un matériau dont la richesse est inépuisable. Non sans ambiguïté, le cinéma exprime notre fascination mêlée de répulsion pour le mal et l’horreur. Mais le plaisir ne peut y être éprouvé que parce que le mal est tenu à distance, qu’il n’est pas expérimenté, ni subi réellement par celui qui n’en est que le spectateur, et non la victime. Le discours cinématographique sur le mal permet, grâce à cette distance, de sonder les abîmes du mal et de la méchanceté, d’aller jusqu’au bout de la connaissance du mal. Il permet au spectateur de se projeter dans une « logique de l’abject », comme Georges Bataille l’a écrit dans La littérature et le mal. Il ne s’agit pas d’expliquer ou de justifier le mal mais de le donner à voir sous toutes ses facettes, de le prendre en compte comme une possibilité inscrite au cœur de l’être humain. Le cinéma pose ainsi cette question : jusqu’où est-il possible de vouloir le mal ? Peut-on vouloir le mal pour le mal ?

On se souvient que Kant excluait la possibilité d’une volonté diabolique choisissant délibérément pour maxime de son action de faire le mal pour le mal. La faute morale consistait seulement, selon lui, à s’excepter de la loi morale tout en en reconnaissant l’existence et la validité universelle. C’est pourquoi il écrivait dans La religion dans les limites de la simple raison : « Il n’existe […] pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir ».

Faut-il pour autant renoncer à essayer de comprendre le mal et de penser son origine ? L’échec des tentatives de justification ou d’explication du mal ne doit-il pas plutôt être compris comme une invitation à reprendre le questionnement et à penser le mal autrement ?

Pour ma part, j’envisagerai le mal selon trois axes : le premier sera celui de son origine, le deuxième celui de son rapport à la liberté et, enfin, le troisième axe sera celui de la compréhension du mal comme mal absolu.

 

I – L’origine du mal

Pourquoi le mal ? D’où viennent la souffrance, le péché ? Questions graves, qui ont passionné bien des esprits, provoqué bien des réponses dans le camp des philosophes comme dans celui des théologiens. Face au défi qu’il lance, tout à la fois, à la pensée et à l’existence, nous dirigeons toujours nos plaintes vers le Transcendant lorsque nous interrogeons l’insondable opacité du mal et son scandale.

Kant a distingué, dans la Critique de la raison pratique, le mal subi par la souffrance ou l’injustice du mal commis par la propension mauvaise de la volonté. Toute souffrance provient d’une violence, d’une cruauté ou d’une méchanceté subies, et c’est face à ce qui nous accable que nous cherchons une raison en demandant : pourquoi ce mal, d’où vient-il, qui l’a commis ? Cette volonté de trouver la cause du mal est une façon de vouloir l’expliquer, une façon de réduire notre ignorance en intégrant le mal dans un discours rationnel qui lui donnera un sens et qui répondra à la question du pourquoi. Rechercher l’origine du mal, en déterminer la cause, c’est faire le premier pas sur le chemin du soulagement : le mal apparaît moins angoissant dès lors que l’on est en mesure de l’expliquer un tant soit peu.

Ceci étant, faire provenir le mal de Dieu c’est lancer un formidable défi théologique. En effet, comment Dieu, créateur de toutes choses, infiniment bon et tout-puissant, pourrait-il être le créateur du mal ? Pourtant, si Dieu est le créateur de toutes choses, il devrait, logiquement, être aussi le créateur du mal. La question est extrêmement délicate puisque soutenir que Dieu est créateur du mal c’est dire que Dieu a voulu le mal, ce qui entre en contradiction avec la définition même de Dieu. Cette question est au cœur de toutes les théodicées. Déjà Platon, au livre II de La République, a montré combien il est absurde d’affirmer que le dieu a voulu le mal car le concept d’une divinité méchante est une contradiction dans les termes. Le dieu de Platon est seulement cause du Bien, et le mal est radicalement étranger au pouvoir divin. L’origine du mal ne peut donc être qu’une cause extérieure au divin, par exemple la matière qui échappe, par principe, à la volonté du dieu. Ce que pense Platon, dans la République, c’est donc la coïncidence parfaite entre le divin et l’Idée de Bien – Idée qui constitue le principe suprême du savoir aussi bien que de l’Être. Il s’ensuit que, pour Platon, le mal est un principe de corruption et que cette négativité le fait déchoir ontologiquement par rapport au Bien.

Or il semble bien difficile de n’attribuer à Dieu que le Bien, c’est-à-dire la seule forme du monde, sans lui en attribuer en même temps la matière, et donc le mal. Les théodicées des penseurs chrétiens ne peuvent, comme Platon, renvoyer l’origine du mal à un principe qui échapperait au pouvoir de Dieu. Il faut donc trouver une autre origine du mal qui ne remette pas en cause le concept même de Dieu englobant tout à la fois sa puissance et sa bonté.

Leibniz montre, dans ses Essais de théodicée, qu’un mal qu’il nomme « mal métaphysique » est absolument nécessaire dans le monde, et que ce mal métaphysique n’est rien d’autre que la limitation des êtres créés. Ainsi le mal est-il identifié à l’imperfection des créatures. Cette imperfection est nécessaire parce qu’il faut que ce qui a été créé soit inférieur à son Créateur. Dieu n’est donc pas responsable du mal dans le monde, car ce mal est inhérent à l’imperfection du monde lui-même en tant que monde créé. Créer un monde, est un bien puisque l’être est préférable au néant, mais cela implique nécessairement une forme de mal puisque toute créature est et reste inférieure à son créateur. Le monde est ainsi doté d’une dignité ontologique moindre que celle de Dieu, ce qui n’empêche pas, ajoute Leibniz, qu’il soit le meilleur des mondes possibles.

