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Entre 1975 et 1976, émergent dans le discours de Michel Foucault trois néologismes qui connaîtront une remarquable fortune : pouvoir disciplinaire, biopouvoir et biopolitique. Cette période est marquée par trois événements majeurs de l’œuvre foucaldienne : la publication en février 1975 de Surveiller et punir, le cours prononcé au Collège de France de janvier à mars 1976 (publié en 1997 sous le titre « Il faut défendre la société ») et la publication en octobre 1976 de La volonté de savoir (Histoire de la sexualité I). Ce sont le biopouvoir et sa généalogie, qui nous intéressent plus particulièrement ici.
Qu’est-ce que le biopouvoir ?
Pour Foucault, entre la fin de l’Age classique et tout au long du Siècle des Lumières advient une série de transformations décisives dans la manière dont le pouvoir s’exerce dans la société occidentale. Une formule révèle ce grand renversement : le droit souverain de « faire mourir et laisser vivre », droit de vie et de mort, devient droit de « faire vivre et laisser mourir ».
Au chapitre V (Droit de mort et pouvoir sur la vie) de La Volonté de savoir, Foucault suppose deux pôles, d’après lui « reliés par un faisceau intermédiaire de relations », à cette transformation. Le premier, à partir du XVII°S, « a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques… », produisant une « anatomo-politique du corps humain ». Le second, au XVIII°S, « est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de la vie, la longévité … ». Il s’agit là « de toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de la population ».
Foucault décrit le passage de l’assujettissement classique, dont Le Léviathan (1651) de Thomas Hobbes pense la théorie et la pratique, à l’assujettissement moderne, biopouvoir « un élément indispensable du développement du capitalisme… », selon lui.
Le pouvoir souverain classique, accepté contractuellement ou imposé par droit de conquête, menace la vie de celui qui, par un moyen quelconque, en conteste la toute-puissance. Être juridique, il impose ses lois à un territoire, par la substitution au droit naturel de chacun à agir pour sa conservation d’une protection accordée en échange de l’obéissance. La société, toujours territorialisée, n’existe qu’à cette condition. Aussi, elle subsiste sous une double menace. L’absence de pouvoir souverain la livrerait à des antagonismes de plus en plus mortifères. Ils mèneraient à sa disparition. En témoigne la vieille terreur de la guerre civile, la stasis des Grecs. En même temps, la présence du pouvoir, pour protectrice qu’elle soit, se manifeste pragmatiquement comme puissance de prédation.
« Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer. », écrit Michel Foucault.
Dans ces conditions, la précarité de la vie investit l’ensemble des représentations et pratiques sociales : rites et liturgies à vocation pénitentielle, pris en charge par l’institution religieuse, mœurs et traditions populaires, œuvres d’art. Que l’on songe à l’anamorphose du crâne dans Les Ambassadeurs de Holbein (1533), à Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513) d’Albrecht Dürer, aux si nombreuses vanités du XVII°S, autant de variations autour de la formule latine memento mori.
Dans son Testament (1461), François Villon écrit :
« Je congnois que povres et riches, / Sages et folz, prestres et laiz, / Nobles, villains, larges et chiches, / Petiz et grans, et beaulx et laiz, / Dames à rebrassez collez, / De quelconque condicion, / Protans atours et bourrelez, / Mort saisit sans exception. (…) La mort le fait fremir, pallir, / Le nez courber, les vaines tendre, / Le col enfler, la chair mollir, / Joinctes et nerfs croistre et estendre. / Corps femenin, qui tant est tendre, / Poly, souef, si precieux, / Te fauldra il ces maulx attendre ? / Oy, ou tout vif aller es cieulx. »
Si le pouvoir tue, il sait aussi qu’il peut mourir : il est un « dieu mortel », selon la formule de Thomas Hobbes. S’il n’y avait la foi en une vie éternelle succédant à la mort physique, à l’espérance du salut tel qu’il est formulé dans le dogme chrétien, qu’est-ce qui empêcherait de penser, qu’au fond, seule la mort est souveraine ?
Le biopouvoir, qui émerge et se déploie selon Foucault à partir du XVIII°S, quant à lui, fait vivre.
Il ne s’agit plus d’un pouvoir surplombant le sujet politique, qu’il définit par un ensemble de contraintes juridiques hiérarchisant ses degrés de menaces et de supplices en fonction de la gravité des actes de transgression. Il ne s’agit plus d’un pouvoir qui alterne violence et protection, punition et rétribution, afin de rappeler au corps social le contrat dissymétrique – dont la monarchie absolue serait l’apogée – qui le fait être et persévérer dans son être. Il s’agit à présent de prendre en charge, non plus des territoires peuplés d’hommes, mais directement des populations. Et d’agir sur elles et parmi elles, non seulement par la répression et la peur, mais aussi en les soignant, les organisant, les éduquant, en apportant des réponses et des solutions aux sollicitations d’un phénomène que de nouveaux savoirs sont en train de constituer, le « vivant ».
