Entretien (1)

Vivre au Morne Rouge ou quand le climat détermine les racines…

Christiane Eda Pierre

Christiane EDA PIERRE, le 18 juin 2010

Christiane Eda Pierre a évoqué l’impression que lui laissent les murs du collège, qui à l’époque sont ceux d’une simple école primaire.

Elle raconte ainsi comment elle passe son enfance au pied de la Montagne Pelée…

Jusqu’à ce que nous ayons trouvé notre maison, une maison à louer et puis après qu’on ait construit un peu plus bas en descendant vers Fond Rose –maintenant la maison de famille est vendue-, on passait nos vacances dans l’école, et de merveilleuses vacances…On passait 2 mois ici mais c’était un véritable déménagement. Des camions arrivaient là avec des lits, des tables et tout… cuisinières, casseroles…Tout ! Eh bien oui ! C’était étonnant… On fuyait la ville…Il y faisait chaud.

J’ai vécu jusque dans les années 50 en Martinique, et le Morne Rouge pour moi, bien que je sois née à Fort de France, c’est mon pays. Je suis venu au Morne Rouge j’avais quelques mois seulement parce que je souffrais beaucoup de la chaleur.

Déjà bébé, parce que je hurlais, -mon grand père disait « Ça n’est pas possible ! on va en faire une chanteuse de cette petite! » (rire…). Je hurlais !…-Vous voyez j’étais prédestinée !-, ma mère et mon père se relayaient à Fort de France dans la maison et la cour, une grande cour. Ils me portaient toute la nuit, Il ne fallait pas que je sois contre quelqu’un …non … il fallait me porter –l’artiste, déjà vous voyez !- Il fallait me porter les bras en avant (rire). Ils étaient toute la nuit comme ça. Au bout d’une heure il y en a un autre qui descendait et c’était infernal. Je n’arrivais pas à dormir.

Le médecin a dit : »Il faut l’envoyer dans le Nord. Allez où vous voulez dans le Nord mais il faut vraiment un endroit où il fait frais parce qu’elle a trop chaud. »

Je voulais dormir mais j’avais trop chaud ! Ils ont donc choisi le Morne Rouge… une petite maison… Ma mère m’a dit : tu as dormi 24 heures sans te réveiller, ton père et moi on se demandait si tu n’étais pas morte: on regardait si on te voyait respirer. Ben oui ! J’avais des heures de sommeil à récupérer !

L’enfance au Morne Rouge.

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L’église du Morne Rouge construite après le cyclone de 1891, rescapée de l’éruption de 1902.

Et puis toute la famille a suivi par la suite et on est resté au Morne Rouge : Pour moi, c’est ma vie, c’est mon pays… J’adore ce pays. Je déteste Fort de France. Je trouve la ville laide, il fait chaud. Le Nord pour moi c’est extraordinaire.

C’est bien le Sud, il y a de très belles choses dans le sud mais je dis la mer c’est toujours la mer, la plage, c’est toujours la plage. Le Nord Caraïbe, le nord de l’île on n’a pas fini de connaître ! Il y a un tas d’endroits avec des choses nouvelles, des chemins ouverts…C’était inaccessible. Maintenant il y a des chemins ouverts on découvre des habitations; parce que les gens à l’époque, quand j’étais petite, ils allaient à cheval, ils traversaient… Maintenant il ya des chemins ouverts, de nouvelles constructions, On découvre des choses. C’est magnifique ce pays, c’est extraordinaire. Là je vais aller à Fond Saint Denis…

Le Morne Rouge était-il plus vivant par le passé ?