 On retrouve ici l’un des motifs constants de l’approche philosophique, aussi bien que théologique, du mal. Il s’agit au fond d’identifier, d’une manière ou d’une autre, ce monde-ci au mal, pour renvoyer l’existence accomplie du bien dans un autre monde, extérieur et ontologiquement supérieur à celui dans lequel nous vivons. Mais cette perspective consiste aussi à tenir pour identiques le mal et la finitude ontologique, et à rendre par là le premier, le mal, aussi logiquement nécessaireque la seconde, la finitude ontologique. Il est néanmoins possible de se demander s’il convient, pour expliquer le mal, de l’aborder seulement, comme le fait Leibniz, sur le versant ontologique du réel et de laisser par là même dans l’ombre ce qui pourrait constituer l’origine essentiellement morale du mal.

Tel n’est certes pas le point de vue de Kant lorsqu’il écrit, dans La religion dans les limites de la simple raison : « Le mal n’a pu provenir que du mal moral (non de simples bornes de notre nature), et pourtant notre disposition primitive est une disposition au bien (et nul autre que l’homme lui-même n’a pu la corrompre si cette corruption doit lui être imputée) ; il n’existe donc pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d’où le mal aurait pu tout d’abord nous venir. »

Selon Kant, l’origine du mal est donc insaisissable parce qu’elle n’est pas « compréhensible ». Elle lui apparaît comme un problème insoluble. Face à cette obscurité indépassable, ce que l’existence effective du mal fait surgir c’est, fondamentalement, la question de la possibilité que le mal soit une caractéristique essentielle de l’homme lui-même. En fait, pour Kant, l’homme a seulement un penchant au mal – et à un mal que Kant qualifie, non de « mal métaphysique » mais de « mal radical », au sens où ce mal remonte jusqu’aux racines de notre conduite morale, ce qui fait qu’il corrompt le fondement de nos maximes morales.

Pour répondre à la question de savoir d’où vient notre penchant au mal, quelle en est l’origine, Kant convoque le récit de la Genèse pour établir que le mal a une origine rationnelle, c’est-à-dire intelligible et non temporelle ; que ce penchant au mal ne provient pas de l’expérience et que son origine demeure dès lors pour nous insondable et incompréhensible. Kant définit ainsi le mal, en référence au péché d’Adam, comme une faute morale puisqu’Adam s’est soustrait volontairement au commandement divin – commandement que Kant demande de comprendre comme une loi morale. Ce faisant, Adam a subverti radicalement la maxime de sa volonté. Le fondement du penchant de l’homme au mal est depuis lors insondable, dans la mesure où on ne peut rendre raison du premier choix, par Adam, d’une volonté contraire à la loi morale. Pourtant, sans un tel penchant inexplicable on ne pourrait s’expliquer la possibilité de maximes contraires à la loi morale. Le penchant au mal est donc ce qui fonde, du point de vue subjectif, la possibilité de l’inclination à ne pas respecter la loi morale. En conséquence, le penchant au mal doit être pensé comme inné puisqu’il précède tout acte sensible, et c’est par là que ce penchant est insondable et échappe à toute explication. De même, on ne peut rendre raison de l’adoption par la volonté d’une maxime contraire à la loi morale alors même que la volonté devrait adopter une maxime conforme au devoir.

Néanmoins, le penchant humain au mal peut aussi être pensé, en un certain sens, comme acquis, c’est-à-dire comme choisi, en un sens, par l’homme lui-même dans la mesure où ce penchant résulte de l’acte libre de la volonté de celui qui en porte, dès lors, la responsabilité. Mais, plus profondément, notre penchant au mal est inné, au sens où il n’est plus possible de modifier ce choix originaire de la volonté pour le mal, même si la conversion morale reste toujours possible. Le mal s’origine finalement dans la nature intelligible de l’homme, c’est-à-dire dans sa propre « personnalité », celle du sujet agissant librement sans être déterminé par des mobiles sensibles. Selon Kant, toute la force du mal radical provient du caractère incompréhensible de l’origine du mal moral. Seul le bien possède un principe (la loi morale), et le mal représente la résistance insondable de la volonté devant le principe du bien.

Comme nous l’avons vu, se questionner sur l’origine du mal conduit à des impasses philosophiques – et aussithéologiques car, si le mal peut recevoir un sens, ce n’est certainement pas celui qui consiste à l’intégrer, pour en amoindrir le scandale, dans une Providence incompréhensible pour nous. Il faudrait tout au contraire prendre le mal au sérieux en tant que défi lancé à la liberté humaine à partir de cette liberté même. En effet, pour Kant, nous entendons la voix de l’impératif catégorique qui exige de nous que nous agissions moralement même si nous faisons le choix du mal. C’est sur ce point qu’on peut mesurer l’originalité de la pensée kantienne du mal, pour autant qu’elle situe, comme je l’ai dit, le mal dans la nature humaine elle-même, une nature qui n’est pas réductible à celle des choses physiques puisqu’elle participe du monde suprasensible, puisque la liberté est à son fondement.

C’est donc à partir de la liberté – et donc de notre raison pratique, et non plus théorique – que le mal acquiert son épaisseur de scandale, et c’est à partir du moment où nous renonçons à l’expliquer et à en chercher l’origine que le mal prend un sens pour et par une pensée de la liberté humaine.

 

II – Le mal dans son rapport à la liberté humaine

Le mal est toujours déjà là, inexplicable, ancré à notre condition ontologique et sans cesse mis en œuvre par nous. C’est là tout le paradoxe d’une liberté précédée par le mal qu’elle va provoquer. Faire de notre liberté la racine du mal nous ouvre un autre chemin que celui de la recherche de son origine ; il faut renoncer à toute explication originaire du mal. Ce renversement de perspective place le mal dans la seule dimension pratique du questionnement sur nos actes et de notre responsabilité. Penser la relation du mal et de la liberté revient donc, en premier lieu, à s’interroger sur la nature même de l’action humaine. En effet, si être responsable signifie d’abord répondre de ses actes, en s’affirmant comme leur cause active, toute la difficulté réside dans la définition de cette activité. En fait, le rapport entre notre liberté à la loi est, pour une part, un problème car il existe une confrontation entre nos inclinations et les prescriptions de la raison et, pour une autre part, une tâche puisqu’il s’agit pour notre volonté d’agir d’après la loi morale afin de se rendre autonome.