Ce n’est plus uniquement par la perspective de la mortalité que se définit l’espèce humaine mais aussi par ses capacités à vivre.
Le pouvoir intervient donc au cœur de ces capacités afin de les contrôler et les façonner. Les moyens de cette double intervention, Foucault les appelle des « technologies ». Le contrôle lui-même ne se limite pas à un système de surveillance et domination, son rôle n’est pas seulement disciplinaire. Il accroît en chacune des manifestations de la vie, les possibilités d’un perfectionnement et d’une rentabilité.
Pour Foucault :
« L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »
Pour qu’un pouvoir sur la vie devienne effectif il a fallu qu’à partir de nouveaux savoirs, émerge la constitution d’une science nouvelle. Ce n’est que tardivement, en 1802, que Jean- Baptiste de Lamarck dans ses Recherches sur l’organisation des corps vivants, en envisagera le nom :
« Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et aux animaux comme toutes les facultés qui sont propres à chacun de ces êtres sans exception, doit constituer l’unique et vaste objet d’une science particulière qui n’est pas encore fondée, qui n’a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le nom de biologie. »
Il va s’agir pour le pouvoir étatique, sans renoncer aux prérogatives de la souveraineté, de changer de stratagèmes, de techniques et d’opérations. De l’unité et de la verticalité inhérentes à la souveraineté classique il faudra passer à un processus de diversification et de dissémination. Autant de réponses technologiques aux problématiques du vivant, autant de dispositifs.
Et les réponses sont nombreuses et variées. Elles en appellent à de nouvelles alliances entre savoirs et pouvoirs. Démographie comme évaluation des rapports entre naissances et décès, santé, hygiène, alimentation, aménagement et salubrité des espaces d’habitation, gestion des déplacements migratoires, amélioration de la productivité, prévision des catastrophes naturelles – les changements dans le traitement des épidémies en sont emblématiques -, dessinent des plans d’interventions du pouvoir aux intersections desquels des relations se nouent entre des domaines qu’auparavant rien ne rapprochait. Naissent également des puissances de contrôle, de discipline, de dressage et de domination inédites. En témoignent l’organisation des prisons, des casernes, des écoles, des ateliers, des hospices et des hôpitaux.
Dans, Surveiller et punir, au chapitre 3 de la troisième partie : Le panoptisme, Michel Foucault étudie le Panopticon, réalisation architecturale de surveillance dont le principe est conçu par le philosophe anglais utilitariste Jeremy Bentham, maître à penser de John Stuart Mill.
L’idée est simple : au milieu d’un bâtiment circulaire composé de cellules individuelles à deux fenêtres, l’une orientée vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur afin qu’elles soient traversées de lumière, se trouve une tour à partir de laquelle un gardien surveille les détenus. Ceux-ci ne voient jamais leur surveillant, ils ignorent d’ailleurs à quel moment ils sont surveillés mais tout est fait pour qu’ils s’imaginent l’être en permanence. Peu importe d’ailleurs qui occupe les cellules, il pourrait s’agir de chambre d’hôpital ou d’hospice, de chambres d’internat pour écoliers, d’ateliers où travaillent des ouvriers. Il est possible d’inventer un autre dispositif, afin de surveiller les surveillants ou d’organiser des visites pour un public d’amateurs de surveillance. Foucault compare chaque cellule à la scène d’un théâtre où se joue une représentation pour un spectateur à la fois présent et absent. C’en est fini du sombre cachot qui derrière sa lourde porte soustrait à la visibilité publique celui qui y est enfermé, mis à l’écart, oublié. Ne parle-t-on pas d’ailleurs d’oubliettes, frissonnant à la fois de terreur et de soulagement à l’évocation des horreurs du passé ? Les habitacles du panoptique peuvent disposer d’un certain confort, pourvu que ceux qui les habitent se pensent surveillés. Ainsi, ils participent à leur surveillance par l’intériorisation de son principe, ils s’assujettissent. Quant au pouvoir, il enferme, il isole mais n’est jamais vu et par son invisibilité, il arrive à faire oublier qu’il existe.
« La morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale. », écrit Jeremy Bentham dans son Panoptique (1780).
Pour Foucault : « Un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive. »
Ces « dispositifs », sont d’autant plus efficaces, qu’ils ne prennent plus appui sur la violence explicite et implicite par laquelle le souverain dit et impose la loi. Ils relèvent d’une alliance bienveillante entre le savant et le politique. Ils ne se contenteront pas de surveiller, de jouer seulement un rôle disciplinaire. Ils vont imposer des normes à la vie, là où auparavant le pouvoir ne s’aventurait pas car rien ne l’y orientait.
« Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et de sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir. » écrit Michel Foucault, au chapitre V de La volonté de savoir.
Pour lui, la norme remplace la loi comme moyen de division de la société. Au nom de la loi, le souverain neutralise, voire annihile l’ennemi politique. Dans cette opération il concentre le maximum de sa puissance, d’où, parfois, la forme extrême de sa violence. Mais hors de ce champ, il se répand rarement, par indifférence ou indolence peut-être, « il laisse vivre ». Le biopouvoir, pour sa part, s’étend à tous les champs possibles. Sa puissance à faire vivre passe par sa puissance à établir des normes, à normaliser, sans que, pour autant le pouvoir de la loi disparaisse. Or, le fait de la norme est de classer, hiérarchiser, distribuer des qualités, toujours par le fait d’un savoir qui en permet l’énonciation.
Par la norme on exclut tous ceux qui par leur mode d’être ne correspondent pas à la vocation de la vie à s’intégrer aux plans de la productivité et de l’utilité, à s’organiser en vue d’une efficience toujours accrue. La norme exclut, elle « laisse mourir » ceux qui échappent à son pouvoir de normer, ceux que le biopouvoir regroupe sous l’appellation générique d’anormaux.
Sont anormaux les fous, les pauvres improductifs, ceux dont la sexualité n’est pas compatible avec la reproduction de l’espèce, les oisifs, les délinquants, les alcooliques et les toxicomanes, les « races » qui ne se laissent ni assimiler ni coloniser et en général les réfractaires à l’assignation d’une identité immuable. Autant dire que pour Foucault, le biopouvoir n’émancipe qu’au prix d’un assujettissement qui, dans sa déclinaison extrême peut s’avérer exterminateur.
C’est par sa généalogie que s’éclaire sa puissance à inquiéter.
Mais quel est le statut épistémologique du biopouvoir ? Qu’y-a-t-il dans le style de pensée de Foucault qui en détermine l’originalité ?
Un coup d’œil du côté de la méthode nous conduira peut-être vers ses véritables intentions.
Michel Foucault a souvent exprimé sa méfiance vis-à-vis de toute « philosophie politique ». S’il s’est attaché à produire une théorie du pouvoir, il n’a jamais consacré d’ouvrage spécifique à la question. Il n’y a pas de livre sur le biopouvoir. Davantage préoccupé, à la manière nietzschéenne, par la généalogie des discours et le renversement des « idoles de la tribu » (Francis Bacon), que par la construction d’un système ou la constitution d’un savoir positif, il s’installe stratégiquement entre philosophie et histoire pour subvertir les deux.
Ironiste de génie, il pose en « empiriste aveugle ». Et de se demander publiquement si son œuvre n’a pas essentiellement consisté « à inventer des fictions ».
« Je n’ai pas de théorie générale et je n’ai pas non plus d’instrument sûr. Je tâtonne, je fabrique, comme je peux, des instruments qui sont destinés à faire apparaître des objets. Les objets sont un petit peu déterminés par les instruments, bons ou mauvais, que je fabrique. Ils sont faux, si mes instruments sont faux… J’essaie de corriger mes instruments par les objets que je crois découvrir et, à ce moment-là, l’instrument corrigé fait apparaître que l’objet que j’avais défini n’était pas tout à fait celui-là, c’est comme ça que je bafouille ou titube, de livre en livre. »
« Pouvoir et savoir », entretien avec S. Hasumi, in M. Foucault, Dits et écrits (1954-1988), Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 404-405.
Dans un texte de 1971, Nietzsche, la généalogie, l’histoire, Foucault, en analysant la critique nietzschéenne du discours de l’histoire par le recours à la généalogie, semble parler de lui-même.
Dans une quasi-paraphrase du début de la Généalogie de la morale, il écrit : « La généalogie est grise ; elle est méticuleuse et patiemment documentaire. Elle travaille sur des parchemins embrouillés, grattés, plusieurs fois récrits. »
Plus loin dans le même texte, Foucault persiste :
« La généalogie de s’oppose pas à l’histoire comme la vue altière et profonde du philosophe au regard de taupe du savant ; elle s’oppose au contraire au déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies. Elle s’oppose à la recherche de l’origine. »
Son ami l’historien Paul Veyne, dans son livre Foucault (2008), s’appuie sur une problématique foucaldienne développée par le philosophe dans L’Archéologie du savoir (1969), pour rendre compte des exigences du métier d’historien :
« Il serait bon, je crois, pour un historien, d’expliciter d’abord, l’identité singulière (le discours) des personnages et formations historiques dont il va narrer l’histoire, avant de mettre en intrigue tous ces héros (car tout est intrigue dans notre monde sublunaire, où il n’y a pas de premier moteur souverain, économique ou autre) et d’expliquer le pourquoi de leur tragédie, de démêler ce que furent ces intrigues. »
Autant dire qu’il serait bon, pour un historien, d’être foucaldien.