Ah c’était autre chose… C’était très calme. C’était vraiment le pays de villégiature… Tout le monde venait, c’était très calme… Il y avait beaucoup d’enfants. J’avais beaucoup d’amis. Là-haut, il y avait une espèce de petite terrasse, un petit square, près de l’église, il y avait la maison du boulanger pâtissier. Il avait du terrain. Il y avait là tous mes amis : il avait eu vingt enfants ce monsieur ! De deux femmes différentes Dieu merci ! Mais de la deuxième femme, il en avait eu douze quand même ! Douze ! Et alors on se rencontrait…

Il y avait l’ancien maire, Pierre Petit, c’est un ami, -on l’appelle Pierrot-, un ami d’enfance. Toutes les vacances, il y avait sa maman, la petite boutique, la petite maison là. On se promenait le soir, tous ensemble. On portait le phono –parce qu’il y avait le phono*, la « Voix de son Maître »*- vous savez… avec les soixante-dix-huit tours…

Il y avait ce qui est maintenant la place en souvenir des esclaves… On allait là tous les soirs, il y avait un kiosque. On portait ce phono avec les disques et on dansait sur le kiosque, entre amis, c’était magnifique, c’était extraordinaire…

*« La Voix de son maître » (HMV: His master’s voice). Maison de disque anglaise créée en 1921 appartenant aujourd’hui à la maison de disque EMI. Le nom de cette maison vient de son logo représentant un chien écoutant un phonographe.

*Le phonographe: inventé aux Etats Unis en 1877 par Thomas Edison. Il permet alors de lire des disques gravés afin d’écouter de la musique enregistrée. En particulier dans les années 20, des disques  capables d’effectuer 78 tours sur une même face.

Le monde colonial

C’est la période de votre adolescence…

C’est étonnant. Moi je faisais partie des plus jeunes. Mais il y avait des grands, des plus âgés, qui ont aujourd’hui 80/ 87 ans. Ils veillaient sur nous qui étions plus jeunes. C’était formidable. J’aimais beaucoup ce pays.

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La route de la Trace dans les années 1940 avec, au fond, le Sacré Coeur de Balata.

C’était l’époque où il y avait aussi … Comment vous dire ça ?-maintenant ce n’est plus ça- il y avait beaucoup de békés* au Morne Rouge. Beaucoup, beaucoup. Maintenant ils sont partis. Ils ont disparu ; il n’y en a quasiment plus… Ils étaient plus nombreux d’ailleurs. Je crois qu’ils étaient ici près de trois mille…
Il y en a beaucoup qui sont partis. C’était étrange. Il y avait une haine. Mais il arrivait qu’on se rencontrait le soir, en se promenant dans la rue, -parce qu’elle était à nous la rue le soir ! – Il n’y avait pas de voitures, quasiment pas de circulation. Et on se promenait…Il arrivait que les deux bandes, les communautés, se retrouvaient face à face; on se promenait. Un soir, on est resté, on s’est regardé et on s’est dit: « Nous on ne bouge pas ». Et eux nous regardaient…et on s’est dit qu’on passerait la nuit ici s’il le fallait et puis finalement c’est eux qui se sont séparés et qui sont passés. Il n’y a pas eu d’affrontements. Pas du tout. Mais comme ça, ce n’était pas très très bien.

Et là je suis très contente de voir que les choses ont l’air de changer tout doucement, que les choses ont l’air de s’améliorer parce qu’il faut vraiment qu’on s’entende. Il faut que ça s’arrange complètement.

Mais j’ai des souvenirs vraiment étonnants de ce pays. Je ne sais pas si Pierrot s’en souvient encore – on a beaucoup ri, on était insouciant. On était terriblement insouciant. L’avenir on n’y pensait pas. Nos parents étaient tranquilles.

*béké: Surnom donné en Martinique, à l’ancienne aristocratie blanche esclavagiste de l’époque coloniale. Elle est formée d’anciens planteurs de cannes à sucre. Elle a survécu à la différence des autres territoires d’outre mer français, à la Révolution Française (occupation anglaise de la Martinique) et à la seconde abolition de l’esclavage en 1848.

An tan Robert…: La guerre.

