Peut-on penser l’univers comme un tout infini ? L’éclatement de la sphère du monde par Giordano Bruno à l’aube de la modernité

Julien Chane-Alune, professeur agrégé, professeur en classe préparatoire au lycée Bellevue, Fort de France

Conférence à télécharger ici

 

INTRODUCTION

Je vous propose de nous pencher sur la question, très classique en métaphysique, de l’infinité de l’univers, du moment où cette question devient centrale, entre le 16e et le 17e siècle, et ce que cette question pourrait nous révéler sur le fonctionnement de la pensée elle-même.

Pierre Pellegrin, dans les dernières lignes de son introduction au traité Du ciel, décrit assez bien le problème qui nous occupe présentement :

« Les travaux historiques consacrés au passage du monde clos à l’univers infini […] peinent peut-être à nous rendre sensible l’angoisse qui dut saisir les hommes de la Renaissance quand ils se sentirent (…) orphelins du monde qu’avait dessiné le traité Du ciel. La résistance mentale dut être immense et désespérée, tant ce monde fini, familier, stable et rassurant était bien un monde à la mesure de l’homme »[1].

Il faut rendre justice à l’ouvrage d’Alexandre Koyré, auquel Pierre Pellegrin se réfère ici en évoquant le passage « du monde clos à l’univers infini » : les pages que ce livre très important contient sur Kepler, par exemple, montrent assez bien quelle angoisse pouvait éprouver un esprit éclairé de cette époque devant l’infinité de l’univers.

Pour l’astronome finitiste qu’était Kepler, l’idée d’un univers infini devait provoquer un grave malaise : « cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète ; en effet, on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre, et par là même tout lieu déterminé »[2].

Kepler rend ici très claire la raison pour laquelle l’esprit répugne à accepter l’idée, « horrible » selon ses mots, d’infinité : celle-ci semble priver le monde d’ordre et d’harmonie, faisant de lui une existence informe et absurde. il semble étonnant que, malgré cette résistance mentale, un discours défendant l’infinité de l’univers se soit développé. Pourquoi tant de périls pour remettre en cause un monde taillé « à la mesure de l’homme » ?

Derrière les travaux des partisans de l’infinité de l’univers, apparemment dangereux pour la tranquillité de l’esprit, se cache en réalité l’exigence de penser le monde comme une totalité absolue, mais au prix, s’il le faut, de sa finitude. En fait, ce n’est pas pour jeter la pensée dans l’angoisse de l’impensable, mais, au contraire, pour lui épargner celle des apories de la limite ultime, que les infinitistes vont s’efforcer de réformer la cosmologie héritée d’Aristote et calmer les nouvelles angoisses de leur temps.

 

  1. Du monde fini au monde immense avec Copernic

Cet effort est notamment celui du 6e chapitre du livre I des Révolutions des orbes célestes, où Copernic écrit que la terre « est immense et offre l’aspect d’une grandeur infinie »[3].

On remarque d’emblée la prudence proverbiale de Copernic, qui se garde bien de trancher la question de l’infinité de l’univers, et qui note simplement son apparence infinie, c’est-à-dire l’impossibilité de mesurer son étendue. A la fin de ce chapitre 6, Copernic en donne une image assez éloquente :

« Par contre, jusqu’où s’étend cette immensité, ce n’est pas clair du tout. Car, comme pour les corpuscules très petits et indivisibles que l’on appelle atomes, qui, parce qu’ils ne sont pas perceptibles, ne forment pas tout de suite (pris à deux ou à plusieurs) un corps visible, ils peuvent néanmoins être multipliés jusqu’à ce que, finalement, ils arrivent à se joindre en nombre suffisant pour former une grandeur apparente. »

Si l’on comprend bien cette image, un atome a une étendue négligeable et presque impossible à mesurer ; et pourtant l’accumulation indéfinie d’atomes innombrables, alors même qu’ils ne peuvent pas être comptabilisés, finissent par former un corps dont l’étendue est mesurable. Selon l’exemple de Copernic, il en va des distances mesurables depuis la terre comme de l’étendue d’un atome dans l’univers : il semble impossible de mesurer la distance qui sépare la terre du bord du monde. Mais en la situant hors de notre faculté d’appréhension, Copernic sauvegarde bien l’idée d’un bord du monde, et de la forme sphérique ultime.