Mais voici que le philosophique surgit de là où ne l’imaginait pas.
Dans un passage de Le dispositif de sexualité, quatrième partie de La volonté de savoir, Foucault rappelle les motivations de sa démarche :
« Il s’agit à la fois, en se donnant une autre théorie du pouvoir, de former une autre grille de déchiffrement historique ; et en regardant d’un peu près tout un matériau historique, d’avancer peu à peu vers une autre conception du pouvoir. »
Pour que la recherche historique se justifie, il faut que la théorie tente de se formuler tout en libérant un ensemble de perspectives. C’est par là qu’elle se révèle comme « fiction ». Elle éprouve le réel sans jamais l’épuiser. Elle coordonne sa confrontation avec l’archive historique. L’autre nom pour confrontation, pourrait, ici, être « l’intrigue » que le pouvoir suscite et renouvelle dans ses métamorphoses. Le philosophe se dévoile dans le présent, et plus précisément dans l’expérience et l’épreuve présente du pouvoir. C’est de là qu’il part, c’est de là qu’il parle, en une « politique de la vérité ». Mais cette vérité, n’est jamais fondée en un commencement vers lequel il faudrait remonter ou que l’on aurait à dévoiler afin de l’établir.
Elle s’éprouve en provoquant.
Entre son esquisse sous les formes du « pouvoir disciplinaire » et du « panoptisme » dans Surveiller et punir (1975) et son élaboration dans La volonté de savoir (1976), Michel Foucault donna un cours au Collège de France publié sous le titre Il faut défendre la société.
Il y constituera la généalogie du biopouvoir en ses prémisses en une série de propositions qui peuvent apparaître comme autant de provocations.
La société ne trouve ni son origine ni sa justification dans le discours philosophico- juridique du contrat et de la souveraineté mais dans la pratique historico-politique de la guerre.
Cette guerre est d’autant plus radicale qu’elle s’impose en « guerre des races » mobilisant savoirs et pouvoirs comme stratagèmes.
Le passage, entre l’Age classique et le Siècle des Lumières, du pouvoir souverain « qui fait mourir et laisse vivre » aux pouvoirs sur la vie, le biopouvoir « qui fait vivre et laisse mourir », augure de formes inédites d’assujettissement des hommes et de leur vie sociale.
Encore ne faut-il pas prendre la société « pour une matrice et le réceptacle final de toute chose » nous avertit Paul Veyne, car du point de vue foucaldien la société « a elle-même besoin d’être expliquée ; loin d’être ultime, elle est ce que font d’elle à chaque époque tous les discours et les dispositifs dont elle est le réceptacle. ».
Par quels biais fictionnels, par quelles techniques narratives, Foucault construit-il l’intrigue de son discours sur la société ?
Pour commencer, il s’agit de remplacer les versions qui imposaient un certain récit de la formation de la société par d’autres, plus pertinentes selon les discours que Foucault nous dévoile. Leur pertinence ne se déduit pas d’un plus haut degré de véracité et de vérifiabilité mais des effets qu’ils induisent dans l’organisation des rapports sociaux et de leur traitement par l’Etat.
Voici la scène primitive qu’il s’agit de remettre en cause, celle que Foucault identifie au « discours philosophico-juridique du contrat ». Celui-ci, fait de la souveraineté un principe juridique et de la loi le moyen par lequel se réalise sa mise en pratique. L’exercice du pouvoir dans la société, suppose un sujet. Par sa rationalité, celui-ci se montre capable de décider du contrat comme moyen de pacification de ses relations avec ses semblables. En ce sens, la société c’est la paix. C’est là sa finalité, dont l’accomplissement est pris en charge par l’Etat à travers son activité législatrice.
Nous reconnaissons le discours de la philosophie politique classique. De la Renaissance avec Jean Bodin (XVI°S) dans ses Six livres de la République à L’Age classique avec Le Léviathan de Thomas Hobbes, il déploie son argumentation. Cette construction juridique suppose à son origine un sujet pensant, animal politique ou pas, dont la rationalité le mène à un libre choix de l’assujettissement à la loi, comme pouvoir souverain. Nous sommes pris dans ce que Heidegger appelait une « métaphysique de la subjectivité », qui prête à la qualité de sujet une position originaire à partir de laquelle un ensemble de relations s’établit dans le monde. Or, pour Foucault, dans les affaires de pouvoir, c’est la relation qui est première, c’est elle qui en assujettissant produit des sujets.
La subjectivité est effet et non pas cause.
La relation de pouvoir manifeste celui-ci dans des situations concrètes. Elle se passe, pour s’expliquer, du modèle idéal qu’invente la philosophie. Il s’agit donc de changer de perspective, de renouveler la scène et ses représentations, du juridico-philosophique vers l’historico-politique.