Pendant la guerre il y a eu des trésors d’imagination. Quand je vois maintenant avec tout ce que l’on a ! Au lieu de manger trop de choses -je sais bien qu’il faut aussi manger des choses de l’extérieur ; qu’il ne faut pas rester replié sur soi même- mettre en valeur tous ce que nous avons ici !. C’est quand même incroyable ! Des fleurs, des légumes…

Pendant la guerre, il y avait beaucoup de restrictions on ne recevait quasiment rien. Enfin nous… ce qu’on appelle les « gens de couleur »-je déteste ça-. Et on était obligé d’avoir des trésors d’imagination pour manger parce que c’était sous l’Amiral Robert*, sous le gouvernement de Vichy, et tous les békés avaient de quoi manger. Il y avait des fêtes sur la route de Didier. C’était incroyable ! Il y avait beaucoup, beaucoup de békés qu’on appelait les grands békés, qui étaient sur la route de Didier et ils étaient reçus à la résidence ; ils s’amusaient bien ; ils mangeaient bien.

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L’amiral Robert en 1941 (Source: Historial Antillais…)

Et nous ? Eh bien les Martiniquais ont fait preuve d’une imagination extraordinaire. On n’a pas souffert de faim parce que les légumes mon Dieu, le fruit à pain –comme son nom l’indique- il remplaçait le pain ! Le dachine aussi, Ma mère faisait cuire ça et après, une fois que c’était cuit, bien chaud, on passait ça sous la cendre, ça grillait.

Elle faisait le beurre elle-même parce que quand elle était à Fort de France, la marchande de lait passait avec son grand pot de lait sur la tête. Elle vendait son lait, le litre de lait, avec ce qu’on appelait la « chastagne », et maman faisait bouillir son lait et une fois qu’il y avait de la crème dessus , elle prenait la crème au fur et à mesure chaque jour et quand elle en avait trop elle faisait le beurre…Et nous avions du beurre… Et comme il n’avait pas de réfrigérateur à l’époque … pour conserver le beurre, elle mettait le beurre dans une eau très salée. Il ne bougeait plus . Elle faisait la friture… les fruits, le savon..

*L’Amiral Robert: (1875-1965): Dirige les Antilles de 1940 à 1943, pour le compte du gouvernement de Vichy. Il est proche de l’aristocratie coloniale blanche -appelée békée- de l’île.

Vivre: « Debouya pa péché ! »

Il n’y avait pas de savon. Le savon ? Il y avait une plante qu’on appelle « savon » : des petites boules…Et franchement c’est du savon ! Et ça lavait le vêtement : ça lavait les vêtements !

De l’huile ? Il n’y avait pas d’huile. On faisait de l’huile avec le lait de coco. Ma mère râpait la chair de coco et puis elle mettait tout doucement le lait -quand elle avait bien pressé- dans un récipient à cuire, tout doucement , tout doucement. Et au fur et à mesure tout ce qui était la pulpe descendait et l’huile surnageait et après elle passait l’huile dans un linge fin. Et on faisait la cuisine avec de l’huile de coco.

Il y avait un tas de choses . D’ailleurs j’ai vu une émission il n’y a pas très longtemps : les personnes qui avaient mon âge rappelaient ce que les parents faisaient. C’était extraordinaire.

On n’a pas souffert. On n’est pas resté des jours comme en métropole avec des gens qui ne mangeaient pas qui « crevaient » de faim . On n’a pas connu la queue, les bons… Non, par rapport aux gens de la métropole, on n’a pas souffert de malnutrition. On s’est vraiment servi de ce que la nature donnait ici.

Il faut qu’on revienne à ça. Au fond, on dépenserait moins…Je ne trouve pas normal que les produits martiniquais coûtent plus chers que ceux qu’on reçoit. Ça c’est pas normal. Il faut réguler. Il faut dire maintenant vous allez vendre ça à tel prix. Il y a beaucoup de choses à faire.

Antillaise de l’exil…

Je suis parti en 50. Et quand je suis revenue quatre ans après, ce n’était pas facile ; il n’y avait pas l’avion ; on voyageait par bateau. Je suis restée quatre ans sans revenir ici. J’ai trouvé le pays tellement changé ; quatre ans…Je ne connaissais plus rien. Il y avait eu des choses nouvelles . On avait construit; on avait ouvert la route pour l’aéroport …

On avait fait un tas de choses. Je me sentais une véritable étrangère dans mon propre pays et cela fait une très mauvaise impression . On ne se sent pas bien du tout.