Pourtant, le problème, même simplement formel, de cette limite sphérique ultime, va malgré tout devenir très vite insupportable. Ce qui s’exprime à cette époque, à travers le concept d’infini, c’est un déchirement de la connaissance prise entre deux exigences contradictoires.

On le voit par exemple à travers l’expérience du ciel nocturne. La couleur noire du ciel nocturne fixe une limite sensible à ce que nous pouvons percevoir et nous représenter, mais en même temps cette limite nous présente immédiatement l’idée d’un espace infini. De même que lorsque nous pensons à la suite des nombres premiers ou des décimaux de Pi, on se dit très vite : « je pourrais aller ainsi jusqu’à l’infini ». Mais paradoxalement, cette reconnaissance de l’infini fonctionne bien comme une limitation. Le mot « jusqu’à » fait bien de l’infini une sorte de point final. Et ainsi, on se donne ce qu’il faut bien appeler une « limite infinie ».

Au fond, tout se passe comme si l’infini devait tenir un double rôle : à la fois celui de contenter l’imagination, et celui de remplir l’exigence de la raison de penser une totalité. Comme le disait Kant, CFJ §25 : « Dans notre imagination, il y a un effort pour progresser à l’infini, tandis que, dans notre raison, est inscrite une prétention à la totalité absolue comme une Idée réelle ». La question métaphysique de l’infinité de l’univers constitue l’incarnation exemplaire de ce déchirement de la pensée. Comment penser une totalité, c’est-à-dire la pluralité comprise comme une unité, sans pour autant penser de limite pour la parachever ?

Ainsi, malgré lui, le modèle copernicien va ouvrir pour plusieurs générations d’astronomes après lui la possibilité d’imaginer d’autres modèles cosmologiques qui n’imposent pas de penser une limite ultime —  bien qu’ils représentent encore le monde comme un tout. Comme par exemple l’anglais Thomas Digges, l’un des premiers astronomes coperniciens, qui publie dans son almanach en 1576 la représentation d’un monde à la fois sphérique et infini. Dans cette représentation, les étoiles ne sont pas à l’intérieur de la sphère ultime du monde, mais à l’extérieur. La sphère ultime n’est pas une sphère limitatrice mais une ouverture vers l’infini de l’univers, un infini spirituel, qui correspond à l’amour infini de Dieu et qui est peuplé des anges chantant sa plus grande gloire.

Mais ce paradigme d’un monde irrémédiablement sphérique bloque encore pour penser efficacement l’infinité. A cet égard, rappelons-nous la formule assez fameuse à l’époque, pour définir la forme du monde : « Le monde est une sphère infinie qui a son centre partout et sa circonférence nulle part. »

Mais cette expression, pour rassurante qu’elle soit, à rigoureusement parler, est absurde, car si la circonférence n’est nulle part, il est impossible de mesurer le rayon de la sphère à partir d’un centre, même choisi arbitrairement : or une sphère sans rayon possible n’est pas une sphère. Tout se passe comme si on s’efforçait de conserver la forme sphérique tout en la niant.

D’un côté, un changement de paradigme, ou de cadre théorique, nous pousse à admettre l’infinité de l’univers. Mais d’un autre côté, cette infinité nous apparaît comme vertigineuse et nous empêche encore de satisfaire à cette exigence métaphysique de penser l’univers comme une totalité.

 

  1. L’éclatement de la sphère infinie opérée par Giordano Bruno

C’est précisément à ce moment que va surgir, avec toute la fureur dont il se réclame, Giordano Bruno : il va se charger de faire éclater, une bonne fois pour toute, cette sphère cosmique devenue plus encombrante qu’utile.

En effet, en 1584, alors qu’il se trouve à Londres, sous la protection de l’ambassadeur de France Michel de Castelnau chez qui il réside, Giordano Bruno fait paraître en italien, à un rythme effréné, trois dialogues qui sont au centre de sa pensée métaphysique et cosmologique (en plus d’un pamphlet religieux, Expulsion de la bête triomphante). Le souper des cendres, De la cause, du principe et de l’Un, et De l’infini, de l’univers et des mondes. Ces dialogues rassemblent le cœur de la doctrine sur l’infinité de l’univers et l’infinité des mondes. Dans le cinquième dialogue du dernier ouvrage se trouve exprimée avec concision la relation étroite qui associe infinité et totalité :

« L’univers comprend tout l’être totalement, car rien ne peut exister en dehors et au-delà de l’être infini puisqu’il n’y a pas de dehors ni d’au-delà de l’infini ; en revanche, chacune des choses de l’univers comprend tout l’être, mais non pas totalement, parce que, en dehors de chacune d’elles, il existe une infinité d’autres choses »[4].

