Fin de l’art et mort de Dieu : Hegel et Nietzsche

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par Agnès Pigler

Je voudrais interroger ici la possible compatibilité de la conclusion hégélienne à l’art ( le christ, en tant que dieu incarné, signe la fin de l’art), et la conclusion de Nietzsche qui fait de la mort de Dieu la possibilité de la vitalité artistique. Au fond, ce que je voudrais interroger est l’apparente contradiction entre Hegel et Nietzsche : pour Hegel, la vie est un moment de l’Esprit et cette vie, qui s’incarne dans l’œuvre d’art, prend fin avec l’incarnation de Dieu, tandis que pour Nietzsche, l’esprit est un moment de la Vie laquelle s’exprime par le débordement vital par lequel l’art actualise sa puissance d’invention, il se revivifie perpétuellement et trouve son véritable sens.

L’art est-il mort ? « L’art, dit Hegel, ne fournit plus cette satisfaction des besoins spirituels que des temps et des peuples anciens ont cherché en lui et trouvé seulement en lui…. L’art est pour nous, suivant le côté de sa plus haute destination, quelque chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous aussi sa vérité et sa vitalité authentique » (Esthétique, I, p. 62). L’art est chose du passé, il est dépassé. Mais il faut se souvenir que pour Hegel le dépassement est toujours un dépassement spirituel et non une mort matérielle : Aufheben c’est à la fois dépasser et conserver. Il ne s’agit donc pas de la fin matérielle de l’art. L’art peut continuer comme production individuelle exprimant la créativité de la subjectivité. « On peut bien espérer que l’art s’élèvera et s’accomplira de plus en plus » explique Hegel. L’art n’a plus aujourd’hui de destination absolue, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’art, il retombe simplement dans la contingence. L’art devient : « seulement un jeu avec les objets » où s’exprime la créativité individuelle, mais il n’exprime plus l’esprit d’un peuple. Notre rapport aux œuvres suppose une piété historique plus qu’une émotion esthétique immédiate : dans la Phénoménologie de l’Esprit, T2, Hegel écrit que « le destin ne nous livre pas avec les œuvres de cet art leur monde, le printemps et l‘été de la vie éthique dans lesquelles elles fleurissaient et mûrissaient mais seulement le souvenir voilé ou la recollection intérieure de cette effectivité » (p. 261). On sait que chez Hegel, le destin, c’est l’avènement de l’Esprit conscient de soi-même comme Esprit, c’est-à-dire l’absolue transparence de la theôria, en quoi se recueille la vérité de l’art elle- même. L’Esprit qui nous présente ces œuvres d’art est plus que la vie éthique et l’effectivité de ce peuple, car il est la récollection et l’intériorisationde l’Esprit d’autrefois dispersé et extériorisé encore en elles ; il est l’Esprit du destin tragique qui recueille tous ces dieux individuels et tous ces attributs de la substance dans l’unique Panthéon, dans l’Esprit conscient de soi-même comme Esprit. La vérité de l’art n’est donc pas dans la signification que nous assignons aux œuvres, mais, par effet de retournement, dans le sens qu’invisiblement celles-ci délivrent. Or ce sens est perdu et l’œuvre nous apparaît alors comme un fruit mort, une fleur sèche. Elle évoque un monde auquel nous n’appartenons plus. « L’admiration que nous éprouvons à la vue de ces statues […]est impuissante à nous faire plier les genoux. » (Esthétique, I, p.152-153). L’immédiateté est perdue. L’œuvre devient un objet pour l’entendement, une sorte de document, au mieux un objet de réflexion pour la philosophie : « Nous respectons l’art, nous l’admirons ; seulement, nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de l’absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre pensée, et cela non dans l’intention de provoquer la création d’œuvres d’art nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans l’ensemble de notre vie » (Introduction à l’Esthétique).

