Le Morne Rouge décrit par Lafcadio HEARN (1890)

Lafcadio HEARN, né en Grèce, en 1850 est un personnage étonnant. Le « voyageur magnifique » selon le mot de Raphaël CONFIANT, est à l’image de ces européens du XIXe siècle, curieux, épris de découverte et d’aventure. Irlandais d’origine, ce journaliste américain a fréquenté les écoles de Dublin, Londres et Paris. C’est aux Etats Unis qu’il découvre la culture créole en particulier à la Nouvelle Orléans. Il accepte ainsi d’être durant deux ans le correspondant d’un journal américain aux Antilles françaises et notamment en Martinique… où il recueille un grand nombre de contes créoles…

En 1890, l’année même où il publie ce récit, Lafcadio HEARN part comme correspondant au Japon…

(La division du texte n’est pas d’origine.)

« Un voyage d’été aux tropiques » (1890)

« Contes des Tropiques »(1890)

L’étonnante piété du Morne Rouge.(1)

 

calvaire

Le calvaire du Morne Rouge édifié après 1851 sur le Morne Balisier.

« Le village du Morne Rouge, à environ six cents mètres au -dessus du niveau de la mer et à une heure de voiture de Saint-Pierre, est célèbre pour ses sanctuaires. C’est un lieu de pélerinage aussi bien qu’un séjour balnéaire. Au dessus du village, sur la pente escarpée d’un morne plus élevé, on remarque une succession singulière de petits édifices qui s’échelonnent jusqu’au sommet, quatorze petits tabernacles qui contiennent chacun un relief représentant un incident de la Passion du Christ. C’est le calvaire, et il faut être animé d’une foi vraiment plus que modérée pour accomplir l’exercice religieux de gravir jusqu’au sommet du morne en récitant une prière devant chaque petit autel. Du porche de l’édifice le plus élevé, le village du Morne Rouge apparaît si bas dans le lointain que l’on éprouve le vertige rien qu’à le regarder. Mais l’ascension vaut la peine d’être entreprise, même pour le profane, à cause de la vue superbe qu’on a du haut du morne. Sur toutes les hauteurs avoisinantes se dressent des chapelles votives et de grands crucifix. »

En diligence sur la route de Saint Pierre au Morne Rouge.

Ces extraits sont publiés avec l’aimable autorisation de Jean Marie TREMBLAY, professeur de sociologie, Chicoutimi, Québec, responsable de l’édition en ligne. Ouvrages en libre accès sur le site « Les classiques des sciences sociales »(2)

 

« Cependant, toutes surprenantes que soient les beautés des éperons que l’on entrevoit sur les routes de montagne d’où l’on domine longtemps Saint Pierre, la route conduisant au Morne Rouge les surpasse encore, bien qu’elle s’éloigne presque immédiatement de la ville. Sauf la Trace, la longue route qui serpente par-dessus les crêtes des montagnes et entre les forêts vierges vers le sud, vers Fort-de-France, il n’y a sans doute pas dans toute l’île de section de route nationale qui soit plus remarquable que la route du Morne Rouge. La diligence quitte la Grande Rue de Saint Pierre et traverse la Savane du Fort, aux tamariniers et manguiers immenses, en longeant la Roxelane. Arrivé au boulevard, on passe le grand morne Labelle, puis le Jardin des plantes à droite, où des palmiers aux troncs blancs élèvent leurs faîtes jusqu’à soixante mètres d’altitude, et enfin le beau morne Parnasse boisé jusqu’au sommet. A gauche, la vallée de la Roxelane se rétrécit, et la Pelée découvre de moins en moins sa base immense. Puis on passe par le joli village des Trois Points, qui sommeille à l’abri de ses palmiers, où la température est déjà de trois degrés plus basse qu’à Saint Pierre. Et la route nationale, virant brusquement à droite, devient tout à coup très escarpée, si escarpée que les chevaux ne la gravissent qu’au pas. Elle monte par lacets autour des collines boisées et entre elles, en longeant parfois les bords des ravins. De temps à autre, on aperçoit la route que l’on a suivie une demi-heure plus tôt qui ondule très loin, là en bas, étroite comme un ruban, et le chenal de la Roxelane, et la Pelée toujours plus élevée, qui étend maintenant de longs tentacules vert et pourpre jusque dans la mer. La diligence passe sous l’ombre fraîche des bois des montagnes, sous des bambous qui se balancent comme d’immenses plumes d’autruche vertes, sous d’exquises fougères arborescentes, hautes de dix à douze mètres ou quarante pieds, sous des fromagers imposants aux étranges troncs arc-boutés, et toutes espèces de plantes aux larges feuilles, cachibous, balisiers, bananiers…