En plus on vous fait bien comprendre : « Tu vois tu ne connais pas ! ». Evidemment: ils sont comme ça ! Ils vous font bien remarquer que tu n’es plus au pays ; tu ne peux pas comprendre ceci ; cela …

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Les Champs Élysée à Paris

C’est très difficile de revenir pour parler ainsi parce qu’ils savent tout ici: on n’a pas le droit de leur faire des critiques…Je leur ai dit « Mais vous savez, ce qu’il y a de bien, c’est que là bas on vous connaît mieux que vous : nous avons la distance…On voit très bien ce qu’il se passe avec la distance. On est mieux pour parler, pour voir ce qu’il se passe…Ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, comment vous réagissez…Et c’est vrai…
De toute façon, si l’on parle des Antilles, c’est grâce à ceux qui sont en métropole, pas grâce à vous, ici… Et c’est la vérité: les choses changent.

Comme je suis revenue par la suite, j’ai beaucoup chanté; j’ai toujours fait en sorte de ne jamais me détacher d’ici; d’être proche; de tout entendre; de me mettre au courant par des amis ; par mes parents; donc chaque fois que j’arrivais je n’étais pas surprise de certaines choses

Quand je suis là bas, je regarde la télé, le journal en simultané parce que je me couche très tard ; je suis couche tard. Je ne me couche jamais avant trois heures du matin…. parce que dans mon métier vous savez.. J’ai des collègues qui se couchent peut être plus tôt mais moi j’ai gardé ce pli et comme ça j’écoute les nouvelles … Je sais tout ce qui se passe. Et c’est très important pour moi de ne pas me détacher de l’île. C’est ce qui a permis d’ailleurs que je sois moi.

Monsieur Césaire…et Paulette Nardal.

cesaireComment avez-vous vu Monsieur Césaire en son temps ? Comment avez-vous vécu la période où Monsieur Césaire s’est impliqué dans son combat ? Il est mort l’année dernière…

J’étais à l’enterrement; j’étais invitée; je n’étais pas loin du cercueil, invitée avec une de mes cousines et son mari décédé depuis…Mais j’ai dit: »Mon Dieu heureusement que j’étais là pour cet événement ». Je suis partie en 50…Je n’ai pas réellement vu Monsieur Césaire* à la mairie de Fort de France…mais c’est vrai, il était à l’Assemblée Nationale. Ma famille connaît très bien Monsieur Césaire… Il était de la génération d’une de mes tantes et nous le connaissons d’autant mieux qu’il y a ma tante Paulette qui est l’aînée de la famille …

C’est grâce à ma tante Paulette que Monsieur Césaire a rencontré Senghor* …Cela il ne l’a pas toujours dit. Ils se sont vus au Lycée St Louis. Mais il l’a rencontré chez ma tante.

Je suis très contente ; il y a une rue qui porte le nom de ma tante Paulette Nardal et on dit qu’au fond elle est à l’origine de «la négritude » -mais non…le mot est de Senghor ! -. Je suis très contente de ce qu’ils ont mis parce que c’est elle qui a ouvert la voie.

Il y a une erreur sur votre site : vous avez marqué « L’Etudiant Noir ». Non c’est « La Revue du Monde Noir ». C’est très important parce que « L’Etudiant Noir », c’est après. Oui c’était après… Il faut corriger parce que par rapport à la revue de ma tante, il y a eu six numéros. Et puis, il n’y avait plus d’argent et le gouvernement s’est arrangé ; c’était difficile ; il trouvait que c’était une revue subversive…

Mon Dieu « L’Etudiant Noir » après, ça a été pire! Ils n’ont eu que deux numéros je crois, mais finalement c’était pire. Ma tante ça n’était pas ça du tout… Les revues qui ont été faites après ont été assez révolutionnaires; révolutionnaires et agressives par rapport à la revue qu’avait créée ma tante avec Louis Achille. Il y avait Senghor qui était là aussi.
Et cette revue…C’est pour cela qu’Aimé Césaire n’aimait pas qu’on en parle. C’était « salonnard ». Il voulait prendre sa distance. Ce n’était pas vrai du tout et il y a des gens qui lui ont reproché ici de n’avoir pas dit qu’on fond quelqu’un avait ouvert la voie et qu’il était entré dans cette brèche. C’est tout.