Selon Kant, la duplicité de l’homme, est donc celle d’un être moral et d’un être faillible : l’expérience montre que l’homme porte en lui un penchant à désirer activement l’illicite, agissant ainsi à l’encontre de l’obligation morale. L’homme exprime sa duplicité d’être faillible qui choisit librement de transgresser ce que sa raison lui prescrit comme norme universelle de son être moral. La sensibilité, en tant que réceptivité, ne saurait en rien rendre compte de notre perfection ou imperfection intérieure. C’est l’entendement lui-même qui commande et qui dispose de l’usage de toutes les facultés pour les soumettre à son libre arbitre. De même, le mal ne saurait résulter d’une corruption de la raison morale législatrice, car ce serait abolir la loi morale comme conscience et par suite ne plus reconnaître son autorité. Mais cela reviendrait surtout à abolir la liberté dans le mal et à concevoir la raison humaine comme raison maligne, voulant le mal pour le mal. Toute la portée de la réflexion kantienne est de penser le bien et le mal dans les limites de la liberté, afin de concevoir la responsabilité de l’homme dans ses choix : sa liberté s’exprime entre deux extrêmes, une volonté pathologiquement déterminée et une raison absolument corrompue. Ainsi, force est de reconnaître que la nature mauvaise de la volonté résulte d’un choix volontaire de principes mauvais et immuables. L’homme est donc mauvais parce que ses actions sont la conséquence du choix intelligible d’une maxime mauvaise prise pour principe déterminant de sa volonté. Ce point de vue conduit à considérer le mal comme un penchant subjectif adopté par un être faillible dans un acte de liberté qui rend possible la déviance des maximes à l’égard de la loi morale. Ce penchant au mal, « qui s’éveille infailliblement aussitôt que l’être humain commence à faire usage de sa liberté », écrit Kant dans L’Anthropologie, résulte d’un mauvais usage de la volonté eu égard à la loi morale. On voit que, du point de vue du mal moral, c’est bien la responsabilité de l’homme qui est en jeu car ce mal concerne avant tout sa liberté et le rapport conflictuel de ses penchants à la loi morale. Soumis à la loi de la liberté l’homme fait librement le mal et c’est pourquoi, confronté au tribunal de sa conscience d’être moral, il en porte toute la responsabilité. D’où la thèse, exposée par Kant dans son ouvrage La religion dans les limites de la simple raison, qui affirme que « Cette proposition : l’homme est mauvais, ne peut, d’après ce qui précède, vouloir dire autre chose que ceci : l’homme a conscience de la loi morale, et il a cependant adopté pour maxime de s’écarter (occasionnellement) de cette loi. Dire qu’il est mauvais par nature, c’est regarder ce qui vient d’être dit comme s’appliquant à toute l’espèce humaine : ce qui ne veut pas dire que la méchanceté soit une qualité qui puisse être déduite du concept de l’espèce humaine (du concept d’homme en général), car elle serait alors nécessaire, mais que, tel qu’on le connaît par l’expérience, l’homme ne peut pas être jugé différemment, ou qu’on peut supposer le penchant au mal chez tout homme, même chez le meilleur, comme subjectivement nécessaire ».

Ainsi, l’homme ne peut devenir mauvais que par sa liberté, c’est-à-dire par le choix délibéré du mal. La « nature » de l’homme qui entre ici en jeu est donc celle de sa volonté qui, ayant choisie le mal, s’identifie à lui.

Tous les « Essais sur le mal », que ce soit celui de Paul Ricoeur, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie, ou d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, ou encore celui de Myriam Revault-d’Allones, Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, ou celui de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz – tous ces Essais donc, ont pris pour point de départ l’analyse kantienne du mal radical en tant que mal moral. Examinons comment ces auteurs transposent le choix délibéré pour le mal à notre époque contemporaine.  

 L’essentiel de la compréhension par Hannah Arendt du concept kantien de mal radical est contenu dans le commentaire qu’elle en fait dans son livre Le système totalitaire : « Kant, le seul philosophe qui, dans l’expression qu’il forgea à cet effet, dut avoir au moins soupçonné l’existence d’un tel mal, quand bien même il s’empressa de le rationaliser par le concept “d’une volonté perverse’’ explicable à partir de mobiles intelligibles ». Ce qui est problématique pour Arendt dans la conception kantienne du mal radical, c’est par conséquent la question de la volonté et des motifs, qu’elle comprend comme une « rationalisation ». Au fond, Arendt rejette la possibilité que le mal puisse être lié à une part monstrueuse en l’homme, et son affirmation selon laquelle le mal radical ne s’explique pas par des intentions mauvaises ou par des motifs méchants la place en situation de rupture avec la tradition occidentale de la philosophie morale. Pourquoi Arendt effectue-t-elle cette rupture ? Parce que la tradition philosophique témoigne de l’impuissance de notre philosophie morale à comprendre le mal politique. Et la rupture est encore plus nette avec l’affirmation provocante d’Arendt selon laquelle le mal n’est pas explicable par un retour sur l’intention « on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque », écrit-elle dans son livre sur Eichmann. Dans Le système totalitaire, elle n’utilise pas l’expression de « mal radical » pour qualifier le caractère des individus, mais pour faire une description phénoménologique du monde totalitaire ou, plus précisément, une description de la dissolution du monde commun par le totalitarisme. L’épithète « radical » vient illustrer le caractère total d’un mal qui vise à la transformation de la nature humaine, voire à l’éradication de l’humanité de l’homme. En effet, comme Arendt l’écrit dans Le système totalitaire : « le dessein des idéologies totalitaires n’est pas de transformer le monde extérieur, ni d’opérer une transmutation révolutionnaire de la société, mais de transformer la nature humaine elle-même ». La source du mal radical se trouve ainsi dans l’expérience de la désolation, dans la perte de l’espace entre les hommes, qui est nécessaire à la création d’un monde commun et, par-là, de toute vie politique. La question qui se pose alors est de savoir comment Arendt est passée du « mal radical », dans Le système totalitaire, à la « banalité du mal », dans Eichmann à Jérusalem. Et la question est surtout de savoir ce que signifie ce nouveau cheminement de pensée. Disons tout de suite que ce qu’Arendt abandonne avec l’expression « mal radical » ce n’est pas son analyse du totalitarisme comme tentative pour rendre les hommes superflus et désolés, mais c’est proprement la référence kantienne attachée à l’usage de l’expression de « mal radical ».