La mort de l’art a donc partie liée avec la religion. L’art est lié à la religion. Ainsi, l’art grec manifeste la vie spirituelle du peuple grec ; c’est une religion esthétique. Quand l’art grec atteint sa perfection, il est la religion du peuple grec, sa manifestation sensible. Quand la religion s’intériorise, c’est la fin du grand art. Pour Hegel, l’art appartient au passé car la religion s’est intériorisée avec le christianisme, elle a dépassé l’art, comme la philosophie spéculative a dépassé la religion : « L’art reste pour nous quant à sa suprême destination une chose du passé » (Esthétique, Introduction, Chap. 1, Section 1, §. 3). L’art privé de sa finalité, c’est-à-dire de la vie religieuse vers laquelle l’œuvre d’art doit nous orienter (puisque cette vie religieuse est le premier contenu du savoir absolu), plonge alors dans l’inessentiel. Ce que l’art doit vivifier est double : à la fois la vie éthique, comprise comme ultime développement de l’Esprit objectif, et la vie spirituelle qui est amour spirituel du prochain. Or l’art échoue ultimement à unifier ces deux contenus ; en effet, dans un 1° temps l’art cherche quelque chose qui pourrait unifier ces deux contenus, c’est le moment symbolique ; l’art croit ensuite avoir atteint, dans l’idéal classique de la sculpture, la résolution de leur dualisme, mais il est à nouveau insatisfait et doit repartir à la recherche de l’unification de ces contenus en regardant cette fois-ci vers la spiritualité, c’est le moment romantique. L’art romantique se caractérise par le triomphe de la subjectivité ; mais parce qu’il ne parvient pas à exprimer pleinement cette subjectivité, il doit se dépasser dans la religion et la philosophie : « Toutes les fois qu’il y a finitude, l’opposition et la contradiction réapparaissent et la satisfaction reste purement relative » ((Esthétique, I, ch. 3). Cependant, contrairement à la religion, l’art ne nous révèle aucun contenu spirituel nouveau, il est donc voué à l’échec, voire à la mort.

La fin de l’art c’est alors le dépassement de l’art dans la philosophie : « notre époque nous apporte de nouvelles raisons qui justifient l’application à l’art du point de vue de la pensée. Ces raisons découlent des rapports qui se sont établis entre l’art et nous, du niveau et de la forme de notre culture. L’art n’a plus pour nous la haute destination qu’il avait autrefois. Il est devenu pour nous objet de représentation et n’a plus cette immédiateté, cette plénitude vitale, cette réalité qu’il avait à l’époque de sa floraison chez les Grecs » (Idem). L’oiseau de Minerve ne se lève qu’au crépuscule. Si la philosophie s’approprie l’art, c’est qu’il est parvenu à son terme : l’art n’est plus la vivante expression d’une foi, il devient simple objet de réflexion. Il se conçoit d’ailleurs lui-même comme tel : l’art devient réflexion sur l’art, il perd toute immédiateté. Ce qui ne signifie pas que l’on n’apprécie pas les œuvres d’art ; on les apprécie peut-être encore plus, avec moins de naïveté et un peu de nostalgie. Hegel sait bien qu’une œuvre d’art n’est jamais un concept : « l’art s’intéresse à l’existence individuelle de l’objet, sans chercher à le transformer en idée universelle et concept » (Ibid.). Il ne s’agit donc pas de nier l’art car ce qui est dit par l’art ne peut être dit par la religion ou la philosophie.

La thèse hégélienne de la fin, ou de la mort de l’art, propose une lecture philosophique et spirituelle de l’art : l’art révèle son insuffisance puisque, si le contenu qu’il veut exprimer est bien l’Esprit absolu ou divin, il échoue dans sa volonté de l’exprimer parfaitement en opérant de manière sensible. Mais si l’art a pour objectif de « considérer le progrès[…]de l’idée en soi et celui de la forme dans laquelle celle-ci se donne à elle-même l’existence », alors le classicisme permet au contenu spirituel de s’exprimer tout en se différenciant de lui. Pourtant, là encore, l’art échoue à exprimer parfaitement le contenu spirituel puisque le développement de l’art n’aboutit qu’à réaliser l’art lui-même et non son contenu spirituel. Exprimer parfaitement le contenu spirituel exigerait de l’art qu’il dépasse une perfection seulement