Que signifie « comprendre tout l’être totalement » et « comprendre tout l’être, mais non pas totalement » ? C’est ce qu’il nous faut comprendre afin de mieux saisir comment Giordano Bruno a travaillé le concept d’infini jusqu’à faire coïncider en lui unité et totalité absolues.

En se focalisant sur l’identification de l’infinité et de la totalité, il est possible de dégager dans la pensée du Nolain trois arguments fondamentaux :

  1. un argument plutôt d’ordre sensible
  2. un argument logique qu’il fait porter contre Aristote et les arguments finitistes
  3. un argument métaphysico-théologique grâce auquel Giordano Bruno espère prouver de manière définitive l’infinité de l’univers et identifier cette nouvelle infinité à une totalité absolue.

 

  1. Argument sensible : la limite des sens

Selon Bruno, le premier argument, le plus évident, en faveur de l’infinité, est la grande relativité de toute limite du monde perçue par les sens. Ceux-ci nous montrent un ciel fini et, au-dessus de lui, un monde qui l’est tout autant : c’est, du moins, le constat du premier dialogue dans De l’infini, de l’univers et des mondes. « Comment est-il possible que l’univers soit fini ? […] Quelle est donc cette limitation ? »[5], se demande Filoteo, face aux arguments finitistes de son adversaire, le grossier Burchio.

Selon Burchio, qui cherche à convaincre le jeune disciple Elpino, cette limitation est une information évidente et sensible, dont l’expérience la plus commune est celle de l’horizon. Au plus loin que porte mon regard, je vois dessinée une limite, un trait, entre la terre et le ciel, qui semblent ainsi se rejoindre. Cette limite, c’est l’horizon. Mais, pour Filoteo, cet horizon n’est rien qu’illusoire :

« [Les sens] confessent et rendent évidentes leur faiblesse et leur insuffisance en suscitant, avec leur horizon, une apparence de finitude dont la formation fait voir de surcroît combien ils sont inconstants. Or, comme nous savons par expérience qu’ils nous trompent au sujet de la surface de ce globe où nous nous trouvons, à plus forte raison les devons-nous tenir pour suspects quant à ce terme qu’ils nous font concevoir de la concavité stellifère »[6].

Giordano Bruno dit que l’horizon est « une apparence de finitude ». Non seulement nos sens nous indiquent que la terre est plate, mais encore ils nous font croire que la terre et le ciel se rejoignent réellement à un moment donné. Or cette limite immédiate se révèle aisément être une illusion, puisque l’on sait qu’elle n’existe pas en soi, mais qu’elle est relative à l’observateur.

De la même manière que l’horizon, le spectacle du ciel étoilé nous laisse une impression de fermeture trompeuse, comme on l’a dit tout à l’heure, et nous tire vers l’idée d’une sphère ultime qui renferme le monde: Mais là encore, avertit Filoteo, cette information sensible est suspecte, et toute finitude ultime, par extension, semble bien plutôt être une illusion ou le produit d’un jeu des sens. Il faut alors faire éclater cette illusion pour enfin pouvoir « s’élancer dans l’infini », ainsi que la pensée elle-même le réclame.

Pour discréditer cette limite ultime qu’il considère être une absurdité, Filoteo recourt à un deuxième argument, celui de la contradiction logique d’un univers fini qu’il a lu chez Lucrèce :

 

3« Mais supposons l’univers comme un espace fini

Si quelqu’un courait jusqu’à ses rives extrêmes

Pour lancer un javelot, veux-tu que, brandi avec force,

Le trait s’envole au loin et qu’il atteigne son but,

Ou penses-tu qu’un obstacle puisse l’arrêter ?

Oui, c’est l’un ou l’autre, il te faut choisir,

Nulle échappatoire ni d’un côté ni de l’autre :

L’univers, tu dois l’admettre, s’ouvre à l’infini »[7].

 

Dans le dialogue De l’infini, de l’univers et des mondes, c’est ce que dit Filoteo, qui reprend exactement l’argument de Lucrèce : « Si quelqu’un étendait la main au-delà de cette convexité, cette main ne se trouverait pas en un lieu ; elle ne serait nulle part et par conséquent n’aurait pas l’être »[8].