Et il a fini par le dire parce que tout le monde le lui disait.

Et j’ai beaucoup apprécié, parce que lors de l’enterrement de Césaire, Aliker, qui est un grand ami de ma famille et qui n’a jamais cessé de dire cela, l’a dit le jour de l’enterrement et il a encore enfoncé le clou. J’étais ravie et tout le monde le sait parce que la plaque qu’ils ont mise pour ma tante Paulette est extraordinaire.

J’avais rencontré quelqu’un du PPM ; j’étais dans la ville de Fort de France et il m’a dit :

– « Ah, madame Christiane Eda Pierre, est ce que vous venez ?

– Je ne sais pas comment aller là, je n’ai pas de voiture…

-J’ai invité une de vos cousines à venir, on va vous réserver des places, vous viendrez.. »
J’en ai profité…

-Vous savez que ma Tante Paulette …

-Vous savez tout madame Christiane Eda Pierre… »

Un homme éminent du PPM ! L’air de dire: « –Le patron ? On n’est pas tout a fait d’accord avec les petites cachotteries. »

*Paulette Nardal (1896-1985): Professeure agrégée d’anglais, journaliste, elle anime à Paris un salon bilingue. Première étudiante noire à la Sorbonne, elle fréquente dans les années 20, le « Bal nègre », première manifestation culturelle afro-américaine à Paris et publie des écrivains afro-américains dans La Revue du Monde Noire jusqu’en 1932. Elle est l’aînée de 7 soeurs.

*Aimé Césaire (1913-2008): Poète, député et maire de Fort de France. Lutte contre la colonisation. Artisan de la départementalisation de la Martinique en 1946. Auteur de « Cahier d’un retour au Pays Natal ». Il défend le mouvement de la « négritude » avec Sédar Senghor.

*Pierre Aliker (1907): Chirurgien, frère d’André Aliker (journaliste communiste assassiné en 1934). Compagnon et adjoint d’Aimé Césaire, il fonde avec lui le PPM.

*PPM: Parti Progressiste Martiniquais, fondé en 1958 par Césaire et Aliker d’une scission avec le Parti Communiste. C’est un parti à tendance autonomiste.

*Louis Achille: Un des premiers professeurs agrégés de l’ïle. Professeur d’anglais au lycée Schoelcher de l’écrivain martiniquais Joseph Zobel ( auteur en 1949 de « Rue Case Nègres »…)

*Léopold Sédar Senghor (1906-2001): Poète et premier président en 1960 de la République du Sénégal. Compagnon d’Aimé Césaire, défenseur de la francophonie, il est l’auteur de »Nocturnes ». Il a fondé en 1934, la revue « L’Etudiant Noir ».

L’héritage de Paulette Nardal

J’ai beaucoup apprécié ce qu’ils ont mis sur la plaque ; vous savez ? La plaque qu’ils ont mis sur la rue Louis Blanc, vers le Petit Marché. J’étais émue. C’était exactement ce qu’il fallait mettre.

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Paulette Nardal (1896-1985) -Source: Wikipédia

Quand ma tante est décédée, Césaire a écrit à ma mère et dans cette lettre il reconnaît ce qu’a fait ma tante Paulette.

Il y a un autre article: Ménil*, avec lequel il était fâché depuis longtemps -Dieu merci, ils se sont réconciliés.

La femme de Ménil m’a envoyé il n’y a pas si longtemps de cela un article –parce que lui était communiste- qu’il avait écrit dans Justice quand ma tante Paulette est décédée, disant qu’on ne va jamais oublier, qu’on lui doit beaucoup: « J’ai toujours dit Paulette Nardal est très importante, c’est elle qui nous a ouvert la voie : nous ne devons pas l’oublier ».

Monsieur Confiant* dit: « cette » Paulette: « Cette Paulette Nardal qu’est ce qu’elle a fait ? ». Je n’aime pas cet homme. Je déteste cet homme. Déjà comme écrivain, je ne le supporte pas… «Bourgeoisie Noire »… Qu’est ce que ça veut dire « bourgeoisie noire » ? Nous n’avons jamais oublié dans ma famille d’où nous venons, ce qu’on est.