Sans aborder le compte rendu du procès d’Eichmann en détail, je me bornerai à en dégager les éléments essentiels pour la compréhension de la notion de « banalité du mal ». Arendt décrit Eichmann comme quelqu’un qui n’avait aucun motif ni aucune raison personnelle pour détester les Juifs. Il n’avait, selon elle, aucune conviction idéologique ; il n’avait pas sa carte du parti nazi et ne connaissait pas très bien leur programme. Il ne prenait jamais de décisions de façon autonome et s’arrangeait toujours pour agir en fonction d’ordres reçus. Lors de son procès, il répond aux questions par des phrases toutes faites, des clichés. En fait, explique Arendt, il avait fait siennes les règles de langage édictées par le régime, et il fut même fier de dire que le langage administratif était le seul qu’il connût. Eichmann est ainsi dépeint par Arendt comme l’archétype de l’homme superflu, c’est-à-dire de l’homme sans croyances, sans profondeur et facilement remplaçable par quiconque eût accepté de remplir sa tâche. La thèse qu’elle propose est finalement qu’Eichmann fait preuve de vacuité de la pensée. Il n’est pas corrompu par nature, mais souffre d’un manque de rapport au monde. Le mal qu’il a imposé aux autres était sans motif et surtout sans profondeur ontologique. Ce mal est donc banal, car accompli sans jugement. Eichmann est tout simplement incapable de se mettre à la place des autres, de faire preuve de pensée « élargie », au sens kantien du terme. Arendt remarque dans son ouvrage que cette normalité-là est encore plus terrifiante que la perversion ou le démoniaque, car ce « nouveau type de criminel » défie la compréhension traditionnelle de la criminalité et échappe aux valeurs de la morale classique. Ce qui est à proprement parler « terrifiant », c’est qu’Eichmann incarne l’idéal-type de l’homme totalitaire et exemplifie, en ce sens, la thèse d’Arendt sur la désolation totalitaire. En effet, l’individu qui n’a plus de rapports authentiques avec les autres travaillera consciencieusement pour devenir un employé modèle et pour acquérir ainsi une certaine reconnaissance. Il sera prêt à effectuer n’importe quelle tâche, même l’extermination de millions de personnes, si cette tâche a l’apparence d’un travail routinier soigneusement organisé. C’est ce caractère d’employé soucieux de bien faire son travail qui valut à Eichmann le titre de « spécialiste » de la solution finale.

Le passage du « mal radical » à la « « banalité du mal » se comprend donc comme la tentative d’éviter que les horreurs totalitaires ne prennent la forme d’une grandeur satanique. Arendt expliquait en effet, dans la correspondance qu’elle entretint avec Jaspers, que les actes nazis ne pouvaient être considérés comme des crimes ; ce à quoi Jaspers répondait : « votre conception m’inquiète un peu du fait que la faute qui dépasse toute faute criminelle acquiert inévitablement une certaine « grandeur » — une grandeur satanique, qui, pour ce qui est des nazis, est aussi loin de moi que le discours sur le ‘‘démonisme’’ de Hitler et autres choses de cette sorte. » (Lettre de Jaspers à Arendt du 23 octobre 1946). Mais c’est justement la prise en compte de cette « grandeur satanique » qu’Arendt veut éviter avec le concept de « banalité du mal ». Dans le post-scriptum du compte-rendu qu’elle donne du procès d’Eichmann, Arendt écrit : « Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est ‘‘banal’’ et même comique : avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque ».

Arendt découvre ainsi que les sources du mal ne sont pas mystérieuses, profondes ou diaboliques ; elles sont plutôt à la portée de tous les hommes. Il n’est pas nécessaire d’invoquer des forces surnaturelles pour comprendre le mal totalitaire. Or, si le mal n’a pas de profondeur ontologique et s’il est banal, il est en notre pouvoir de le combattre en exerçant notre faculté de penser et de juger.

Avec Arendt donc, le mal se déplace de la sphère de la morale à celle du politique, car il existe une forme de mal spécifiquement politique. L’aliénation politique, ce que Arendt désigne par le « système totalitaire », est alors le processus par lequel l’État perd le sens de ce qui le définit pour ne plus se réduire qu’à un complexe de violences et de contraintes. On peut radicaliser une telle conception en isolant plus précisément encore la spécificité du mal politique, et c’est ce que fait Myriam Revault-d’Allonnes. Au politique est en effet lié un type particulier d’attente, d’espérance même, celle de réaliser sur terre le meilleur des mondes. Dès lors que cette espérance se présente comme un savoir, dès lors que la prétention à améliorer l’homme devient exigence de le transformer, le politique adopte le point de vue de la théodicée, c’est-à-dire qu’il nie en l’homme tout ce qui résiste à cette transformation. Cette forme d’empiètement de la sphère publique sur la sphère privée est caractéristique des régimes totalitaires. La liberté de l’individu y est niée au nom d’un idéal de perfection incompatible avec la finitude humaine. L’État prend en quelque sorte la place de Dieu : il veut modeler l’homme à son image. Ce type particulier de perversion (un idéal qui aboutit à sa négation) nous invite à nous interroger sur le sens et les limites des diverses ripostes possibles au mal humain.

Myriam Revault-d ’Allonnes insiste, dans son ouvrage, sur le risque que le politique fait courir à l’homme en se substituant à la morale ou, pire, à la religion, en prétendant le transformer. Le politique pèche là par son exigence (irréalisable) de parfaire l’individu. Il existe donc une spécificité du mal politique qui tient au type particulier d’unité, de « synthèse » ou de « totalisation » que le politique vise à réaliser.

