Entretien (2)

L’apprentissage

Le couvent en Métropole

Je suis partie faire mes études de piano et de chant. Je faisais du chant.

Je n’avais pas l’intention de rester en Métropole. Je faisais mes études, j’avais mes diplômes, je revenais ici ; mais ce qui s’est passé, ce sont tous les professeurs que j’ai eu. D’ailleurs ma mère m’en a bien trouvé quand je suis arrivée.

Je quittais la Martinique, j’avais 17 ans et demi; la majorité c’était 23 ans.

J’étais en pension…chez les chanoinesses de Saint Augustin. Je n’ai pas été « n’importe où ». (rires) Et moi de tempérament rebelle…-Je suis très rebelle-….aller chez les bonnes sœurs… Ça a été une catastrophe; je leur en ai fait voir de toutes les couleurs….Je ne supportais pas leur hypocrisie. Ca n’a rien changé à ma foi. C’était ce qu’on appelait des « Grands Ordres ». Il y avait donc les mères, les sœurs, les petites sœurs -qui n’avait pas la culture et l’éducation-, et toutes ces femmes qui venaient de milieux extrêmement bourgeois, qui amenaient leur dot. Il y avait les petites sœurs. C’étaient elles qui faisaient les basses besognes. Il y avait les petites sœurs tourières : c’étaient elles qui étaient à l’entrée…

Toutes ces différences, c’est là que je les ai découvertes…En métropole ! Parce qu’ici, je ne connaissais pas ça, je n’avais pas été en pension, et puis, les religieux et les religieuses qu’on avait ici ça n’était pas ça du tout. Ça a toujours été des gens formidables. J’ai découvert un monde et je me suis demandée:”Mais qu’est ce que c’est que ça ? Ce n’est pas possible. Et je suis restée deux ans là, deux-trois ans… Mais j’en ai fait voir de toutes les couleurs.

Les études de musique.

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Charles Panzéra, célèbre baryton suisse (1896-1976) (Source: You Tube)

Maman m’a trouvé le professeur de chant. Très bien d’ailleurs. C’était très drôle parce qu’il était marié à une Mauritienne. Planel. Jean Planel. Lui, il m’a entendu. Il m’a fait travailler. Et m’a dit : “Non, non, non, ce n’est pas possible…Je vais vous envoyer un autre grand professeur parce que je veux que vous alliez plus loin. Il s’appelle Charles Panzéra…c’est un très grand chanteur”.

Jean Planel ? Je travaillais en particulier chez lui, je n’étais pas dans une école…J’ai pris des leçons en particulier. Des cours particuliers. J’avais des cours privés de piano. Et puis j’allais suivre mes cours d’Histoire de la Musique, d’analyse harmonique à l’Ecole Normale de Musique. Je ne faisais pas de piano là encore. Ma mère m’avait envoyé à son ancien professeur et cet ancien professeur avait sa nièce qui était son assistante.

Donc j’ai beaucoup travaillé avec l’assistante et tous les mois j’avais le contrôle avec la dame qui était le professeur ..

C’est pour vous dire ce que cela faisait comme dépenses et comme sacrifices . Maman était déjà veuve ; elle a été veuve très tôt après son mariage, trois ans après son mariage….Trois-quatre ans…et donc elle était professeure de musique et elle ne gagnait pas des mille et des cents….

Et normalement j’aurais du avoir une bourse…Parce que veuve avec deux enfants … Eh bien pas du tout… Le président du Conseil Général -parce qu’il y avait un Conseil général à l’époque- a dit “La Musique, ce n’est pas des études… C’est quoi ça ? Pas de bourse. On n’a pas à donner de l’argent à des gens qui vont faire de la Musique.”

La scolarité en famille…

Mais vos parents avaient déjà dans l’idée que vous alliez devenir musicienne ?

Oui. Je suis partie très tôt d’ici. J’ai fait ma première presqu’à domicile parce que j’avais un professeur quasiment dans toutes les matières dans la famille.

J’avais ma tante Paulette qui était agrégée d’anglais, ma tante Jeanne qui était professeur de lettres, français, latin, grec, ma tante Lucie qui était en mathématique, physique, chimie…C’étaient les matières principales, je n’avais pas besoin d’autres choses. Donc je faisais ça à la maison; je travaillais à la maison avec elles. Et il fallait que je sois en avance.

Ma tante Lucie m’a fait travailler le son, tout ce qui concernait la Musique.