Que révèle ce renouvellement ?
D’abord le besoin de laisser les formes de pouvoir se déployer dans leur multiplicité, leur variété, leurs pratiques contradictoires comment autant de pratiques de contrainte. A partir de là on remarque que non seulement la loi n’a aboli aucun rapport de force dans la société mais qu’elle est un procédé parmi d’autres pour le maintenir.
Il faudrait éventuellement tenter de penser la société à partir du modèle de la guerre.
Foucault renverse la célèbre formule de Clausewitz : « ce n’est pas la guerre qui est la continuation de la politique par d’autres moyens, mais au contraire c’est la politique qui est la continuation de la guerre par d’autres moyens. »
Il est certes difficile d’établir factuellement que le phénomène guerrier inaugure l’ensemble des questions sociales. Il est tout autant malaisé de superposer mécaniquement, les notions de tactique et de stratégie aux relations de pouvoir. Pour Foucault, en quête de fictions provoquant la vérité, les questions sont plutôt les suivantes.
Quand, historiquement, s’est formée l’hypothèse que la société est née de la guerre ?
Comment les intrigues politiques et historiques qui la traversent, apparaissent sous la forme de batailles, de sièges, de campagnes, de retraites et d’occupations ?
Pourquoi toute revendication politique à la légitimité de l’exercice du pouvoir, réactionnaire ou révolutionnaire, trouve-t-elle sa justification dans le droit de conquête ?
Ce scénario suppose plusieurs étapes.
D’abord qu’entend-on par guerre ?
Chez Hobbes, afin d’échapper à l’angoisse d’une vie « solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève » (Léviathan), les hommes décident de renoncer par contrat à la liberté infinie de l’état de nature et finissent par s’assujettir à l’Etat souverain. Celui-ci les protège en échange de l’obéissance à ses lois. Ils mettent ainsi un terme à « la guerre de tous contre tous » dans l’espérance d’une prospérité rendue possible par l’établissement d’une sécurité généralisée. C’est ce modèle qu’il s’agit, pour Foucault, d’écarter. La guerre de Hobbes n’en est pas une. Elle ne recouvre aucune des caractéristiques que l’on regroupe sous ce nom.
Dans la pensée hobbesienne, elle se présente comme un ensemble de représentations entre sujets fictifs, postulés comme égaux en dispositions physiques et intellectuelles. Ils sont capables de calcul (« la raison c’est compter », estime Hobbes) et d’imagination. Par la combinaison de ces deux facultés, chacun évalue la menace qui provient d’autrui et les dommages à subir en cas de recours à la force. Il n’y a pas d’événement guerre à proprement parler mais un état de belligérance virtuelle, et ses effets sur l’imagination, détourne les hommes de toute activité leur permettant d’assurer leur bien-être, au-delà de la simple autoconservation. Avec leur raison calculatrice, les hommes inventent les dispositifs qui leurs éviteraient les dangers de la guerre.
La formule de Foucault est sans équivoque : « C’est la non-guerre pour Hobbes qui fonde l’Etat et lui donne sa forme. ».
Par conséquent, c’est vers la guerre comme événement politique, pensée historiquement, que Michel Foucault se tourne pour construire le discours généalogique de fondation de la société. Guerre qui engage l’affrontement des corps, qui fait couler le sang, dans laquelle les vainqueurs imposent leur domination aux vaincus, et pendant laquelle, naturellement, on tue et on se fait tuer. Les effets de guerre se doublent cependant d’un savoir guerrier, de dispositifs guerriers, d’un discours de la guerre. Les règles qui encadrent l’activité militaire, qui permettent la pratique des tactiques, stratégies, campagnes, manœuvres, sièges, batailles, conquêtes et régimes d’occupation, encadrent également la formation des sociétés et leur fonctionnement. Le moment où, selon Foucault, le biopouvoir commence à s’esquisser dans la relation entre l’Etat et la société, correspond à une évolution particulière de l’institution militaire.
Au fur et à mesure que se compose le modèle de la monarchie absolue et que se profilent les grands Etats nationaux au cours de l’Age classique, les multiples pouvoirs disséminés dans la société féodale se dissolvent par l’avènement de l’Etat centralisé et sa toute-puissance administrative, judiciaire et politique. Les activités guerrières connaissent le même sort. Par une longue évolution elles deviennent une pratique de l’Etat. Elles deviennent aussi l’objet d’une science, d’une spécialité. Si se perpétue l’apparence du prestige aristocratique du métier des armes, se forme une institution, professionnalisée, spécialisée et contrôlée. Elle demeure certes investie de part en part par la noblesse.
« A une société entièrement traversée de rapports guerriers s’est peu à peu substitué un Etat doté d’institutions militaires. », écrit Michel Foucault.