Mais nous devons aussi réfléchir, s’agissant du rapport entre liberté et mal, au fait que l’homme apprend à utiliser la souffrance physique ou psychique pour dominer ou asservir son semblable. Il invente à cette fin les armes les plus raffinées et les tortures les plus douloureuses. Poussé par la poursuite des plaisirs, il est entraîné par une course effrénée à la puissance et à la fortune. Dans cette course, la rivalité primitive prend toutes les formes possibles de la compétition féroce et de la concurrence impitoyable. Dans le but d’obtenir le pouvoir par n’importe quel moyen, il développe simultanément les symptômes d’une inflation du moi et d’un désir mégalomaniaque de toute-puissance. Cette double inflation fait elle-même signe vers l’urgence d’agir, tant il est vrai que, comme Paul Ricoeur l’a souligné, l’homme qui se trouve confronté au mal se doit d’agir, et d’agir en mettant entre parenthèses certains problèmes théoriques, par exemple celui de l’origine du mal. Il doit s’affirmer comme homme par sa lutte contre le mal, ce qui présuppose que le mal soit contingent, c’est-à-dire dépassable. En effet, pour qui songe à agir, le mal n’est qu’une réalité scandaleuse (tout ce qui ne devrait pas être) et un appel à l’action (qui doit le combattre). C’est l’urgence de l’action qui brise le cercle de la réflexion théorique posant abstraitement le problème de l’origine du mal. Ainsi pénètre-t-on dans l’ordre du concret, où la question n’est plus celle de l’origine mais celle de la fin : il faut agir pour que cesse le mal. Le combat contre le mal impose donc de régler par la pratique un certain nombre de problèmes spéculatifs. En premier lieu, agir pour que le mal ne soit pas, c’est poser qu’il pourrait ne pas être et qu’il est par conséquent contingent. Ensuite, la question théorique du sens de la souffrance est resituée sur le plan du mal effectif commis par d’autres hommes et c’est sur ce plan que la souffrance demeure partiellement inexplicable. Pourtant, cela n’enlève rien au fait qu’elle est d’abord l’effet concret de la violenceque l’homme inflige à l’homme. Il ne s’agit donc plus que d’agir sur cette violence pour diminuer la souffrance dans le monde. On comprend en lisant Ricoeur que le combat pratique contre le mal n’est jamais un pis-aller à une théorie. Bien au contraire, c’est l’action qui ‘‘résout’’, en les rendant inessentiels, des problèmes théoriques insolubles, par exemple celui du rapport entre Dieu et le mal. Il s’ensuit que penser le mal comme effet d’une pratique – que ce soit du côté de ceux qui exercent le pouvoir, ou de ceux qui à l’inverse renoncent à participer aux affaires de la cité, ou encore de ceux qui choisissent de faire le mal – c’est se donner les moyens de repenser notre attitude face au mal et c’est chercher les moyens d’y remédier.

Mais n’y a-t-il pas un mal absolu ? Un mal fait sans aucune réserve ; un mal que l’on pourrait presque juger parfait tant il ne trouve, en chacun de nous, aucune possibilité de réaction. Un mal stupéfiant même parce qu’il dépasse l’entendement ; un mal absolu sans rapport avec ce que l’on peut normalement imaginer ou penser, c’est-à-dire expliquer et comprendre. Un mal donc, qui transgresserait, non pas la limite qui sépare le licite de l’illicite, mais la limite entre le possible et l’impossible, le pensable et l’impensable ?

Dans mon introduction je vous ai parlé de cette fiction La grande menace, dans laquelle le protagoniste vainc par deux fois la mort, habité qu’il est par le mal radical, avec pour seul but la destruction de l’humanité entière. Il nous reste à nous demander s’il n’y a pas un mal absolu supérieur encore dans sa noirceur au mal radical. Un tel mal absolu est-il pensable ? Est-il explicable ou bien surpasse-t-il à la fois notre raison et notre imagination ?

 

III : Comprendre le mal comme mal absolu

Nous l’avons vu, le mal est une énigme et un scandale. C’est en tant qu’énigme qu’il nous a fallu rechercher ce qui l’explique. Mais nous nous sommes rendu compte que cela ne suffisait pas. Car le scandale reste entier malgré les explications : comment pourrait-on « expliquer » le scandale absolu des camps de la mort ? S’agissant d’Auschwitz toute tentative d’explication philosophique se trouve terriblement ébranlée et ne résiste guère à cette mise à l’épreuve. Parmi les intellectuels, Hannah Arendt est, comme nous l’avons dit, une des rares à avoir regardé le problème en face. Hans Jonas a néanmoins proposé une autre analyse du mal absolu. Dans son ouvrage Le concept de Dieu après Auschwitz, il analyse ce que signifie le silence de Dieu pendant le massacre de son peuple au cours de la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, le fait que Dieu ait « laissé faire » le mal, est le signe de son impuissance. D’où cette conclusion : il ne faut pas expliquer le mal à partir de Dieu, mais comprendre Dieu à partir du mal. C’est pourquoi, devant le mal absolu que représente les camps de la mort, Jonas pose une question qui lui paraît inévitable : où était Dieu quand on exterminait des innocents ? Le Dieu dont il est ici question n’est pas celui des philosophes, mais bien celui de la Thora, et devant le scandale absolu du mal nazi il faut reconnaitre que ce Dieu a été impuissant à protéger sa création. L’expérience historique du mal absolu, le nazisme et avec lui Auschwitz et l’extermination des Juifs, doit dès lors soulever la question de la validité de l’idée même de Dieu. De fait, pour Jonas, le mal absolu implique de renoncer à l’idée de Dieu comme transcendant au mal absolu qui ronge sa Création, nature et humanité ensemble, et son silence prouve son impuissance, et peut-être son indifférence, voire son inexistence. Auschwitz est donc le nom de l’événement qui a révélé l’impuissance de Dieu. Dès lors, l’humanité endosse une nouvelle responsabilité. Celle du mal commis, bien sûr, du mal qui existe sans raison, sans motif, sans intérêt – bref d’un Mal au-delà de la compréhension et de l’explication (c’est le mal absolu), et au-delà aussi de tout ce qui est fait pour le combattre ou, à tout le moins, pour témoigner au nom d’une autre puissance que celle du Mal. D’une certaine manière, quand Dieu n’est plus en mesure d’aider les hommes, c’est à eux qu’il revient d’aider Dieu. Telle est la conclusion de Jonas dans ce terrible ouvrage.