On comprend facilement cette idée : puisque, pour être à la façon d’un corps étendu, il faut bien être quelque part, et qu’être nulle part , c’est ne pas être du tout…

Finalement, devant le peu de crédit à accorder aux sens, la conclusion s’impose selon Filoteo : « c’est à l’intellect qu’il convient de juger et de rendre raison des choses absentes et séparées par distance de temps et intervalle de lieux »[9]. Autrement dit, l’infinité de l’univers est une question radicalement métaphysique, et ne peut être démontrée que si l’on nettoie l’argumentation rationnelle de toute pollution sensible.

Or, il existe bel et bien tout un raisonnement logique qui, au contraire, tendrait à prouver la finitude absolue de l’univers.

 

  1. Argument logique contre la finitude de l’univers et contre Aristote.

Puisqu’il devient urgent de penser l’infinité, Bruno va alors s’attaquer à l’ultime autorité qui l’interdit, celle d’Aristote. Il faut alors repartir de ce que dit Aristote au livre II du traité Du ciel :

« De plus, puisque le Tout se meut d’un mouvement circulaire, ce qui est à la fois observé et admis comme principe, et puisque l’on a montré qu’il n’y a ni [espace] vide ni lieu à l’extérieur de la dernière révolution, il est nécessaire que le Tout, pour ces raisons aussi, soit sphérique »[10].

Cette phrase présente le cœur de ce que Bruno entend détruire de la cosmologie aristotélicienne. Comme on va le voir, la moindre idée qui s’y trouve énoncée – que ce soit l’idée de totalité finie, celle de mouvement et de révolution circulaire, celle de sphère sans espace « extérieur » – car Aristote est bien forcé ne serait-ce que d’évoquer un « extérieur » ou un « au-delà » pour les besoins de sa démonstration — toutes ces idées, donc, vont être discutées puis fermement réfutées par Bruno. On trouve cette position défendue dans le cinquième dialogue du De l’infini de l’univers et des mondes, où l’on voit Albertino, péripatéticien chevronné, « reconnu docteur par mille universités »[11] ainsi qu’il se présente lui-même, très sûr de lui, développer onze arguments en faveur de la conception aristotélicienne.

Filoteo va s’attacher à démontrer l’absurdité de chacun des arguments d’Albertino pour ne plus laisser que la possibilité inverse[12] : « il n’y a qu’un lieu en général, un espace immense que nous pouvons librement appeler vide, où sont un nombre infini de globes […]. Cet espace, nous le disons infini, car il n’y a ni raison, ni convenance, ni possibilité, ni sens à devoir le finir »[13].

Pour parvenir à cette conclusion, la réfutation par Filoteo de la finitude sphérique du monde[14] se fait en deux temps. Il commence dans un premier temps par réfuter devant Elpino l’argument aristotélicien du Traité du Ciel, défendu ici par Albertino, selon lequel le monde est un corps ultime contenant tous les autres corps. En ce cas, estime Filoteo, comment n’y aurait-il pas contradiction à penser une sphère contenant quelque chose sans être elle-même contenue par quelque chose ? Au fond, cela revient à imaginer la limite intérieure de la sphère, tout en niant qu’il y ait une autre face, la surface extérieure. Or, Aristote, en niant tout lieu à l’extérieur de la sphère, se contredit, puisque le simple fait de le dire montre bien qu’il est possible, et même nécessaire, de l’imaginer.

En effet, être un corps contenant sans être soi-même contenu est aussi absurde qu’être une pièce de monnaie avec une seule face. Une limite est nécessairement toujours interne et externe. Le seul argument qui permette de ne pas le penser, toujours dans le Traité du Ciel, est l’argument géométrique selon lequel une figure composée de lignes droites laisse toujours un espace après lui quand elle se meut : « Quelque chose de rectiligne qui tourne en cercle n’occupe jamais le même espace », dit Aristote. Il faudrait dessiner une sphère dans laquelle a lieu son mouvement ; alors qu’une sphère en mouvement, à l’inverse, occupe toujours le même espace, car on n’a pas besoin de dessiner un espace plus grand dans lequel cette sphère pourrait se mouvoir.