Et s’est aussi affirmé un discours historique, un savoir tendu vers un rappel des origines, au sein des différentes modalités de distribution du pouvoir, qui cherche dans la guerre la matrice des Etats. Foucault en étudie plus précisément deux et insiste sur leur démarquage des modèles philosophico-juridiques du contrat et de la souveraineté.
Le premier discours est porté par les historiens, juristes et hommes politiques anglais, comme William Coke (1552-1634) et John Selden (1584-1654). Il trouve un écho dans les récriminations de l’opposition parlementaire et des puritains contre la monarchie anglaise, vers le début du XVII°S. L’histoire de l’Angleterre depuis la conquête normande du XI°S, inaugure une guerre que se livrent de manière ininterrompue, quoique protéiforme, deux entités. D’un côté l’aristocratie normande importe et impose l’institution monarchique, établit sa domination sur le pays en y occupant les terres et en y organisant les dispositifs de pouvoir de la féodalité. De l’autre, le peuple saxon, qui ne cesse de mobiliser dans sa lutte de résistance, le rappel des libertés perdues, c’est-à-dire ses institutions et coutumes, ses formes de justice et surtout celles des statuts personnels. Toute contestation de l’institution monarchique par le parlementarisme, est portée par l’énoncé implicite qu’au sein de la société anglaise deux entités se font la guerre et qu’elles sont différentes par la filiation ethnique, les traditions juridiques et les intérêts économiques.
Foucault forge, pour en rendre compte, l’expression « guerre des races ».
Chaque race se bat pour arracher à l’autre ses prérogatives, son pouvoir, et rappelle dans cet exercice sa prétention à la domination. Ses moyens ? Du savoir historique et de l’activité politique, autant de mécanismes à produire du discours et bâtir des intrigues. Conquérant et conquis, envahisseur et envahi, se partagent l’initiative pour montrer que la société, loin de l’apparence d’un long processus de pacification ne cesse d’être le champ où se déploie un affrontement infini.
Le deuxième discours est français et correspond à celui qui est porté par ce que les historiens appellent « la réaction nobiliaire » depuis la deuxième partie du XVII°S et le règne de Louis XIV°S jusqu’aux Etats généraux de 1789. Si le discours anglais conteste le pouvoir de la monarchie absolue au nom des libertés du peuple (en réalité de la bourgeoisie triomphante dans le commerce et l’industrie), le discours français défend les privilèges aristocratiques spoliés par une monarchie, oublieuse de son origine et des limites originelles de son pouvoir et de surcroît ayant pactisé avec le Tiers-Etat. Référons-nous à ce sujet à la chronique médiévale d’Adémar de Chabannes : lorsque le comte Aldebert I de La Marche ayant refusé de lever le siège de Tours se voit demander par Hugues Capet, « qui t’a fait comte ? », celui-ci rétorque « qui t’a fait roi ? ».
Le comte Henri de Boulainvilliers (1658-1722), défend dans son œuvre historique la thèse suivante : la noblesse française d’origine germanique (les Francs) possède un droit perpétuel de conquête à la suite de son invasion de la Gaule. Les Francs ont vaincu les Gallo- romains et il est par conséquent légitime que leurs descendants, la noblesse française, exerce son pouvoir dans le royaume par ses privilèges acquis à la guerre. La royauté, au départ institution germanique et élective, devient héréditaire. Elle trahit ses origines pour s’allier aux vaincus, et imposer sa domination sur la race dont elle était issue. En défaisant les structures féodales du royaume, en dépouillant les nobles de leurs prérogatives en matière de justice, de fiscalité et d’administration, sur une période qui s’étend à peu près du règne de Philippe Auguste (1180-1223) à celui de Louis XIV (1643-1715), la monarchie s’est émancipée de la race qui l’avait engendrée et a accru son pouvoir contre le droit à la domination de cette même « race des vainqueurs ».
Aussi bien le discours anglais que le discours français, passent par des phases d’une grande complexité. Ils sont traversés par des paradoxes, il se perdent dans les méandres de nombreuses justifications démonstratives ou herméneutiques. Pour gagner en unité il ne se privent pas d’artifices rhétoriques. Le recours au mythe y est envahissant. Les apories abondent.
Pour saisir la signification et la performance du discours de la guerre des races, il faut diriger notre attention vers sa finalité. Ses buts de guerre pour ainsi dire. Il se révèle et s’épanouit dans l’effort tendu vers la mobilisation du savoir historique et d’une théorisation de l’histoire, dédiées à l’exercice de l’aspiration au pouvoir.