Avec ma tante Jeanne, c’était extraordinaire; elle avait une telle culture. Elle ne me disait pas : « Voilà on va faire des dictées de temps en temps pour la forme» non avec elle, c’était beaucoup de conversations. On a parlé des auteurs. Avec elle c’était un long monologue, j’écoutais, je passais ma vie à écouter, à essayer d’emmagasiner et je trouvais ça extraordinaire comme culture. Elle ne m’a jamais dit d’écrire pour voir si je faisais des fautes…ou pas…Ce n’était pas son souci; ce qui était important.

St Pierre et la Musique: une affaire de famille…

Et votre famille ne s’est jamais opposée à ce que vous alliez vers le monde artistique ?

Pas du tout. Ma mère était professeure de Musique. Elle avait ses diplômes de Musique. Donc elle avait fait ses études en métropole, à l’école normale; elle avait ses certificats. Elle était professeure au lycée Schoelcher, elle a fait quarante ans, toute sa carrière, au lycée Schoelcher avec les garçons. Donc ça a été tout a fait normal. Tout le monde faisait de la Musique par plaisir. J’ai une de mes tantes qui faisait du violon et du piano.

Ma grand-mère était très musicienne ; elle tenait l’harmonium ; mon grand père faisait du piano, il chantait ; c’est lui qui m’a fait découvrir l’opéra.

Comme il était de Saint Pierre, quand il était petit, il allait au théâtre de Saint Pierre écouter les troupes de passage. Les troupes de la métropole. Le trajet, c’était de la métropole à la Louisiane*.

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Nouvelle Orléans, Louisiane (USA), French Quarter, Bourbon Street (Source: L Pubellier)

Mais l’arrêt obligé, c’était la Martinique. Ils s’arrêtaient à Saint Pierre, qui était la ville culturelle avant l’éruption. Et puis  ils restaient 4 à 6 mois ici et après filaient vers la Louisiane. Et après la Louisiane, ils repassaient ici encore une fois avant de repartir en métropole. Ce qui fait qu’on a donné au théâtre de Saint Pierre.. si vous lisiez les choses que l’on a donné : la Juive, les opéras romantiques….

Mon grand père a tout entendu et m’a toujours dit -et ma mère le disait aussi- que les gens allaient au poulailler; ils étaient tellement emballés par ce qui se chantait qu’ils retenaient les airs. Et ces gens sortaient du théâtre en sifflant ces airs-là sur un rythme de biguine. Ce qui fait –et ça les Martiniquais ne le savent pas- que dans le livre: “Les Chants de Saint Pierre », il y a des airs de biguine: ce sont des airs d’opéras ! Qu’on a transformés ! Il y en a un c’est les « Huguenots »*. L’autre c’est «La Juive»*…et ça je l’ai…Ce que je peux vous citer est incroyable…Mais les gens ici ne le savent pas.

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La grande salle de l’ancien théâtre de Saint Pierre (Source: L. Pubellier)

Donc au contraire, mes parents étaient très contents. Je partais, j’étudiais le piano, j’avais mes diplômes et je revenais enseigner. Mais les choses se sont faites différemment parce que mes professeurs là bas ont estimé que j’avais un talent pour le chant.

*La Louisiane: Région du sud des Etats Unis, traversée par le Mississipi. Sa capitale est la Nouvelle Orléans. Elle a appartenu jusqu’en 1807 à la France. On y parle créole, français et anglais car ce fut un Etat esclavagiste jusqu’en 1865.

*Les Huguenots: Opéra célèbre du compositeur français Giacomo Meyerbeer donné à Paris en 1836.

*La Juive: Opéra à succès du compositeur français Jacques Fromental Halévy donné à Paris en 1835.

Entre chant et piano: un choix décisif.

J’étais très “tracqueuse” en piano. J’étais terrifiée. J’ai quand même réussi à avoir le second prix de piano en supérieur à Léopold Belland, le concours Léopold Belland*. J’ai raté le premier prix. Pourquoi ? Parce que j’avais tellement peur, j’avais un tel trac, que arrivée à la fin du morceau, je me suis déconcentrée, j’ai pensé : « Ouf, ça se termine » et je ne savais plus ce que j’avais à jouer. J’entends encore un membre du jury dire « Oh quel dommage ! » . (rires)

Donc j’ai eu un second prix à cause de cette petite déconcentration. Ça devait se passer comme ça…