Mais c’est là encore un argument à rejeter, continue Filoteo, car il conduit à admettre nécessairement une sorte de vide interdit et impensable dans lequel le monde se tiendrait. Car si représenter le monde comme une sphère ultime est une aberration, penser cette sphère, non plus seulement comme ultime, mais de surcroit comme unique et se tenant dans le vide infini, ne l’est pas moins. La deuxième étape de la réfutation d’Albertino par Filoteo est donc la suivante, qui répond directement à la phrase d’Aristote vue plus haut :

« FILOTEO. En somme, pour en venir directement au fait, il me semble ridicule de dire que hors du ciel il n’y a rien, et que le ciel est en lui-même […]. Or, qu’il en soit comme on voudra de cette surface, je demanderai sans cesse : qu’est-ce qu’il y a au-delà d’elle ? Si l’on répond qu’il n’y a rien, cela, moi, je l’appellerai vide (…) ; et un vide tel (…) qu’il n’est limité ni terminé au-delà, tout en étant terminé en deçà : voilà qui est plus difficile à imaginer que de penser l’univers infini et immense, car nous ne pouvons éviter le vide, si nous voulons poser un univers fini »[15].

Peut-on s’imaginer une vide absolu et infini, un rien, un néant donc, « au sein duquel » — si cette expression a un sens – flotterait pour ainsi dire une sphère perdue contenant la totalité de tout ce qui existe ? Autant dire qu’il y a quelque chose dans le rien, ou que le rien contient quelque chose.

Si c’est un objet qui occupe un espace, il a une position, puisqu’on peut toujours un autre objet et une distance qui les sépare. Mais pourquoi alors occupe-t-il telle ou telle position dans le vide absolu, plutôt qu’ailleurs ?

Donc, dans la représentation d’Aristote, il y aurait une triple absurdité : 1) Le néant contiendrait lui-même quelque chose (de l’être), 2) en un endroit ou quelque part : comme s’il pouvait y avoir des endroits localisés dans le néant ; mais en revanche 3) il serait impensable qu’il puisse contenir un autre être, un autre monde, dans un autre endroit !

La conception d’un monde fini au sein d’un espace vide qui confinerait au néant, est donc plus absurde encore que celle qui admettrait un univers infini : il faudrait dire que ce vide est infini partout, sauf dans sa limite avec le monde « tel qu’il n’est limité ni terminé au-delà, tout en étant terminé en deçà », comme le dit Filoteo.

Le monde ne peut donc être ni une sphère ultime, ni une sphère unique perdue dans le néant, ni même une sphère à proprement parler, ni d’ailleurs une autre forme quelconque, puisque le même problème, à chaque fois, sera l’impossibilité de lui penser un dehors. Autrement dit, penser un contenant sans que celui-ci soit lui-même contenu, est contradictoire et revient à penser un corps mobile sans pouvoir penser un milieu immobile dans lequel il se meut. Car, si la sphère céleste ultime se meut, ainsi que l’affirmait Aristote, se meut-elle ? Puisque, encore une fois, le néant ne saurait être un lieu. Se mouvoir présuppose nécessairement un espace extérieur à soi à l’intérieur duquel se mouvoir et mesurer une distance ou une vitesse. 

Autrement dit : de même que l’espace étendu doit logiquement précéder les corps qui s’y étendront ; de même l’espace immobile doit précéder les corps qui y changeront « de place tour à tour », comme le dit Filoteo. A ses yeux, l’espace infini a définitivement remplacé la prétendue sphère céleste.

Résumons-nous. Le pas franchi par Bruno dans la conception de l’espace est décisif. L’espace, ou lieu vide, accessible non pas aux sens mais à la pensée par « abstraction de tout contenu matériel », du fait qu’il est une « infinie grandeur continue », fait littéralement exploser la totalité du cosmos telle qu’elle était alors acceptée. Pour Bruno, cet espace vide n’est pas un au-delà de la totalité du monde, qu’on pouvait à loisir peupler d’âmes bienheureuses et de lumière spirituelle.

Au contraire, il est ce hors de quoi rien ne peut être pensé, là où s’étendent les mondes, les planètes et les astres, en nombre infini.

Pour autant, la grande difficulté qui arrive immédiatement, c’est celle de la totalité.

 

III. De l’infinité à la totalité : 3e argument.

En effet, constituer une totalité implique de pouvoir opérer une synthèse, de pouvoir déterminer un ensemble ; or, tout le problème ici est que l’espace infini ne peut faire l’objet d’une telle synthèse : d’une part parce qu’un espace vide infini ne peut être ramené à un ensemble vide, puisqu’on ne peut lui attribuer de limite. Mais d’autre part, surtout, parce qu’une synthèse impliquerait nécessairement une somme, un dénombrement potentiel (quand bien même il ne pourrait être actuel) – c’était exactement, si l’on se souvient, l’argument de Copernic.