C’est aussi le point de vue de Marcel Conche qui, dans son Journal étrange, écrit que la souffrance des enfants constitue le mal absolu : « La souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu ». Et il ajoute cette précision : « l’expérience initiale à partir de laquelle s’est formée ma philosophie fut liée à la prise de conscience de la souffrance de l’enfant à Auschwitz ou à Hiroshima comme mal absolu, c’est-à-dire comme ne pouvant être justifié en aucun point de vue. »

On le voit, pour des philosophes comme Arendt, Jonas ou Conche, le mal absolu a pour caractéristique d’être historique, d’une part, et d’être impensable, d’autre part. Tous se réfèrent à la Shoah comme à l’évènement historique total qui a fait surgir le mal absolu devant nos consciences sans qu’elles puissent pour autant le comprendre et l’expliquer. Devant le scandale du mal absolu la raison ne peut que renoncer à comprendre car le mal absolu produit un sentiment de dévastation intellectuelle et conceptuelle. Ainsi, le problème du mal absolu s’identifie à celui de la capacité de destruction humaine, qui relève de notre seule responsabilité. La question qui se pose alors est la suivante : si Dieu a pu laisser faire advenir le mal absolu, par impuissance ou par indifférence, pourquoi nous autres, hommes, avons-nous pu tolérer ce mal absolu, voire en être complices par lâcheté ? L’homme doit se sentir pleinement responsable face au mal et plus encore face au mal absolu. La découverte des camps de la mort, et tout ce que le mot d’Auschwitz en est venu à signifier en tant que manifestation d’une malveillance absolue sans explication ni absolution possible – tout cela n’implique-t-il pas notre responsabilité entière d’hommes conscients de notre humanité ? Si Auschwitz a anéanti la portée de nos catégories morales, Auschwitz a aussi soulevé des doutes radicaux sur nos capacités à mettre en pratique ces catégories morales en assumant la responsabilité de ce mal absolu.

Le concept de banalité du mal arendtien prend alors un nouveau sens. En effet, si, dans son ouvrage sur Eichmann, Hannah Arendt a tellement insisté sur l’apparente absence d’intentions maléfiques chez ce criminel, c’est aussi, peut-être, pour mettre en évidence la lourde tâche et le spectaculaire défi laissés en partage à la philosophie ultérieure à Auschwitz : la tâche et le défi de penser une responsabilité morale hors intentionnalité. Dans le mal absolu tel qu’Arendt l’a analysé, c’est bien en effet la notion d’intention qui vient en question – même si elle n’emploie pas ce vocabulaire.

Du mal radical au mal absolu, en passant par la banalité du mal, une compréhension politique est à l’œuvre. Pour expliquer ce point décisif je dirai que le mal est dit « radical » eu égard au « monde commun », c’est-à-dire vis-à-vis du monde-du-sens-partagé en tant que monde « politique » ; et qu’il l’est parce qu’il vise sa destruction totale. Mais sa radicalité va de pair avec le fait troublant que ce mal est accompli individuellement de manière tout à fait « banale », sans qu’il acquière la profondeur d’un acte intentionnel. C’est ce dernier trait qui définit paradoxalement, chez Arendt, le mal « absolu ». Ce paradoxe conduit directement au phénomène du mal politique, à savoir l’existence d’un mal qui ne s’accompagne pas d’un caractère satanique ni de sa tentation, et qui a cependant des conséquences sur la totalité de la vie humaine. Le mal « absolu » est donc un mal qui s’attaque à la nature humaine elle-même en visant à abolir les racines du vivre-ensemble, c’est-à-dire la spontanéité et la liberté humaine. Cette compréhension du mal révèle la responsabilité des hommes dans le mal absolu et, du même coup, l’espoir qu’il est peut-être en notre pouvoir de le combattre.

Le mal absolu constitue donc, pour la pensée, un défi absolu dans la mesure où, comme le dit Arendt, « Nous n’avons, en fait, rien à quoi nous référer pour comprendre un phénomène dont la réalité accablante ne laisse pas de nous interpeller, qui brise les normes connues de nous. »

Le mal absolu a également été analysé par Jacques Derrida dans un ouvrage intitulé Mal d’archive, une impression freudienne (1994)[1]. Le mal absolu y est nettement distingué du mal courant, et ses manifestations concrètes sont spécifiées : génocides, Shoah, violence. Pour Derrida, à chaque fois qu’on supprime la possibilité d’un à-venir, le mal est absolu. Ce mal absolu est tellement au-delà du mal qu’on ne peut plus tracer une ligne continue entre l’un et l’autre. L’annulation de l’avenir est donc l’autre nom du mal absolu, pour autant qu’il empêche que quoi que ce soit puisse arriver. Selon Derrida, quelles que soient les modalités du mal, elles conduisent à ce plus grand risque, à cette plus grande menace : celle qui détruit toute foi, tout héritage, toute croyance, toute mémoire, toute promesse, toute vie, et même toute possibilité de penser ou d’œuvrer. Le mal absolu est ainsi une force de destruction, une force d’annihilation qui ne laisse rien subsister derrière elle. Il est cette chose obscure, énigmatique, difficile à délimiter, déterminer ou définir. Poser le mal absolu dans son rapport à la mort et à la destruction c’est aussi poser la question de la résistance à ce mal. « Tu ne tueras point », ce commandement qui paraît aussi inconditionnel qu’universel est aussi le plus universellement transgressé. La mort d’autrui est dévalorisée, elle ne compte pour rien. Il n’y a pour l’autre ni compassion, ni deuil. Cette éclipse est l’un des fondements du mal absolu, comme le montre très bien le film La grande menace : que l’autre soit détruit, ou qu’il soit considéré comme non humain, cela ne revient-il pas, irrémédiablement, au même ?