formelle car ce qu’il cherche à exprimer n’est nullement affecté par la forme. Concrètement, Hegel veut dire que les œuvres d’art sont trop harmonieuses et dégagent une impression de repos et de bonheur qui ne correspond nullement au contenu spirituel que l’œuvre voudrait exprimer. Ce contenu spirituel est au contraire tout entier du côté de l’opposition du bonheur et du malheur, du divin et de l’humain, de l’ordre et du désordre, oppositions qui sont la véritable essence de l’Absolu (Esthétique, I). C’est ainsi que la forme, pour se réaliser pleinement, doit s’ouvrir à son autre. Cet autre, l’avènement du christianisme le lui propose, c’est l’incarnation de l’Esprit Absolu que l’art échoue à exprimer : l’art réitère indéfiniment sa tentative de donner vie à l’Esprit, centrée sur la forme, c’est-à-dire sur le passage aux déterminations sensibles et à l’existence. Chez Hegel, l’art échoue à dépasser l’opposition entre la vie et la pensée parce que l’art n’est pas la pure vie spirituelle. La fin de l’art est l’expression de l’échec de l’art à incarner le divin, la sainteté, la pureté, l’Esprit Absolu. Mais cette mort est en même temps l’avenir de l’art : c’est justement ce renoncement à l’Esprit qui permet à l’art de survivre. L’art porte en lui l’espoir d’une révélation qui n’a pas encore eu lieu, car si la forme est manifestation, elle est alors la vie même ; mais cette vie « meurt à l’existence immédiate » (Phénoménologie, I, p. 40) lorsqu’elle exprime parfaitement, dans le domaine du sensible, un contenu spirituel et le détache de son existence naturelle. L’art, pour vivre à nouveau, pour ressusciter, doit à nouveau cacher des contenus spirituels qui continueront à nous échapper : « l’esprit n’est tenu en éveil et vivement sollicité par le besoin de se développer en présence des objets, qu’autant qu’il reste en eux quelque chose de mystérieux qui n’a pas encore été révélé » (Esthétique, I). La vie dont il est ici question est donc spirituelle, mystique, cachée ; la vie de l’art est celle de l’Esprit, elle est pensée.

La thèse de Nietzsche, au contraire, repose sur une réelle identification de l’art et de la vie. L’art est pour lui le remède et l’alternative à la pensée rationnelle, il est comme une nouvelle philosophie et comme une nouvelle forme de vie. Si l’art ne nous permet plus de penser la vie, selon le mot d’ordre de Hegel à Francfort, pour Nietzsche, au contraire, il ne s’agit pas de penser la vie mais de la vivre, et l’art permet cette manifestation absolue de la Vie, de la puissance vitale parce que, justement, Dieu est mort.

La mort de dieu est un thème qui apparaît au moins deux fois dans l’œuvre de Nietzsche : dans le Gai savoir (1882) et dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). Dans ces deux ouvrages, la mort de dieu est liée à l’esthétique de Nietzsche, à sa conception de l’art comme expression de la puissance vitale ou comme expression de la volonté de puissance.

Le point de départ de la philosophie de Nietzsche est la négation de l’existence de Dieu. Pour lui, le christianisme et la foi en Dieu sont en train de disparaître car Dieu n’existe pas. Dieu est mort et nous l’avons tué : « N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » … « Où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué — vous et moi » (Le Gai savoir, § 125). Notre civilisation est profondément athée et c’est pourquoi Dieu est mort. L’angoisse que pourrait apporter la mort de Dieu est néanmoins contrebalancée par l’art, voyons comment.