A l’inverse, force est donc de constater qu’en introduisant dans un espace infini une infinité de globes, une infinité de mondes, Bruno s’interdit une totalité de ce genre. Aucune somme, aucune addition, aucune synthèse ultime d’un ensemble d’êtres ou de corps, ne sera plus acceptée par lui comme une prétendue totalité.

Mais le problème, on l’a vu également, c’était le point de départ de notre réflexion, c’est l’horreur ou le vertige suscité par cette incapacité à totaliser l’univers. Et c’est bien l’ambition ultime de Bruno, de parvenir à établir à nouveaux frais une totalité de l’univers, une totalité absolue qui ne serait plus contradictoire avec l’idée d’infinité. Comment y parvient-il ?

Bruno trouve la solution chez un auteur allemand du 15e siècle qu’il a lu assidument, la cardinal Nicolas de Cues. Dans un livre qui s’intitule Apologie de la docte ignorance, publié en 1449, Nicolas de Cues élabore une théorie appelée « coïncidence des opposés ».

Sans trop rentrer dans les détails, cette théorie métaphysique postule d’une part une unité fondamentale, un minimum, qui permet de penser toutes les grandeurs possibles, tout comme une droite est composée d’une infinité de points non étendus qui permettent de la représenter. La droite est ainsi comme un développement du point. Nicolas de Cues écrit : « Le point enveloppe la ligne comme l’unité le nombre, puisqu’on ne retrouve rien dans la ligne que partout le point même, comme dans le nombre on ne trouve qu’unité ».

Mais il faut, en même temps que cette unité fondamentale, pouvoir penser une unité totale, un maximum, qui a son tour enveloppe pour ainsi dire, ou complique comme le dit Nicolas de Cues, toutes les grandeurs possibles : « En vérité, ce Maximum complique tout dans son unité universelle, de telle sorte que toutes les choses qui proviennent de l’Absolu sont en lui et lui est en toutes choses »[16].

Si on le comprend bien, le maximum est une unité ultime au même titre que le minimum. Et, donc, comme dans un jeu de miroir, ce développement du minimum renvoie à l’enveloppement dans le maximum, et permet enfin de penser une unité ultime de tout ce qui existe pris ensemble.

Bruno est très familier de ce genre de pensée métaphysique, et c’est dans le dialogue De Immenso qui l’approche au plus près. En effet, Dieu ( puisque c’est bien de Dieu dont il s’agit !) y est décrit comme « infini dans l’infini, partout en toutes choses, ni au-dessus ni à l’extérieur, mais ce qu’il y a de plus intime (praesentissimum) à toutes choses »[17]. « L’infini dans l’infini » signifie que, dans chacune des parties de l’univers incommensurable, corporellement et extensivement limitée, l’âme divine qui la meut est spirituellement et intensivement illimitée.

« Quant à nous, nous l’appelons “l’artiste intérieur”, parce qu’il informe et façonne la matière de l’intérieur, de même que, à partir de l’intérieur du germe ou de la racine, il fait sortir et déployer le tronc, à partir de l’intérieur du tronc il fait sortir les branches […]. Combien, dis-je, il est un artiste supérieur, lui qui n’est pas attaché à une seule partie de la matière, mais qui œuvre en étant continuellement présent tout entier en tout ! »[18].

Ce qui se présente d’abord comme une métaphore (Bruno parle d’un « artiste intérieur » qui façonne la matière « de même que » le germe informe de l’intérieur l’arbre entier) devient, par la suite, une véritable identification : l’âme du monde n’est pas « comme » un germe contenant en puissance ses développements ultérieurs ; elle est véritablement le germe du réel, intensivement contenu dans chacun des êtres qui le composent. Bruno insiste encore une fois sur son indivisibilité : elle ne se distribue pas partie par partie dans chaque être, mais est « continuellement présente en tout ».

Ce paradoxe, maintes fois répété, expliqué, repris par différentes images, est l’argument principal du Nolain pour fonder ce qu’on pourrait appeler « l’uni-totalité » qui ordonne l’univers. Or ce paradoxe ne peut reposer que sur une seule idée, celle de l’infinité. C’est parce que l’âme du monde est infinie que, sans se voir répartie, elle se retrouve pleine et entière en toute chose.