Mon père était ingénieur des Arts et Métiers, c’est lui qui a ouvert un peu la voie de la Trace* : il a fait le pont de l’Alma ; c’est lui qui a fait construire l’église qui a brûlé et qui se trouvait au François avec le plafond à caissons et il y a une autre église qui est là encore et qui a été faite par mon père avec un plafond à caissons….

On lui a toujours dit « vous êtes des nègres… N’oubliez pas ça ! » Sa famille n’a jamais été métissée. Jamais. Ses parents étaient maliens….Ils venaient du Mali. Mon grand père n’a jamais été métissé.

*René Ménil (1907-2004): professeur de philosophie au lycée Schoelcher en Martinique. Communiste, il lutte contre la colonisation aux côtés de Césaire, lutte contre l’assimilation et défend l’autonomie. Il se sépare de Césaire qui s’écarte, lui, du Parti Communiste.

*Raphaël Confiant (1951): écrivain et professeur à l’université Antilles Guyane de Fort De France. Il défend l’autonomie et s’est engagé dans le mouvement de la « créolité ». Auteur des romans « Eau de Café », « Le nègre et l’Amiral »…

*La voie de la Trace: Route reliant Fort de France au Morne Rouge à travers la forêt tropicale et les pitons du Carbet. Elle est aménagée à la fin du XIXe siècle.

Les origines familiales.

Le nom Eda est d’origine Peule ?

Ca c’est du côté de mon grand père paternel. Certains disent que c’est peul*, d’autres disent…Enfin mon grand père paternel viendrait de Mauritanie. Donc c’est ça…Il viendrait de Mauritanie et je pense qu’il est arrivé après l’abolition. Et puis mon frère avait une photo familiale…Je lui ai demandé: »Il faut que tu me cherches ça… » Lui ne fait rien, il ne cherche pas et ça m’ennuie beaucoup.

Ma mère m’a dit « Mais j’ai vu cette photo, il est resté un très bel homme. Il avait un teint noir rouge. Un nez et de grands yeux magnifiques comme ces gens là … »

Alors voilà je pense que cela ne doit même pas être Eda mais Edann ou Khedan dont on a fait Eda…
Pierre ? Simplement parce qu’il devait travailler chez Monsieur Pierre. C’est comme ça que l’on faisait –vous avez du remarquer qu’ici, il y a beaucoup de noms composés-.

C’est un tel qui travaillait chez Monsieur Pierre , alors on lui mettait son nom ….
Je commence des recherches…J’espère encore vivre vingt ans (rire)… Parce que maintenant ils sont très avancés en archives…Il faut écrire à Nantes pour qu’on fasse des recherches… Une de mes amies qui travaille ici et qui est très versée là dedans m’a dit : « Envoie moi tous les documents que tu as… » Parce que de ce côté-là c’est le grand trou même du côté de ma grand-mère paternelle.

De ce côté-là, je crois qu’il y a du Caraïbe*. Je sais qu’un jour elle m’a amené chez une de ses cousines, une femme qui était un peu blanc cuivre avec des cheveux très noirs, qui descendaient –j’étais subjuguée- jusqu’aux chevilles; je n’avais jamais vu ça…Ma grand-mère elle-même avait des cheveux qui lui arrivaient en dessous du genou. Les paumettes, les yeux un peu comme ça…Il y avait du Caraïbe par là… Mais là je ne sais pas grand-chose.

Mon père a été déclaré par les deux: ils n’étaient pas mariés, comme ça se faisait à l’époque, on se mariait très peu…

*Peul: qualifie une langue parlé par plusieurs ethnies, peuples, d’Afrique du Nord, du Sahel, du Sénégal jusqu’au Soudan. Ce sont des peuples de pasteurs nomades.

*Caraïbe: Nom donné aux premiers amérindiens des Antilles.

Schoelcher et le grand père Nardal.