L’art peut apparaître comme une manifestation privilégiée de la vie. Par le plaisir qu’il procure, par les possibilités inattendues qu’il déploie et révèle, par son inventivité toujours relancée, toujours tournée vers la recherche de nouveaux matériaux, de nouvelles formes, de nouveaux accomplissements et de nouvelles expériences, il nous permet de vivre plus intensément. Et

parce qu’il est affaire de représentation, il nous permet aussi de considérer la vie avec un certain recul, de la mettre en perspective, notamment par rapport à ses possibilités les plus sombres et les plus angoissantes : celles de la mort ou de la tragédie. L’art révèle ainsi toutes les attitudes que l’homme peut adopter, toutes les possibilités qu’il peut explorer, consciemment ou non, pour affronter le problème de l’existence : courage, lâcheté, innocence, culpabilité, rire, sérieux, lucidité, divertissement… Il ne faut pas négliger d’ailleurs le fait que l’homme peut aussi utiliser les créations de l’art pour fuir la réalité, pour s’abrutir ou s’aveugler.

C’est ainsi que Nietzsche questionne l’art du point de vue de la vie : il est « la grande possibilité de la vie, la grande tentation de la vie, le grand stimulant de la vie » (Fragments posthumes n°,17-1). Mais de quoi s’agit-il exactement ? Que faut-il entendre par « vie » ? Elle est déploiement de possibilités, passage de la puissance à l’acte. Mais Nietzsche tient à se démarquer d’Aristote et de son finalisme dans cette approche de la puissance à l’acte, qui est un thème aristotélicien par excellence. Pour lui, la vie n’est pas réductible à une finalité, à un programme prévu par avance par la nature et qu’elle réaliserait progressivement. La vie est vivification : elle affirme sans cesse de nouvelles possibilités, un surcroît de puissance qu’on ne pouvait justement pas anticiper et qui implique de détruire ou de sacrifier la plus grande partie du passé. La nature n’est pas finalisée, asservie à un but particulier, elle n’est pas non plus soumise à un ordre divin : « Chaos sive Natura » (Fragments posthumes n°21-3). Pour Nietzsche, le seul but qui vaille, et le seul que doive servir l’art, c’est l’affirmation de la puissance, en stimulant la vie elle-même. Cet accroissement des possibles, qui ne va pas sans conflits ou sans cruauté, s’oppose aussi bien à la dialectique hégélienne – la Aufhebung tournée vers la résolution des conflits, la clôture des oppositions, et qui comprend l’art, essentiellement du point de vue de sa fin et de sa mort. Dans la pensée de Hegel, l’art est considéré à partir de son histoire : l’art est essentiellement un produit du passé. Mais pour Nietzsche, le véritable artiste est celui qui au contraire affronte et cultive les « charmes » d’une existence « changeante, dangereuse, sombre et souvent ardemment ensoleillée », ou encore qui affirme que : « Vivre est une aventure, prenez dans la vie tel parti ou tel autre, toujours elle gardera ce caractère » (Aurore, § 240).

L’art est le « grand stimulant de la vie », il a donc le sens d’une vie débordante de possibilités, littéralement surabondante. Voilà le critère principal qui guide le jugement de Nietzsche sur les artistes. Car, de fait, ils ne parviennent pas tous et pas toujours à satisfaire cette exigence. Ou plutôt, ce n’est pas forcément ce besoin-là qui les anime. Ils peuvent aussi développer un art fait pour calmer, apaiser, résoudre les tensions, ou alors emporter l’esprit dans l’ivresse et l’illusion. C’est ainsi que Nietzsche comprend le romantisme, et c’est ce qui l’a poussé, par exemple, à se retourner violemment contre la musique de Wagner. D’où une distinction très nettement formulée dans le Gai Savoir entre des arts nés de l’abondance, capables d’affronter le pire et d’en tirer profit, et des arts nés de l’incapacité à supporter la souffrance : « tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes au service de la vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants, d’abord ceux qui souffrent d’une surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision et une compréhension tragique de la vie – et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, qui demandent à l’art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l’ivresse, les convulsions, l’engourdissement, la folie. Au double besoin de ceux-ci répond tout romantisme en art et en philosophie et aussi tant Schopenhauer