La guerre, par sa logique, structure l’histoire des Etats. Cette guerre mène à l’affrontement d’entités hétérogènes, de races différentes, déjà historiquement constituées. Et le mythe se tient toujours prêt à apporter son aide lorsque l’histoire a du mal à se dire dans les termes de l’objectivité que l’on attend d’elle. L’essentiel est de ne jamais cesser d’énoncer que des races en conflit se maintiennent au sein d’une même société. La guerre comme guerre des races structure l’histoire des Etats, elle les constitue, et produit les conditions de possibilité d’un discours qui servira à perpétuer, à accroître la guerre jusqu’à ses dimensions proprement génocidaires du XIX°S et du XX°S.
La race des vaincus dans le discours anglais, les saxons, s’appuie sur une longue mémoire des libertés perdues, pour justifier sa liberté dans le présent historique par le renforcement du pouvoir du Parlement. Voici que se prépare la séquence des révolutions anglaises, la première de 1642 à 1651 et la seconde, de 1688 à 1689, et son enchaînement de guerres civiles.
Dans le discours français, la race des vainqueurs se fait dépouiller par la race des vaincus. Pour rétablir l’ordre hiérarchique initial, Boulainvilliers aurait bien voulu voir convoqués les Etats généraux comme ils le furent en 1614. Cela arriva bien après sa mort, entre 1788 et 1789. S’ouvrit alors la séquence qui vit la fin du pouvoir de la noblesse et de sa vieille ennemie la monarchie absolue, là aussi dans un enchaînement de guerres. Civiles en leurs commencement, elles évoluèrent jusqu’à déborder des frontières de la France sur toute l’Europe, voire bien au-delà. En même temps, les composantes du biopouvoir s’agrégeaient.
Ce ne sont pas les chronologies historiques qui apparaissent comme les plus significatives aux yeux de Foucault. C’est vers le sens des discours et de leur mise en intrigue qu’il faut se rabattre.
Car c’est au cœur de cette intrigue que le biopouvoir et la guerre des races se configurent l’un l’autre.
Pour éprouver les effets du discours dont Foucault fait la généalogie, il faut en passer par une réactualisation du problème de l’origine. Ce n’est pas par la loi que commence la société. Au contraire, la loi se fait et se transforme à l’occasion des événements et phénomènes guerriers que nous avons déjà énumérés précédemment. Ils portent, et à travers eux la loi aussi, la marque de la contingence. Cependant, une fois la guerre effective achevée, une fois que des pactes provisoires permettent de dégager des espaces pacifiés, des territoires plus ou moins étendus, des périodes de paix plus ou moins longues, une forme de guerre virtuelle se poursuit par le règne de la loi. Toute institution dont l’ordre et le contrôle social se présentent comme des finalités explicites, établit des camps, divise et distribue des rôles, autant de positions dans un espace d’affrontements. En défendant la société, la loi impose une conflictualité larvée que dissimulent les tentatives philosophico-juridiques de neutralisation. En instituant des dispositifs de contrôle, qui étendront leur pouvoir par le soin et l’administration à l’ensemble du vivant, la loi dit une division de la société à partir de laquelle chacun se prépare au risque d’un affrontement final dont on ne peut sortir que vainqueur ou vaincu. Il est important par conséquent de découvrir quel sujet énonce un discours pareil et quelles conditions d’énonciation il impose. Rappelons que ces conditions comportent à la fois l’image historique de la société comme champ de bataille et la mise en place du biopouvoir. Foucault tente de le figurer au-delà des auteurs particuliers déjà cités et dont il a analysé les écrits.
Ni philosophique ni juridique, ce sujet ne se soucie pas d’une éthique de l’universalité. C’est à partir de son intérêt qu’il s’exprime. En parlant, il s’engage en vue d’une victoire historique. Il désigne ses ennemis en tant qu’êtres physiques, corporels, regroupés en camps bien définis, eux aussi produits par l’histoire. La société est engendrée par l’histoire comme guerre des races. C’est également dans la société que l’histoire ne cesse à la fois de se rappeler au cœur des conflits et de se dessiner dans le projet de victoire. Le sujet ici pensé est de part en part historique et historiciste. C’est par l’histoire qu’il tente de ramener la guerre au premier plan afin que celle-ci résolve la question du politique. Les documents et leur interprétation sont des munitions. Le travail discursif de l’écriture de l’histoire, correspond à la fabrication et au stockage de ces munitions. En point de mire se trouve la bataille décisive dont l’issue ne dépendra pas seulement des mots.
Bien que non-philosophique, ce discours reprend tout de même un lexique conceptuel : droit, liberté, vérité, justice. Mais en s’en emparant, il le dépouille de toute velléité spéculative pour ne lui réserver qu’un usage performatif. Ainsi, le droit se trouve identifié à l’acte de conquête et appartient à la race qui l’a accomplie. Son ancestralité l’impose comme justification historique à s’instaurer dans le présent. Il peut se retrouver, dans le discours du vaincu, pour justifier un combat, tout aussi ancestral, en vue du renversement d’un rapport de force. La voie d’accès demeure historique et singulière. Il n’y a pas de droit universel. Pis encore, la prétention à l’universalisation du droit est une ruse de guerre, la création d’une illusion qui ajourne et dissimule les enjeux véritables, toujours stratégiques.