 

On parvient ensuite à un plateau couvert de cannes à sucre, dont l’étendue jaune est limitée d’un côté par une demi-lune de collines aux angles définis comme des cristaux; à gauche elle s’abaisse vers la mer, et devant vous la Pelée dresse sa tête au-dessus des épaules des mornes intermédiaires. Un vent fort et frais s’élève, les chevaux se remettent au trot. Vingt minutes plus tard, la route, quittant le plateau, redevient abrupte; on approche du volcan en traversant la crête d’un éperon colossal. Le sentier tourne en demi-cercle, serpente, longe encore une fois le bord d’une vallée qui atteint presque trente mètres de profondeur. Mais se rétrécissant toujours davantage, la vallée se transforme en une gorge ascendante; et du côté opposé de l’abîme, sur le haut de la falaise, on distingue quelques maisons et une église qui semblent perchées sur le bord du précipice comme autant de nids d’aigles: c’est le village du Morne-Rouge. Il est à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer, et la Pelée, tout en la dominant de haut, paraît tout de même un peu moins élevée.

Le Morne Rouge: une rue jalonnée de chaumières ?

Ces extraits sont publiés avec l’aimable autorisation de Jean Marie TREMBLAY, professeur de sociologie, Chicoutimi, Québec, responsable de l’édition en ligne. Ouvrages en libre accès sur le site « Les classiques des sciences sociales »(2)

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Gravure de l’église publiée le 3 octobre 1891, dans « Le Monde Illustré », in Solange CONTOUR, « La Martinique et la Guadeloupe dans les revues illustrées du XIXe s. », 1989

Ce qui vous frappe tout d’abord le plus au Morne Rouge, c’est son unique rue irrégulière aux chaumières et aux boutiques peintes en gris,dominées par une église très simple, dont le porche principal est flanqué de quatre palmiers aux lourdes panses. Cependant le Morne rouge n’est pas si petit si l’on tient compte de sa situation; Il y a presque cinq mille habitants; mais afin de découvir où ils vivent, il faut quitter la route nationale qui suit une crête et explorer les sentiers aux hautes haies qui en descendent. On découvre alors une vraie ville de minuscules cases en bois, dont chacune se dissimule derrière des bananiers, des roseaux d’Inde et des pommiers-roses. On voit aussi nombre de belles demeures, maisons de campagne de riches négociants; et on constate que l’église, fort peu intéressante de l’extérieur est, à l’intérieur, richement décorée et assez impressionnante; c’est un lieu de pélerinage bien connu, où s’accomplissent des miracles. D’immenses processions y montent régulièrement de Saint Pierre, d’où elles partent à trois ou quatre heures du matin, afin d’arriver au Morne Rouge avant l’aurore.

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La vallée du Champflor

Ici, point de bois, rien que des champs. La coutume locale de planter des haies de roseaux, au feuillage d’un rouge sombre, prête une note pittoresque au paysage et on remarque une préférence bien visible pour des plantes aux feuillles cramoisies. Autrement, le sommet de la montagne est un peu nu; les arbres ont un air rabougri. Les palmiers sont devenus de plus en plus petits à mesure que l’altitude s’élève: au Morne rouge, ils sont très petits avec des troncs extrêmement épais.

Une station balnéaire bien arrosée.