Pour Derrida comme pour Arendt, penser la Shoah, c’est mettre la métaphysique à la question, car aucun humanisme au monde ne peut résister à cette mise à mort de l’éthique qu’a été la Shoah. Aucune institution, qu’elle ait été partie prenante ou complice, ne sort indemne, immune, saine et sauve d’une dissociation aussi radicale entre l’éthique et la justice. La « solution finale » est un évènement singulier, unique, qu’il faudrait redéfinir. On utilise en effet différents mots pour la nommer, sans pouvoir s’arrêter sur aucun – ni Auschwitz, ni Holocauste, ni Shoah. Comme le mal absolu ou le nazisme, elle ne peut être pensée qu’à partir de son autre, à partir de ce qu’elle a tenté d’annihiler, à savoir : l’humanité – l’humanité au-delà des pulsions de mort, de cruauté, de souveraineté et de pouvoir. Et cet au-delà implique une responsabilité éthique infinie.

Nous venons de vérifier, en suivant plusieurs auteurs, combien la philosophie éprouve de mal à sonder les abîmes du mal. L’art nous aidera-t-il à appréhender enfin le mal dans son absoluité ?

L’argument du film de László Nemes Le fils de Saul est le suivant : en octobre 1944, Saul Ausländer, un juif déporté à Auschwitz-Birkenau et qui fait partie d’un Sonderkommando, est forcé d’assister les SS-nazis dans la mise en œuvre du processus d’extermination dans ce camp. Un jour où il doit nettoyer la chambre à gaz et déplacer les corps des suppliciés, il croît reconnaître le corps de son fils. Il va dès lors entreprendre de soustraire ce corps au four crématoire et de lui offrir une sépulture digne, au risque de mettre en danger la résistance qui est en train de s’organiser dans le camp. La façon de filmer du réalisateur est intéressante puisque László Nemes cadre sans cesse, en plan très serré, la tête de Saul, seule à être nette sur l’écran, tout le reste étant très flou. Le film montre donc, sans le montrer vraiment, le mal absolu des camps de la mort. L’image floue de cet environnement terrifiant renforce le pouvoir de suggestion de l’image, tout en ne nous protégeant d’aucune manière de la souffrance. L’altération de l’image convoque alors l’imagination, cette dernière étant également nourrie et renforcée par les images documentaires présentes dans l’esprit de chacun. Et il en va de même pour les sons environnants, qui prennent un aspect encore plus épouvantable, peut-être. Impossible en effet d’oublier les cris des déportés enfermés et leurs coups contre les portes de la chambre à gaz ; impossible d’oublier les bruits des brosses frottées sur le sol pour nettoyer leur sang, ou les vociférations glaçantes des nazis. Mais, ce que souligne le film c’est avant tout la perte totale de sens dans cet univers du mal sans partage. La seule façon de lutter contre cette inhumanité effroyablement organisée est le pur geste symbolique de Saul : il veut enterrer celui qu’il a décidé être son fils, et il cherche à travers tout le camp un rabbin pour réciter le Kaddish sur la tombe de ce fils.

( ici, visionner l’extrait du film : https://www.youtube.com/watch?v=07gDPhecm34. )

L’humanité de Saul au cœur de l’inhumanité est une façon de montrer ce qui est irreprésentable.

Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman a écrit une lettre au réalisateur. Une lettre qu’il a intitulée « Sortir du noir », et qui est aujourd’hui publiée aux éditions de Minuit. Il tente dans cette lettre de mettre en mots le trouble qu’il a ressenti en voyant cette œuvre cinématographique, chambre d’écho à ses propres travaux : « Bien qu’ayant traversé les mêmes sources que vous, les images et les cris de votre film m’ont laissé sans défense, sans savoir protecteur. Ils m’ont pris à la gorge de plusieurs façons. »

C’est une manière de souligner que l’art (ici le cinéma) doit avoir pour impératif, lorsqu’il veut représenter le mal absolu, de ne pas le trahir, c’est-à-dire de ne pas chercher à l’expliquer – car cela offrirait paradoxalement au mal absolu l’occasion d’une sorte de plaidoyer, un plaidoyer injuste et absurde. Si le mal est absolu, il échappe nécessairement à ceux qui tentent de le dire, de l’expliquer, de le comprendre : peut-on vraiment imaginer, penser, expliquer par quelque raison que ce soit la Shoah ? Non, et Primo Lévi a eu raison d’écrire, à propos de la Shoah : « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, dans la mesure où comprendre c’est presque justifier. En effet ‘‘comprendre’’ la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Hé bien aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann et à tant d’autres encore », (Appendice à Si c’est un homme).

Au fond, Primo Lévi nous dit que, pour un écrivain ou pour un cinéaste, la difficulté quasi insurmontable consiste à dire et à montrer le mal absolu sans l’expliquer, sans le réduire, sans le trahir, et donc sans trahir ses victimes. Au bout du compte donc, lorsque l’art cherche à dire le mal absolu, il ne doit pas chercher à dire l’indicible, mais à dire l’indicibilité même du mal en tant que mal absolu.

  

Conclusion

 Dans mon introduction j’ai évoqué le film de Jack Gold, La grande menace, et j’ai qualifié le protagoniste du film, Morlar, d’incarnation du mal radical et non du mal absolu. Pourquoi mal radical plutôt que mal absolu ? Si l’on se reporte à la définition kantienne du mal radical, on s’aperçoit que Morlar lui correspond exactement. Kant, on s’en souvient, s’interroge sur les conditions de possibilité de l’action moralement mauvaise. Il ne s’agit pas pour lui de rechercher le principe objectif de la moralité, mais d’établir le fondement subjectif de l’adoption des maximes non conformes à la loi morale, c’est-à-dire des maximes particulières non universalisables. De même, Kant fait alors l’hypothèse de la présence d’un penchant au mal inné dans la nature intelligible de l’homme. C’est ce penchant qui produit dans le monde phénoménal notre inclination à ne pas respecter la loi morale.