La vérité donc, n’irradie pas, en surplomb, à partir d’un jugement, impartial, autonome et inconditionné. Toujours immanente au processus conflictuel elle est mise en perspective, point de vue, argument en faveur du rappel et de l’intensification du combat. Elle est subordonnée à l’expérience du succès, en révélant et consolidant la version historique qu’il lui est donnée de supporter. Nous supposons, qu’au fond, droit et vérité sont des prises de guerre. Une fois travesties par le discours de la guerre des races, elles passent du philosophico-juridique à l’historico-politique. Et la liberté s’affirme comme liberté infinie à opprimer. Bien entendu, elle n’a rien à voir avec la thématique du droit naturel, dans la mesure où la possibilité même d’une anhistoricité est occultée. Elle n’a rien à voir non plus, avec la loi et la légalité comme obstacles aux usages de la force, pour deux raisons.
La première est liée à la nature de la loi. Jamais constituante, toujours constituée dans le contexte polémique de la société, elle ne peut se réclamer d’un principe transcendant.
La deuxième tient à la nature de la liberté, qui n’est possible qu’en tant qu’elle est infinie. Affirmation du droit du vainqueur elle ne peut connaître de limites. Elle vaut comme conséquence définitive et constitue l’effectivité du pouvoir obtenu dans la bataille gagnée. La loi ne vise qu’à la renouveler et non à la limiter.
Est-elle pour autant un droit du plus fort ?
Dans le discours du vainqueur, elle l’est certainement. Dans celui du vaincu, l’attente de son rétablissement la mène davantage vers un effet de vérité que vers une imposition d’un état de fait. Parce que l’usage des termes se fait dans un but toujours stratégique, leur assigner une signification hors des situations concrètes de leurs énonciations s’avère illusoire.
Il ne faut cependant pas dénier au discours de la guerre des races, sa prétention à la rationalité. Elle n’est pas un point de départ, un postulat méthodologique, mais éventuellement une réalisation éphémère. Il arrive que la version propre à tel discours particulier, vise une amélioration générale. Et par là les voies du biopouvoir sont ouvertes. Se dessine la possibilité, si ce n’est d’une concorde, du moins d’une prospérité sociale. Pour Boulainvilliers, par exemple, le rétablissement des libertés aristocratiques, c’est-à-dire du plein pouvoir de la noblesse, se montre préférable pour l’ensemble du corps social, débarrassé de la tutelle oppressante de la monarchie absolue. De leur côté, les parlementaires anglais, s’ils font couper la tête du roi Charles Ier, rétablissent la monarchie après l’avoir abolie en un premier temps, et entrent avec elle dans un rapport qui leur est davantage favorable.
Mais la prétention à la rationalité n’est pas son aboutissement.
En commençant, le discours doit se former au sein des incertitudes et obscurités du monde guerrier. En tentant de donner sens à la violence, il se heurte à une opacité inhérente à celle-ci. Le langage des passions, exacerbées jusqu’à devenir furieuses, voire folles, tend néanmoins à se rendre lisible. Les principes cèdent aux faits, en lesquels on reconnaît les propriétés des corps en lutte et en souffrance. Ils mobilisent une énergie physique et morale et une série infinie de ruses, de coups de force et de retournements d’alliance avec lesquels il s’agit de faire un récit.
Comme le dit Foucault : « le dieu elliptique et sombre des batailles doit éclairer les longues journées de l’ordre, du travail et de la paix. »
Si tentative de rationalisation il y a, elle échoue.
Encore une fois, pour deux raisons.
D’abord, la raison n’est que calculatrice et à ses projets stratégiques, s’impose encore et toujours le caractère brutal, imprévisible, du magma chaotique qu’elle veut dominer. En s’estimant éclairante, la raison devient mystificatrice. A ce sujet, Foucault écrit :
« On a donc là tout le contraire de ces analyses traditionnelles qui tentent de retrouver sous le hasard d’apparence et de surface, sous la brutalité visible des corps et des passions, une rationalité fondamentale, permanente, liée par essence au juste et au bien. »
Pour Foucault :
« il lui est possible en même temps de prendre appui sur des formes mythiques traditionnelles (l’âge perdu des grands ancêtres, l’imminence des temps nouveaux et les revanches millénaires, la venue du nouveau royaume qui effacera les anciennes défaites) : c’est un discours qui sera capable de porter aussi bien la nostalgie des aristocraties finissantes que l’ardeur des revanches populaires. »
Daniel Pujol