que Wagner […]. – A l’égard de toutes les valeurs esthétiques je me sers maintenant de cette distinction capitale : je demande dans chaque cas particulier : « est-ce la faim ou bien l’abondance qui est devenue créatrice ? » (Gai savoir, § 370). Le romantisme est donc un pessimisme, il est porteur d’une certaine vérité, celle de la violence et de la souffrance qui sont indissociables de la vie. Mais il recule devant cette vérité, il cherche à dissiper la crainte, et éventuellement à abolir la volonté. Et cela fait apparaître une autre vérité, peut-être plus importante encore : celle de notre attitude face au tragique de l’existence.

Ce que Nietzsche reproche par exemple à la musique de Wagner, c’est de nous entraîner dans une « mélodie infinie » ou « continue », qui ne connaît pas de véritables limites, qui n’est pas suffisamment rythmée, dont l’objectif est de nous faire « nager », ou « planer ». De cela, il faut nettement distinguer la musique qui nous fait – ou qui peut nous faire – « danser », en marquant des « unités de temps et de force » (Gai Savoir, § 368).

C’est donc très matériellement, et même d’un point de vue musculaire, que l’art doit stimuler la vie, nous mettre en mouvement, nous rendre actifs. Nietzsche cherche aussi à développer une « physiologie » de l’art, en le comprenant donc à partir du corps et de son activité, et non pas à partir d’idées, de réactions « esthétiques » ou de représentations qui ne sont qu’une conséquence secondaire de cette activité. De façon générale, tout ce qui cultiverait la passivité serait anti- artistique, participant d’un appauvrissement de la vie. C’est ce qu’on pourrait reprocher au théâtre, par exemple, qui est, aux yeux de Nietzsche, l’art d’un public passif, assis, qui vient au spectacle se nourrir d’illusions, face à des acteurs qui jouent les rôles d’autres, auxquels on ne peut pas véritablement ressembler : « Des hommes, dont la vie n’est pas « action », mais plutôt affaire, sont assis face à la scène et regardent des êtres d’une espèce étrangère à la leur, des êtres dont la vie est plus qu’une affaire » (Gai savoir, § 368).

Mais cela vaut plus généralement et plus fondamentalement de l’attitude esthétique elle-même, celle qui caractérise le rapport d’un spectateur à une œuvre présentée à son appréciation, et qu’il ne fait que regarder, qu’écouter ou se représenter. Nietzsche appelle de ses vœux au contraire un art festif, dans lequel il serait difficile de distinguer artistes et spectateurs, dans lequel on serait convié à participer et à se réjouir collectivement, dans lequel l’œuvre serait la marque de quelque chose de plus profond, de plus actif et de plus grand :

« Aujourd’hui et autrefois. – Qu’importe tout l’art de nos œuvres d’art si nous laissons échapper cet art supérieur, l’art des fêtes ! Autrefois, toutes les œuvres d’art se dressaient sur la grande voie triomphale de l’humanité, en marques commémoratives et témoignages de ses moments d’élévation et de félicité. Aujourd’hui, on veut, au moyen des œuvres d’art, attirer les malheureux épuisés et malades à l’écart de la grande voie des souffrances de l’humanité pour une fraction de seconde de concupiscence ; on leur offre une petite ivresse et une petite folie » (Gai savoir, § 89).

« L’art des fêtes » est supérieur à celui des « œuvres d’art » ; pour Nietzsche, l’œuvre est un produit fini qui masque le processus créatif qui en est l’origine, autant qu’elle le révèle. Les tragédies grecques en sont un bon exemple : à Athènes elles étaient, à l’origine, insérées dans les réjouissances collectives et rituelles des grandes Dionysies auxquelles toute la Cité participait, notamment à travers les chœurs. Ce n’est que dans un second temps qu’elles se sont transformées en œuvres – ce qui signifie en l’occurrence : en textes fixés par écrits, et qui ne rendent compte que très partiellement de ce qu’était au départ la fête tragique. Pour Nietzsche l’œuvre n’est qu’une « commémoration » : elle est surtout un moyen de se souvenir du moment

