De Matinino, l’île aux femmes, à Juanakaera, l’île aux iguanes…
L’île est peuplée par des amérindiens depuis vraisemblablement 4000 ans comme le montrent certains vestiges céramiques retrouvés au Carbet, dans le nord Caraïbe et dans la Savane des Pétrifications au Sud. Mais la vague principale de migration, d’orgine arawak, venue des plateaux des Guyanes* a lieu vers 600 avant J-C.
Ces amérindiens ne connaissent pas la métallurgie, la roue ou encore l’écriture; ce qui explique que la majeure partie de ce que l’on connaît d’eux vient des récits des premiers colonisateurs. Ils cultivent des patates douces, le tarot (le « dachine »), le piment, le manioc, une sorte d’ananas, des corrossols…Ils recueillent les fruits du coton pour fabriquer ce qu’ils appellent en langue arawak, le « hamac », savent façonner les calebasses et font usage de « tabac ». Ils fabriquent des outils de pierre et des paniers. Familiers de la mer, ces peuples utilisent des embarcations appelées « canoa » en langue arawak. C’est précisément ce qui permet à ces premiers amérindiens de se déplacer dans l’archipel des Petites Antilles.
Vers l’an 1000 cette civilisation change peu à peu. Un terme est employé pour désigner une catégorie particulière de la population qui se manifeste à ce moment-là: « Caraïbes », le mot signifiant « homme redoutable » en langue caraïbe. Sous l’impulsion de ces « Caraïbes », appelés « Kalina », la société arawak se transforme et se consacre davantage à la pêche et à la guerre contre la civilisation Taïno (un autre peuple arawak de l’actuelle République Dominicaine).
Une immense forêt recouvre alors probablement tout le nord de l’île. C’est elle qui sépare dans la première moitié du XVIIe siècle, le territoire des indiens caraïbes à l’est, appelé Capesterre, du territoire des colons à l’ouest appelé Basse Terre. La zone de l’actuel Morne Rouge n’est en fait qu’un point de passage entre le versant sous le vent, caraïbe, et le versant au vent, atlantique; entre la Basse Terre et la Capesterre…
C’est du moins l’impression qu’en a le dominicain Jean Baptiste LABAT, lors de son séjour en Martinique de 1694 à 1705. Il passe alors sur le chemin du morne Calebasse, actuellement à la limite nord de l’actuel Morne Rouge, entre la commune et la Montagne Pelée.
« Nous arrivâmes au morne de la Calebasse un peu avant midi. Le temps beau et serein nous donna le plaisir de découvrir une grande partie de la Cabesterre, qui , de cette élévation, nous parut un pays plat et uni, infiniment plus beau que celui que nous quittions, tout rempli de mornes et de montagnes, On a taillé un chemin fort étroit dans ce morne, qui est l’unique passage de tout ce côté-là pour aller d’une partie de l’île à l’autre. »
(Jean Baptiste LABAT, Voyages aux îles, 1720)(6)
Les débuts de la colonisation : St Pierre et le quartier « Des Estages ».
Arrivés par l’ouest et protégés ainsi des écueils et des caprices de l’océan atlantique, c’est autour de St Pierre que les premiers colons se lancent dans la conquête progressive de l’île dès 1635.
La Compagnie des Iles d’Amérique créée en 1635 par le cardinal Richelieu, ministre du roi de France Louis XIII (1617-1643), défend de se livrer à une guerre contre les amérindiens car il en va de la survie même des colons. Mais force est de constater que si les relations entre les deux peuples sont plutôt bonnes dans les premières années de la colonie -les colons reprennent le mode de vie enseigné par les caraïbes-, les tensions autour de la quête des ressources vont s’accuser et mener à une véritable guerre contre les indiens. Une guerre encore attisée par le désir de la Compagnie des Iles de mettre en culture le tabac en utilisant une main d’oeuvre venue d’Europe: celle des « engagés », des jeunes gens recrutés pour 3 ans dans les ports français et corvéables à merci.
Et c’est précisément sur les hauteurs de Saint Pierre que les premiers colons commencent l’agriculture: roucouyers (le rocou est une teinture rouge très prisée des indiens), cacaoyers, tabac et surtout élevage destiné à alimenter la colonie, son commerce et l’avitaillement des vaisseaux. On trouve également quelques religieux sur ces hauteurs: des jésuites, notamment au lieu dit actuel Fond Marie Reine, près des sources d’eau.
On peut dire que l’histoire du Morne Rouge commence vraiment là. A l’instar de ce qui se passe dans l’Amérique coloniale et dans l’Europe médiévale, deux leviers de la colonisation sont en présence: d’une part les colons aristocrates et la bourgeoisie marchande, d’autre part l’Eglise catholique. L’histoire de la région montre un mélange de rivalité et de collusion entre ces deux forces qui finit par aboutir à la naissance d’un bourg à proximité de la très industrieuse ville de St Pierre.
L’apparition de la canne à sucre
L’histoire du Brésil colonial touche de près à la naissance du monde créole. Avec l’invasion hollandaise d’une partie du Brésil portugais (1624-1654), des réfugiés portuguais juifs s’ installent dans le nord de la Martinique. Ce sont eux qui enseignent aux premiers colons français -appelés « habitants »-, le principe et l’organisation des plantations de cannes à sucre; une culture alors en plein essor dans l’empire colonial portugais. L’un d’eux, près de l’actuel Morne Rouge, est évoqué par le père LABAT à la fin du siècle. Il s’agit de Benjamin d’Acosta.