Ces extraits sont publiés avec l’aimable autorisation de Jean Marie TREMBLAY, professeur de sociologie, Chicoutimi, Québec, responsable de l’édition en ligne. Ouvrages en libre accès sur le site « Les classiques des sciences sociales »(2)

 

Malgré les belles vues de la mer, des cimes et des lointains des vallées que l’on découvre du morne Rouge, le village présente un aspect assez sinistre. Peut être cela est-il dû à la teinte gris ardoise de tous les bâtiments, ce qui est fort mélancolique comparé aux coloris abricot et banane des murs de Saint Pierre. Mais ce gris triste est la seule couleur qui puisse résister au climat du Morne Rouge, où les gens vivent littéralement dans les nuages. Se déroulant comme une fumée blanche, les nuages descendent de la Pelée, et créent souvent un brouillard lugubre; et le Morne Rouge est très certainement un des endroits les plus pluvieux du monde. Lorsqu’il fait sec partout ailleurs, il pleut au Morne Rouge. Il y pleut au moins trois cent soixante jours et trois cent soixante nuits par an. Il y pleut invariablement une fois par vingt-quatre heures; mais plus souvent cinq ou six fois. L’humidité y est phénoménale. Tous les miroirs se couvrent de taches; le linge y moisit en une journée; le cuir devient blanc; le cuivre verdit; l’acier s’effrite en un poudre rouge; le sel se transforme vite en saumure, et les allumettes à moins d’être conservées dans un endroit très chaud, ne s’enflamment pas. Tout moisit, se pèle et se décompose; même les fresques à l’intérieur de l’église sont bosselées d’immenses ampoules, et une végétation verte ou brune miscroscopique attaque toutes les surfaces découvertes de pierre ou de bois. La nuit, il y fait souvent vraiment froid; et il est difficile de comprendre comment, malgré toute cette humidité, ce froid et cette moisissure, le Morne Rouge puisse cependant être un endroit sain. C’est pourtant la grande station où les invalides de la Martinique, et les étrangers que le climat de la Trinidade ou de Cayenne a débilités, se rendent pour récupérer leurs forces.

La splendeur de la vallée du Champflore.

Ces extraits sont publiés avec l’aimable autorisation de Jean Marie TREMBLAY, professeur de sociologie, Chicoutimi, Québec, responsable de l’édition en ligne. Ouvrages en libre accès sur le site « Les classiques des sciences sociales »(2)

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Le piton Gelé près de la plaine du Champflor

En quittant le village par la route qui continue à monter, vous serez surpris, après environ vingt minutes de marche, de découvrir une vue magnifique: la vaste vallée du Champflore, arrosée par plusieurs torrents et limitée au sud et à l’ouest par une houle double, triple, quadruple de montagnes, montagnes brisées, pointues, tourmentées et irisées, comme disent les créoles, de tous ces tons de gemmes que crée le lointain dans l’atmosphère des Antilles. Particulièrement saisissante est la beauté d’un cône pourpre au centre de cette chaîne multicolore: c’est le piton Gelé. Toutes les vallées de ce riche pays sont divisées en damiers dont les carrés sont alternativement plantés d’herbe, de cannes à sucre et de cacao, sauf au nord-ouest, où les bois ondulent à perte de vue derrière une colline. En face de ce paysage, à votre gauche, se trouvent des mornes de hauteur inégale, parmi lesquels on observe la Calebasse, qui domine tous les autres, sauf la Pelée se profilant très sombre à l’arrière-plan. Et un chemin mangé d’herbe dévie à l’ouest de la route nationale pour aboutir au volcan. C’est la route de la Calebasse à la Pelée. »

Notes:
(1)Lafcadio HEARN, Two years in the French West Indies, 1890, reed. « Aux vents caraïbes », trad. Marc LOGE, Hoëbeke, Paris, 2004, (1)p 52,
(2)Lafcadio HEARN, Contes des Tropiques, 1890, trad. Marc LOGE, ed Mercure de France, 1926, 249p, p16-17-18.