Tout se passe alors comme si l’agrégation additionnelle des êtres effaçait peu à peu leur pluralité, comme par un effet d’optique qui les fondrait ensemble, pour mettre en évidence leur profonde unité, leur participation à une même âme qui, en les nouant, effectuerait le Tout, et donnerait à penser une totalité absolue – c’est-à-dire une unité. En tant que principe qui anime et fait exister toutes les choses finies, l’âme du monde les particularise ; mais, en même temps, elle leur donne en partage une même substance qui se retrouve « tout entière dans tout » –  Si nous comprenons bien, cette âme du monde n’est pas infinie dans le sens de l’étendue. L’infinité simple et extensive de l’univers, que Bruno appelle « tout infini », n’est telle que par l’addition interminable de parties finies. C’est ce que rappelle bien Filoteo face à Albertino : « chacune de ses parties, telle que nous pouvons la considérer, est finie, et […] chacun des mondes innombrables qu’il contient, est fini. L’univers est un tout infini parce qu’il n’a ni limite ni terminaison ni surface »[19]. Cependant cette infinité de l’univers reste négative. Définie comme un défaut de terminaison, elle n’est qu’une infinité quantitative indénombrable et impossible à totaliser.

Voilà pourquoi Bruno déploie, parallèlement à cette infinité extensive, une autre sorte d’infinité qui, à l’inverse, va œuvrer directement dans le sens de la totalité absolue. C’est ce qu’il nomme le « totalement infini en tout » : une sorte d’infinité qui, loin d’être opposée à l’idée de totalité ultime, en constitue, au contraire, le fondement ontologique.

Il apparaît donc tout à fait légitime de parler d’un passage conceptuel décisif opéré par le Nolain dans la détermination du concept de totalité absolue. Dans son système, « l’âme du monde » remplace alors avantageusement la sphère céleste ultime pour répondre à l’exigence de penser la totalité de l’univers, permettant pour la première fois d’en affirmer en même temps l’infinité radicale (qui n’est plus une sorte de finitude incommensurable comme chez Copernic). En faisant de l’infini intensif, jusqu’alors réservé à Dieu, un principe transcendant de l’univers qui en anime de l’intérieur la totalité, Bruno rend à nouveau possible le concept de totalité infinie. L’infini totalise le fini, non plus par sa clôture externe, mais comme sa détermination interne. La totalité absolue n’est plus une synthèse ou une agrégation, mais l’identification ou l’assimilation à une unité suprême transcendante.

 

Deux mots de conclusion

  1. A rebours de son apparence chaotique, c’est donc un effort d’ordre très rigoureux qui motive la refonte brunienne de la cosmologie. Ce qu’on a pu interpréter faussement comme une attaque contre l’ordre cosmique qui jetterait le monde dans la démesure impensable de l’infinité de l’univers et plongerait la pensée dans le vertige insondable de l’infinie pluralité des mondes, n’est en réalité qu’un aspect de l’harmonie cosmique : si Bruno prive la pensée de l’idée si précieuse de limite ultime, c’est pour lui offrir un moyen autrement plus puissant de penser la totalité absolue : son identification avec l’Un.
  2. Toute cette théorie métaphysico-cosmologique, quand bien même elle n’a aucune validité scientifique, me semble particulièrement intéressante par ce que j’appellerai le geste métaphysique qu’elle représente.

C’est paradoxalement un geste d’une vitalité qui, si elle n’était pas métaphysique, pourrait presque penser à la vitalité ou la « belle humeur » nietzschéenne, pourrait-on dire, en ce sens où il s’agit de prendre appui sur les obstacles, les résistances et les frayeurs dont on parlait au début, pour parvenir, avec confiance, courage, et probité intellectuelle, à affirmer une pensée forte et singulière.

Pour lui, la métaphysique n’est pas comme un moyen d’apaiser la pensée, de se donner un système dans lequel la pensée pourrait évoluer sereinement. L’épître dédicatoire de l’Univers, l’infini et les mondes a cette formule fameuse et programmatique : « je fends les cieux, et dans l’infini m’élance ».