Or, c’est bien de cela qu’il s’agit chez Morlar : d’un penchant au mal qu’il ne comprend pas lui-même et qu’il nomme dans le film sa « malédiction », mais qu’il fait volontairement sien dès qu’il prend conscience du pouvoir infini que ce penchant lui procure. Le mal de Morlar n’est donc pas absolu si l’on entend par absolu « sans lien », puisque ce film relie le mal commis par Morlar à l’ensemble des événements qui l’expliquent. De plus, même si Morlar finit par devenir ‘‘comme un dieu’’ puisqu’il est plus fort que la mort, le mal qu’il incarne reste relatif à autre chose que lui-même car il s’explique par ce que Morlar a lui-même souffert en tant qu’enfant, adulte, mari et père.

Mais dans le second film dont je vous ai parlé, Le fils de Saul, il ne s’agit plus d’un mal radical mais d’un mal absolu. Le mal dans lequel est plongé Saul est, en effet, absolu parce qu’il échappe à ceux qui tenteraient de le nommer, de l’exprimer et de l’expliquer. Le film de Nemès suggère d’une manière très fine ce qu’est le mal absolu en s’abstenant de le montrer : tout est flou dans ce film hormis le visage de Saul, tout est suggéré par des bruits et des cris.

J’ai posé dans cet exposé trois questions : peut-on connaître l’origine du mal ? Qu’est-ce que le mal radical ? Peut-il exister un mal absolu ?

À la première question, j’ai répondu que les théodicées qui cherchent à remonter à la source du mal se heurtent à la difficulté d’attribuer le mal à Dieu. Elles posent donc que le mal ne provient que de la privation qui dérive de l’imperfection originelle des créatures. Mais si le mal trouve ainsi une explication rendant compte de sa réalité et de sa nature, il devient fort difficile de comprendre le lien existant entre le mal et la liberté. Je me suis donc tournée vers Kant pour tenter de comprendre ce lien. Selon Kant, tout être raisonnable est soumis à la loi morale, et qui dit liberté dit responsabilité. Mais il est possible de concevoir une volonté qui reconnaît la loi de la raison tout en la violant. Ainsi, la responsabilité s’exerce aussi bien dans le respect de la loi morale que dans l’acte orienté vers le mal. Il s’ensuit que la liberté donne au mal une positivité : la positivité d’une force, non pas contradictoire, mais contraire au bien. Par conséquent, le mal n’est plus une privation. Mais il existe une limite de la liberté pour le mal : un être libre n’a pas le pouvoir de se libérer de la loi de liberté et de choisir le mal pour le mal. La volonté humaine n’est donc ni absolument bonne, puisqu’elle peut choisir le mal, ni absolument mauvaise, puisqu’elle ne peut pas choisir le mal pour le mal. Le mal radical kantien apparaît ainsi comme pensable, c’est-à-dire explicable et compréhensible.

Mais je me suis demandé s’il n’y avait pas un autre mal, un mal absolu, qui échapperait tout à la fois à notre raison et à Dieu lui-même. Ce mal absolu, Hannah Arendt nous a aidé à mieux le cerner. Dans son ouvrage sur Eichmann, elle montre que le mal absolu est celui qui transforme la nature humaine, voire qui éradique l’humanité de l’homme. Le mal absolu invalide ainsi à sa source la question morale en rendant possible l’impossible. Il ne ressortit plus, dès lors, des catégories du punissable ou du pardon. Il n’a plus rien de commun avec le mal métaphysique, le mal moral ou le mal radical, parce que non seulement il dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer, mais encore il désarme nos schémas intellectuels de compréhension. Selon Arendt, les crimes qui ont été commis pendant la seconde guerre mondiale nous obligent à prendre en compte cette nouvelle forme du mal, vis-à-vis de laquelle les concepts forgés par la théologie ou la philosophie se révèlent impuissants. Ce qui anéantit toute tentative de compréhension du mal absolu est donc l’absence de tout motif et de toute raison compréhensible dans les crimes commis par les responsables nazis. C’est, pour le dire dans les termes d’Emmanuel Lévinas dans un article intitulé « le scandale du mal », « l’arbitraire irréductible du mal ‘‘méchant’’, du mal sans répondant ni réponse ».

Je voudrais terminer cet exposé par un poème, celui du grand Paul Celan, intitulé Fugue de mort (Todesfuge,) écrit en 1945. Ce poème dit l’horreur de la déportation, la douleur de la perte, l’anéantissement du judaïsme et de l’humanité des hommes. Il dit le mal absolu. La langue poétique de Celan ouvre à une réalité terrible pour toujours exposée au regard du monde :

 

« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir 

nous le buvons midi et matin nous le buvons 

la nuit 

nous buvons nous buvons 

nous creusons une tombe dans les airs on n’y 

est pas couché à l’étroit 

Un homme habite la maison il joue avec les 

serpents il écrit 

il écrit quand vient le sombre crépuscule en 

Allemagne tes cheveux d’or Margarete 

il écrit cela et va à sa porte et les étoiles 

fulminent il siffle ses dogues 

il siffle pour appeler ses Juifs et fait creuser 

une tombe dans la terre 

il ordonne jouez et qu’on y danse. »

 

 

 

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[1] Jacques Derrida mentionne le mal radical dans de nombreux textes, parmi lesquels : Le retrait de la métaphore (dans Psychè 1, 1987), Circonfession (1991), Politiques de l’amitié (1994), Mal d’Archive (1994), Force de loi (1994), Échographies de la télévision (1996), Adieu à Emmanuel Levinas (1997), Foi et savoir (2000), États d’âme de la psychanalyse (2000), Papier Machine (2001). Pour renvoyer à ce thème, plus fréquent dans son œuvre à partir des années 1990, les mots utilisés peuvent changer. : il est parfois question du pire, parfois de la loi du pire, parfois encore du mal radical ou du mal absolu.