d’ivresse et d’abondance qui l’a fait naître. Dès lors, le plaisir ressenti devant l’œuvre considérée isolément, comme une réalité indépendante du débordement créatif qui l’a produite, ne peut être que résiduel, momentané, incomplet : « une fraction de seconde de concupiscence ». Nietzsche écrit encore : « l’art des œuvres d’art n’est qu’accessoire », il revient à « commencer l’art par la fin » (Humain trop humain, §174).

Il y a là une remarque d’importance, s’il est vrai que l’histoire de l’art ou la philosophie esthétique ont précisément tendance à valoriser les œuvres au détriment de pratiques ou d’activités artistiques qui ne sauraient véritablement entrer dans cette catégorie (comme certains spectacles de théâtre, des chorégraphies en danse, des improvisations en musique (ou encore au théâtre)). Toutes ces activités sont indéniablement artistiques, mais ne produisent ou ne laissent pas d’‘œuvres’ au sens strict, comme la peinture ou la sculpture ou la littérature par exemple. Au fond, lorsque Nietzsche réhabilite Dionysos, apparenté à l’ivresse musicale, il exalte le vouloir-vivre. Le charme de Dionysos a pour vertu de réconcilier l’homme et une nature qui cesse d’être hostile et dispense ses dons, lait et miel, avec abondance. Grâce à Dionysos, l’homme n’est plus artiste, il devient œuvre d’art et c’est là, sans doute, l’opposition fondamentale entre Hegel et Nietzsche. En effet, pour Hegel, l’artiste, à travers son œuvre, révèle une vérité qui le dépasse et qui transcende son œuvre ; pour Nietzsche, en faisant de sa vie une œuvre d’art, en devenant œuvre d’art, l’homme se révèle à lui-même. C’est pourquoi la mort de dieu est nécessaire pour que l’art puisse se déployer dans toute sa vitalité alors que pour Hegel, l’avènement du Christ, qui réconcilie enfin en lui l’essence spirituelle infinie et l’existence sensible finie, signe la fin de l’art.

Si, pour Hegel, l’art touche à sa fin, celle-ci a pourtant commencé bien avant. Nietzsche inaugure la décadence de l’art avec Socrate et Platon qui, selon lui, ont amorcé ce long processus : celui de séparation de l’art et de la vie. La provocation iconoclaste de Nietzsche s’en prend aussi et surtout au christianisme. Il oppose le Christ et Dionysos, cette opposition prend les traits d’un antagonisme absolu entre le christianisme, comme système de valeurs morales hostiles à la vie, et la volonté de puissance figurée sous les traits de Dionysos. Ce que Nietzsche reproche à la religion chrétienne est la condamnation des passions contenue dans son droit canon : peur de la beauté, de la sensualité et de la sexualité, invention d’un au-delà céleste pour mieux vilipender l’existence terrestre. Mais il lui fait surtout grief d’être foncièrement l’ennemie de l’art.

Dans la Naissance de la tragédie, il a posé les jalons de son esthétique et de sa philosophie. Tous les thèmes essentiels s’y trouvent déjà en germe : la mort de dieu, la négation des « arrière- mondes », c’est-à-dire la négation de toute transcendance, le refus de toute morale du bien et du Mal, la volonté de puissance comme exacerbation du vouloir-vivre, l’éternel retour et l’affirmation de l’art comme expression par excellence de la Vie. Ne nous y trompons pas, tous ces thèmes sont des thèmes de rupture : avec les notions de Bien et de Mal, avec la religion, avec la métaphysique. Au fond ce qui motive Nietzsche est de valoriser l’instinct de vie réprimé par l’instinct de mort des sociétés modernes.