Mais s’élancer, tant par l’imagination que par la raison, au-delà de l’immanence, vers une transcendance qui dépasse la pensée et la constitue tout à la fois, c’est chercher à dépasser sa finitude, se faire violence, au sens où le métaphysicien ne serait pas un sage, mais un furieux. Autrement dit, la métaphysique de Bruno n’est pas tant fondée sur une recherche de connaissance ou de sagesse, que sur l’expression d’une fureur, c’est-à-dire d’une revendication de vitalité éclatante de la pensée.

La fureur, ce n’est pas un appétit de violence et de destruction, ni une agitation désordonnée, loin de là. C’est une combativité. Plus précisément, c’est la combativité dont fait preuve la pensée contre ses propres limitations, contre ses insuffisances, contre ses frayeurs. La fureur métaphysique consiste donc à ne pas refuser la confrontation avec ce qui résiste à la pensée, que ce soit le problème du mal radical, de la durée pure, de la réalité insaisissable.

Ainsi que le dit le personnage de Maricondo dans un recueil de poèmes plus ou moins hermétiques que Bruno publie à la même époque que ces travaux cosmologiques, en 1585, Les fureurs héroïques :

« La pensée qui aspire à s’élever, qu’elle se détourne donc d’abord de la multitude, considérant que la lumière d’en haut méprise nos agitations et ne se trouve que là où est l’intelligence » [20].

 

[1] Cf. Pierre Pellegrin, « Introduction » à Aristote, Du ciel, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 62.

[2] Cité par Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 86.

[3] Copernic, Des révolutions des orbes célestes, trad. Alexandre Koyré, Paris, Blanchard, 1970 (1543), p. 81.

[4] Giordano Bruno, De la cause, du principe et de l’Un, trad. Giovanni Aquilecchia, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p.278.

[5] Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, O.C., vol. 4, trad. J.-P. Cavaillé, Paris, Les Belles Lettres, 1995 (1584), p. 56.

[6] Ibid., p. 60.

[7] Lucrèce, De la nature, livre I, vers 968 à 976, édition bilingue, trad. José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993, p. 105-107 :

[8] Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, op. cit., p. 64.

[9] Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, op. cit., p. 60.

[10] Aristote, Du ciel, II, 4,  287a, 10-15, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 213.

[11] Ibid., p. 366.

[12] « Mon cher Albertino, un homme qui se propose de défendre une telle conclusion, s’il n’est pas complètement fou, doit d’abord examiner les raisons contraires ». Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, op. cit., p. 326-327.

[13] Ibid., p. 336-337.

[14] Concernant la démonstration de Bruno sur ce point, on a coutume de rappeler son usage de l’argument épicurien de la main traversant la limite du monde. Cette image « est issue d’une longue tradition, comme ne manquent pas de le rappeler Alexandre Koyré et Léon Robin : Archytas, Eudème, Epicure, Lucrèce, Cicéron, etc. ». Mais il faut préciser que cet argument n’est certainement pas décisif pour Bruno. Il n’est d’ailleurs pas avancé par Filoteo, le personnage qui représente Bruno dans le dialogue, mais par Burchio qui représente le sens vulgaire. Car cet argument est encore un argument du sensible ; contre la théorie aristotélicienne du lieu, il faut en passer par la réfutation logique. Voilà pourquoi Filoteo dépasse aussitôt le niveau de son interlocuteur : « j’ajoute [à l’intervention de Burchio] qu’il n’y a point d’esprit qui ne perçoive la contradiction impliquée dans le propos aristotélicien ». Antonella Del Prete a bien vu le caractère non déterminant de cet argument épicurien : « Bruno ne manque pas d’utiliser une version de l’argument d’Archytas […]. Mais, ce qui est plus important et qui lui permet de faire avancer la discussion, Bruno refuse de situer le monde dans un milieu qui, s’il n’est pas le néant, n’est pourtant pas corporel ». Bruno, l’infini et les mondes, Paris, PUF, 1999, p. 42.

[15] Ibid., p. 66.

[16] Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, p. 229.

[17] Giordano Bruno, De Immenso, livre VIII, chap. X, traduit et cité par Jean Seidengart, op. cit., p. 244.

[18] Giordano Bruno, De la cause, du príncipe et de l’Un, op. cit., p. 116.

[19] Giordano Bruno, De l’infini, de l’univers et des mondes, op. cit., p. 86.

[20] Giordano Bruno, Des fureurs héroïques, O.C., vol. 7, trad. Paul-Henri Michel revue par Yves Hersant, Paris, Les Belles Lettres, 1999 (1585), p. 314-316.