Mon grand père a été le premier martiniquais à être ingénieur, à faire ses études. Il est rentré; il est revenu très jeune, à 21 ans, mais il n’a pas pu exercer parce qu’il était trop jeune. Il a donc fallu qu’il attende ses 25 ans pour être chef de service.
Quand il est revenu, qu’il a été ingénieur, il y a un homme politique qui a écrit –je ne sais plus qui -, à Schoecher*, qui était retourné en Alsace. Il lui a dit :

– « Je vous saurai très heureux d’apprendre qu’il y a en Martinique, un noir qui s’appelle Nardal, qui est ingénieur … »

Mon grand père était né seize ans après l’abolition de l’esclavage.

Schoelcher a répondu et a écrit à mon grand père pour le féliciter.

Mes tantes disaient « Papa, il faut que tu donnes cette lettre aux archives … » Il n’a jamais voulu.

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Victor Schoelcher (1804-1893) Source Wikipédia

Malheureusement la maison familiale a brûlé et la lettre est partie avec, dans l’incendie. Cela a été une catastrophe pour la famille. Tout le monde est sauvé; on a perdu les meubles…Mais pour elles, la lettre de Schoelcher …félicitant mon grand père….

C’est mon grand-père …qui a appris la flûte, le piano, la Musique…, ma grand-mère, son épouse, organiste, c’est eux qui m’ont communiqué l’amour de la Musique, à moi et à toutes les filles Nardal.

Et tout ça vient de mon grand père…qui avait appris la Musique en métropole.

J’ai commencé le piano à l’âge de 7 ans avec ma mère qui était professeur d’éducation musicale.

Je viens d’avoir 78 ans.

Ce qui est extraordinaire dans notre famille, c’est de penser que notre grand père que j’ai évidemment énormément connu, ses parents, mes arrières grands parents, sont des nègres qui n’ont pas été esclaves mais qui travaillaient.

Elle, elle était « rouleuse de bout » -comme on disait- elle faisait des cigares , quelquefois elle était couturière, elle cousait. Mais sur son acte de naissance, on met « sans emploi »: ce n’était pas du travail, faire des cigares;  être couturière, ce n’était pas du travail.

Lui, il était cordonnier ou quelque chose comme ça… Leurs propres parents, est-ce qu’ils ont été esclaves ? Les parents de mon grand père sont peut être nés libres et n’ont jamais été esclaves….

Et c’est grâce à mon grand père que je suis Christiane Eda Pierre avec tout ce que cela comporte dans la Musique, l’éducation, la droiture…Il a élevé toutes ses filles comme ça. Elles ont dit: « Notre père nous a élevé à la Spartiate ». Et parfois on disait justement que ces noirs de la Martinique, Il n’y en avait pas beaucoup qui arrivaient à cette chose là.

*Victor Schoelcher: (1804-1893), Journaliste et député français de la Seconde République (1848-1851) qui fit voter l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises. Il est issu d’une famille de négociants en porcelaine d’Alsace.

Etre antillais: une identité assumée.

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Un enregistrement d’une oeuvre du compositeur français Charles CHAYNES

Nous avons toujours eu, on nous a toujours donné la fierté de ce qu’on est.

Ce qui fait que moi, je suis une antillaise qui n’a aucun problème, mais aucun problème, d’identité. Ce n’est pas comme certains de mes compatriotes qui ont de gros problèmes… Je n’ai pas de problème d’identité.

On m’a toujours dit : Vous êtes nègres, nous sommes nègres, il y a des nègres dans la famille, on a toujours employé le mot, ça ne m’a jamais gêné ; voilà mes origines . Nous devons êtres les meilleurs; on ne nous pardonnera jamais…Nous devons rester comme ça. Et dans toute la famille, – même ma cousine, qui était ancien directeur général du CHU, -Dieu merci, elle est partie à temps ! Avec ce qui se passe en ce moment…- dans toute la famille, nous n’avons aucun problème d’identité.

Je disais à Annie :

– On a beaucoup de chance, on n’a pas de problème d’identité..

– Ah non alors ! Ni mon frère, ni personne…!  »

Et vous savez c’est très important.