Et le chant ? Les maîtres m’ont dit : il faut continuer sérieusement. Et finalement le chant m’a envahi, est arrivé sans que je l’ai réellement demandé, sans que je l’ai vraiment cherché. Le chant est venu de façon tout à fait naturelle. Le piano était complètement en arrière plan. Je ne peux pas vous dire à quel moment. Je n’ai pas dit : “J’arrête le piano, je commence le chant… “. C’est venu comme ça insensiblement et le chant s’est imposé comme ça. C’est fou. Par contre, d’avoir fait énormément de piano, d’avoir fait toutes mes études théoriques, le solfège, les sept clés et toute la théorie, ça m’a beaucoup servi pour le chant…énormément, parce que là je connaissais toutes les notes ; il y avait des chanteurs à l’époque qui ne connaissaient pas leurs notes, qui ânonnaient et passaient un temps fou pour travailler … Moi pas du tout. Quand un chanteur chante avec musicalité; vous dites : « Ça y est il fait d’un instrument ». On sent quelque chose.

Et puis, on m’a dit : «Vous allez vous présenter au Conservatoire ». C’est incroyable … Je n’ai pas été reçue tout de suite au Conservatoire* parce que l’entrée est très difficile ; c’est un concours …et  j’étais jeune. J’ai été reçue la troisième fois.

On me dit: “Comment ? Vous ? Quand j’en parle…-“Avec la façon dont vous chantez ? Maintenant ! Mais avant, je ne chantais pas comme ça … Si on ne m’a pas pris, c’est que ce n’était pas bien… Et j’ai dit finalement: “N’oubliez pas que j’ai été reçue la troisième fois” ; mais la troisième fois, j’avais 21 ans. Alors bon…C’était très jeune quand même… Alors au lieu de faire 5 années d’études, au bout de 3 ans, j’avais toutes mes récompenses… Pour vous dire que c’était ça ma destinée…

*Concours Léopold Belland: Concours international de musique et d’arts dramatiques créé en 1926. C’est encore aujourd’hui un concours de grande réputation auprès des musiciens en particulier dans le chant lyrique.

*Conservatoire national supérieur de Paris: (CNSM), prestigieuse institution qui détermine l’entrée dans la carrière d’un artiste. Il y a un concours d’entrée et le “passage du prix” , après 5 ans d’études. On y trouve parmi les plus grands artistes du monde de la Musique.

Noire, et la vocation du chant..

Vous saviez que vous aviez une vocation ?

Mais non…je ne savais même pas que j’avais une vocation…. Ce sont mes maîtres qui l’ont décelée, ce n’est pas moi. Non.

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Une oeuvre du compositeur français Charles CHAYNES.

C’est la seule fois d’ailleurs où je me suis dit : « Je suis noire. Je ne peux pas faire de l’opéra, monter sur une scène d’opéra au milieu de tous ces chanteurs blancs. » C’est la seule fois de ma vie où j’ai pensé à ça. Et mes professeurs n’ont même pas pensé que je suis noire. Ils m’ont dit : « Avec le talent que tu as, il faut que tu fasses de l’opéra ». Ils m’ont vu en tant que personne et ils n’ont pas vu ma couleur…Ils ont vu mon talent … Les gens qui m’ont écoutée, toutes les auditions que j’ai passées, tous les directeurs qui m’ont rencontrée, les chefs qui m’ont demandée….On n’a jamais demandé , on n’a jamais dit: “Eda Pierre…” D’ailleurs je vous le dis jusqu’à maintenant, le milieu de l’opéra n’est pas raciste ; c’est un milieu où tout le monde chante ; il n’y a pas d’histoire de couleur ; ça n’existe pas. Je dis que si tout le monde pouvait faire de l’opéra, ce serait beaucoup mieux.

C’est fou comme les choses se sont passées : je n’ai pas demandé. Et quand j’ai eu mes prix, le directeur, mon professeur de scène, Louis Noguéra, qui est un très grand chanteur, un très grand comédien, a téléphoné au directeur de l’opéra de Nice.

J’ai eu mes prix en 57 et j’ai débuté en mars 58.

Le mois de ma naissance m’a toujours porté bonheur; toutes les plus grandes choses que j’ai eu faites, ça a toujours été en mars… J’ai chanté à Marseille “Les Puritains”*. Et un jour, j’ai chanté le jour de mon anniversaire. Ça a été le plus grand triomphe de ma vie ; j’avais des triomphes extraordinaires mais ce soir là, ça a été pire que tout: c’est fou le mois de mars…

*Les Puritains: Opéra célèbre du compositeur italien Vincenzo Bellini donné à Paris pour la première fois en 1835. Il raconte une histoire d’amour entre deux personnages appartenants à des partis politiques rivaux (les Stuarts partisans du roi et les Puritains partisans d’un révolutionnaire) dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle.