Contrairement à Hegel, pour qui l’art religieux, et surtout la peinture religieuse, marque le summum de l’art après quoi l’art n’a plus qu’à dépérir, Nietzsche n’aime pas la peinture, il lui préfère nettement la musique et nous avons vu pourquoi. La musique, c’est le dionysien, la peinture c’est l’apollinien, – Dionysos est le dieu des dissonances maitrisées, des forces obscures, souterraines, il est celui qui libère les pulsions érotiques refoulées par le

christianisme. A l’inverse, la peinture exprime la belle apparence apollinienne et la sereine grandeur du dieu de Delphes.
Alors Nietzsche et Hegel pourraient-ils se rejoindre dans ce que Nietzsche a théorisé sous le concept « d’éternel retour » ? L’éternel retour marque, selon Nietzsche, la fin de l’histoire, il signifie aussi forcément la fin de l’histoire de l’art. Seul l’art et non l’histoire de l’art, est susceptible de revenir, de renouer avec l’esprit tragique des Grecs, avec cet esprit dionysiaque qui libère la vie. On se souvient que pour Hegel, l’art devait s’accomplir, après sa fin, dans la philosophie. Pour Nietzsche, il n’en est rien. L’art est le grand stimulant de la vie et c’est pourquoi Dieu doit mourir. Dieu, à titre de principe transcendant, s’oppose radicalement à la volonté de puissance exprimée par le dionysiaque, dieu est l’ennemi et la contradiction de la vie. Aussi le christianisme est-il destiné à disparaître. Dieu, ayant vécu, doit mourir, car la volonté de puissance s’affirme inéluctablement, même aux dépens de sa propre invention décadente. « Le reniement de Dieu est la rédemption du monde” (Ecce homo). La mort de dieu est donc bien l’affirmation de la vie et de la vie comme art. Ce qui, nous l’avons vu, n’est nullement le message de Hegel puisque la vie de l’art, après la proclamation de sa fin, ne peut qu’être mystique et spirituelle. On aurait pu, pendant un instant, croire que Nietzsche délivre un message similaire avec la théorie de l’éternel retour, mais il n’en est rien : ce n’est pas la philosophie, ou une vie spirituelle cachée dans l’art, qui permet à l’art de vivre ; mais c’est bien l’Art lui-même qui revient éternellement, sous forme de musique, comme toujours avec Nietzsche : l’éternel retour est précisément un « hymne à la vie ». Je prendrai un dernier exemple, celui de la Carmen de Bizet. Nietzsche écrivait à propos de cette œuvre : « A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? qu’elle donne des ailes à la pensée ? que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? » (Le cas Wagner, § 1).

La doctrine de l’éternel retour se veut précisément la pensée la plus affirmative qui puisse se concevoir, du fait de ce qu’elle donne à penser : la répétition indéfinie, à l’identique, de notre vie, telle que nous la vivons dans toute sa puissance d’affirmation, sans nulle possibilité d’en modifier quoi que ce soit, sans nulle échappée dans un au-delà transcendant. L’entreprise nietzschéenne a pour but de rendre cette pensée absolument désirable (non d’établir sa vérité), de porter l’homme à vouloir revivre sa vie au lieu d’aspirer à la fuir comme y incitent les doctrines ascétiques, tout particulièrement le christianisme. Le renversement des valeurs n’est possible que si l’on substitue au renoncement à la Vie l’Art comme puissance vitale, un art dont la vie serait au plus haut degré manifeste. Ce « oui » à la Vie conduit à faire de sa vie une œuvre d’art afin de la vivre et de la revivre éternellement. C’est ce que Nietzsche nous exhorte de faire, c’est le seul moyen de vivre pleinement et sans aucun ressentiment, mais pour cela, la mort de dieu est nécessaire.

Note : Hegel Esthétique, 3 volumes, Champs Flammarion, Traduction S. Jankélévitch Hegel La phénoménologie de l’esprit, 2 volumes, Aubier, traduction Jean Hypolite

Nietzsche, Le gai savoir, GF, traduction Patrick Wolting Nietzsche, Aurore, Idées/Gallimard, traduction Julien Hervier