Le succès…

Décrivez un triomphe !

Les gens hurlent, ils tapent du pied, Ils hurlent « Bravo ». Il n’y a pas que pour moi ; il y a pour mes collègues aussi mais quand j’ai fini un air…Les gens hurlent, ils tapent du pied…Il hurlent…Vous ne pouvez pas vous imaginer…

Il y a énormément de gens qui admirent la façon dont vous avez chanté…On le voit sur Internet… C’est énorme….

J’ai une de mes petites cousines qui est entrée au conservatoire, en troisième année,-il lui en reste encore deux…- Et c’est elle qui m’a appelée : « Tu sais, tu as un site c’est incroyable, y a un tas de gens…Est-ce que tu as vu « You Tube » ? « You Tube » ?

Non parce que moi je n’ai pas d’ordinateur…au grand dam de mes petits enfants. Alors je ne sais pas…J’ai regardé ça. Et puis après chez des amis :

” -Mais Christiane, vous n’êtes pas au courant de ça ?

Mais pas du tout…

– Mais il y a ça, il y a ça, et il y a ça… “

En France, aux Etats-Unis… Vous émouvez des gens avec votre voix et beaucoup plus probablement que vous ne le pensez- comment a-t-on conscience de cela quand on est artiste ?

Mais justement je n’ai pas conscience de ça…Je sais qu’à chaque fois j’ai essayé de faire mon travail…de travailler, de produire une chose le mieux possible…

Je ne me suis jamais considérée comme une vedette… et c’est ça qui est très important. J’ai toujours eu beaucoup d’humilité. Chaque soir, c’était une première; je n’ai jamais dit : « J’ai chanté… » ; chaque fois, j’avais l’impression de chanter l’ouvrage pour la première fois.

L’ aventure artistique…

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L’Opéra Ganier à Paris (source: wikipédia)

Quand on est à la troupe, ce n’est pas ça, c’est l’alternance, c’est l’alternance de répertoire, vous n’avez pas le temps, vous ne vous habituez pas, un soir je chante ça, le lendemain, 15 jours après, je chante autre chose. Mais après quand je n’ai plus fait partie de la troupe de l’Opéra Comique ; j’étais artiste invitée…et artiste invitée…c’est des séries. Parce que l’on ne peut pas se permettre de faire de l’alternance, garder des gens… donc on fait des séries…Des séries de huit…et après vous partez…Donc pendant une série de huit, si vous avez huit représentations à faire et à chanter toutes les quarante huit heures ou tous les trois jours, il faut être extrêmement vigilant, et ne pas se dire j’ai eu du succès là, ça a bien marché…Pas du tout… Parce qu’il faut chaque fois se remettre en question…

Ça, je le tiens de mes maîtres que j’ai beaucoup écoutés, parce qu’à l’époque on disait :« Les maîtres » et on les respectait profondément.. profondément…Ils m’ont toujours dit : « Rien n’est acquis… Il faut encore que tu chantes, que tu remettes ton spectacle, que tu te remettes en jeu… Chaque fois que tu as fini un spectacle, dis toi, demande toi : « Qu’est ce que tu n’as pas fait et que tu aurais du faire ? » «Qu’est ce que tu as raté ?» -Que les gens n’ont pas entendu…forcément ! –et ça c’est notre petite cuisine- « Pourquoi tu n’as pas fait ça ? » Moi je me réécoutais … C’est pour ça que j’ai un tas de bandes….mes amis m’ont enregistrée partout et:

“-  Ouh la, la , mon Dieu pourquoi j’ai fait ça ?

 – Mais c’est beau, c’est magnifique … !

– C’est pas ce que je voulais faire »

Un travail sur soi même…

Entre ce que l’on ressent, ce que l’on veut faire et ce que les gens reçoivent….c’est complètement différent. C’est pour ça qu’il ne faut jamais dire après un spectacle…quand on vient vous voir :-« Mon Dieu, que c’était beau ce que vous avez fait ce soir Madame Christiane Eda Pierre”, même si vous savez qu’il y a quelque chose que vous estimez avoir raté, il ne faut pas dire aux gens : « Oh mais vous savez à tel endroit j’ai fait telle chose… » -Il ne faut surtout pas leur dire… Parce qu’ils vont vous dire : « Ah mais oui, c’est vrai ce que vous dites là … ! » – Mais non ! C’est pas vrai du tout : ils n’ont rien entendu ! Ça c’est votre problème. C’est votre travail. Les gens vous félicitent. C’est fini. Vous n’avez pas à leur dire : « Oh ! ben oui mais ça aurait pu être mieux ! » -Il ne faut jamais faire ça parce que c’est dangereux. C’est chez vous que vous vous dites : « Ah pourquoi j’ai raté ça ? » …et vous vous remettez à travailler.

Parce que tout est basé sur le souffle. Si vous avez raté une phrase, vous vous dites : «Mais pourquoi j’ai respiré là ? J’aurais pas du ? Qu’est ce qui s’est passé ? » Il y a des soirs, aussi….Donc il faut prévoir des respirations pour dire : « Bon ce soir, je suis un peu fatiguée, je n’irai pas au bout de la phrase sans respirer..et faire une respiration voulue, et ne pas arriver à bout de souffle et que les gens disent : « Ouh là la, elle n’est pas arrivée Eda.. » Non, il faut prévoir les respirations; il faut déjà être vigilant. J’ai toujours pensé que j’étais un artisan du chant ; je n’ai jamais pensé que j’étais une vedette et je pense que c’est ce qui sert et qui reste.

Mais il ne faut pas non plus avoir une humilité stupide. Pas du tout. Je suis consciente de ma valeur mais elle ne prend pas le pas et d’ailleurs c’est très important de savoir ce qu’on est pour pouvoir avancer. C’est vrai j’ai du talent mais c’est aussi parce que j’ai beaucoup travaillé et que je continue de travailler.

J’ai une une chance au départ, c’est qu’il y avait des dons. C’est vrai. J’étais très douée. Mais si je n’avais pas fructifié ces dons, je ne serai rien ; je n’aurai jamais été Christiane Eda Pierre. Les dons aident et vous font gagner du temps. Ca fait gagner du temps mais il faut les faire fructifier. Absolument.

Le doute…et la solidarité.

Est-ce qu’il vous est arrivé de douter ?

Tout le temps. Un artiste qui ne doute pas…alors là ! Mais il ne faut pas que ça vienne entraver… Parce qu’il y en a qui doutent beaucoup et qui à un moment, de leur carrière, s’arrêtent, ne peuvent plus chanter ; ils ont un trac abominable…

Il faut douter mais il faut faire attention que cela n’aille pas vous gêner dans ce que vous avez à faire. Chanter à côté d’artistes qui doutent et qui n’arrivent pas à dominer leurs doutes , c’est terrible…

Vous en avez rencontré ?

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Christiane Eda Pierre et le ténor Kenneth Riegel dans les Contes d’Hoffmann de J. Offenbach en 1974. (Source: You Tube)

Oh oui ! Et il y en a qui ont arrêté leur carrière et qui auraient du continuer, qui ont fait des carrières extraordinaires avec des succès extraordinaires, et qui tout d’un coup, ont dit : « non ! ». Il leur est arrivé un pépin en scène ; ils ont -comme on dit dans notre jargon- « canardé » en scène, loupé une note, pour –x raison, -on n’est quand même pas des robots- ; ils n’ont jamais pu dominer ça. Ils ont dit : « A la fois d’après, je n’y arriverais pas » au lieu de chercher pourquoi…et au fur et à mesure, ils ont arrêté… Alors ça c’est terrible.

Surtout les ténors. C’est très difficile d’être ténor. C’est très difficile…C’est celui qu’on attend. Etre ténor ce n’est pas une voix naturelle. Ça demande énormément d’énergie. Les ténors ne sortent pas des aigus comme ça. Cela demande énormément de force musculaire. Il ne faut pas qu’ils ouvrent la bouche, -la soprano peut encore, le ténor ce n’est pas possible- .

On a eu des duos, je me souviens, c’était affreux…

-“C’est pas possible, il va la sortir cette note… Il est en train de vouloir ne pas la sortir. Je le sentais, plus il arrivait, on se tenait la main et je le sentais moite, je me disais ; «Ça y est, il va me la canarder cette note. Il ne va pas me faire ça…! »

Et au moment….j’ai serré sa main. Le son est sorti. Je lui ai donné une énergie. Et quand on est sorti de scène, j’ai dit :

« Ca va pas non ?

 -Pourquoi ?

-Tu n’allais pas me la canarder non ?

-J’avais tellement peur !

-Mais non ! Je t’en prie, ne fais pas ça !

-Qu’est ce que tu as ? Pourquoi tu as peur comme ça ? »

Il y a des choses comme ça…Il faut s’entraider quand on est en scène…

La scène ce n’est pas « Je chante, je suis toute seule ». Non. On est avec des camarades. Il faut s’entraider. C’est très important ça…