« Nous vîmes à une demi-lieue plus loin la maison de la cacaoyère du sieur Bruneau, juge royal de l’île. Cette cacaoyère et les terres où sont les deux sucreries de ce juge avaient appartenu ci-devant à un juif nommé Benjamin d’Acosta, qui faisait un très grand commerce avec les Espagnols, Anglais et Hollandais. Il crut se faire un appui considérable en s’associant avec quelques-unes des puissances des îles, sous le nom desquelles il acheta les terres que possède le sieur Bruneau. Il planta la cacaoyère, qui est une des premières qu’on ait faites dans les Iles, et fit bâtir les deux sucreries que l’on voit encore à présent.
Mais la Compagnie de 1664, ayant peur que le commerce des juifs ne nuisît au sien, obtint un ordre de la Cour pour les chasser des Iles; et les associés de Benjamin ne firent point de difficulté de le dépouiller pour se revêtir de ses dépouilles. »(2)
Cette nouvelle culture arrive à point nommé à un moment où le tabac, jusque là culture locale florissante, est en crise. On plante également des cacaoyères car le chocolat, boisson reprise des indiens par les espagnols, est très prisé dans les cours européennes. -De là la présence de nombreux cacaoyers aujourd’hui encore dans les forêts du nord-caraïbe.- Les premières grandes plantations -appelées « habitations »- apparaissent alors sur les hauteurs, les « Estages », de St Pierre. Pendant longtemps, la zone du Morne Rouge actuel est ainsi le « Quartier des Etages » de Saint Pierre.
Si, en 1683, sous la pression des Jésuites, les Juifs sont expulsés de l’île, le principe de l’Habitation sucrerie lui, demeure. Ces habitations s’étendent sur une dizaine voire plusieurs dizaines d’hectares et certaines sont renommées telle l’habitation d’Antoine Des Massias dont une partie des terres se trouvent sur le Morne Balisier. Cette habitation appelée « Dominant » constitue d’ailleurs une des origines probables du futur bourg du Morne Rouge.
Les religieux participent aussi à la croissance de l’industrie de la canne et les jésuites font construire dans la première moitié du XVIIe siècle l’un des tout premiers moulins à eau de la Martinique sur les hauteurs de Saint Pierre. Mais, au début, on se livre simplement à la production d’eau de vie par distillation. La technique complète de production du sucre n’est en effet réellement maîtrisée que dans la seconde moitié du XVIIe siècle au moment (1654) où les Portuguais reconquièrent une partie du Brésil (Le Pernambouc) sur les Hollandais. Ces derniers, en se réfugiant dans les Antilles, diffusent à nouveau en Martinique les techniques complètes de fabrication du sucre ( fabrication des moulins, chaudières pour la purification, formes pour la cristallisation et terrage pour le blanchiement).
En 1671, les deux tiers des Habitations de la Martinique se trouvent encore sur la côte caraïbe. La même proportion de ces habitations se consacre à la production vivrière et à la culture du tabac. La culture de la canne est donc lente à s’étendre: elle demande en effet beaucoup d’investissement et de main d’oeuvre. Et pour cause: l’habitation sucrière avec près de 60 ha est en moyenne trois fois plus grande que celle produisant du tabac. L’expansion de l’Habitation sucrière se fait donc en parallèle avec celui de la production d’indigo, une plante tropicale donnant une teinture bleue très estimée en Europe.
L’esclavage et la fin des caraïbes.
Avec l’apparition de la culture de la canne, c’est aussi l’esclavage qui se développe. On abandonne la pratique de « l’engagement » qui consiste à engager de jeunes européens pendant trois ans pour les remplacer par des esclaves noirs africains. C’est ainsi que le nombre de colons évalués à 3000 au milieu du XVIIe siècle est bientôt supplanté par le nombre des esclaves: en 1670, les esclaves noirs sont déjà 7000 et vers 1685, pour 5000 colons, ils sont presque 11 000 .(3)
Avec l’esclavage, et en dépit d’ une tentative de pacification du gouverneur Du Parquet, la guerre contre les Caraïbes s’envenime. Le nord-est de la Capesterre est conquis en 1658 sur les Indiens (entre Macouba et la Caravelle). Cette guerre est justifiée par les descentes des Caraïbes sur la côte. Venant de la Capesterre et de la Dominique sur les habitations de la côte, ils s’emparent des esclaves noirs. Les esclaves eux-mêmes fuient en direction de la Capesterre caraïbe où ils sont considérés par les colons comme des « marrons », -des fuyards-. On comprend alors que le quartier Des Estages, très boisé, ait pu constituer un point chaud de la colonie.
En fait, la zone de l’actuel Morne Rouge n’a pas qu’un intérêt économique. Elle tient aussi lieu de place stratégique en servant de « réduit » pour la défense de Saint Pierre. Devant les attaques répétées des corsaires anglais, les habitants, -noms donnés aux premiers colons- se réfugient ainsi dans les hauteurs. La route étroite qui mène de Saint Pierre à l’actuel Morne Rouge peut donc être défendue au moyen de l’artillerie d’une attaque venue de la côte.
En savoir plus:
La rivalité Caraïbe/ Arawak : une vision de l’imaginaire colonial ? Le cas du Brésil…
Un débat est encore aujourd’hui entretenu en Martinique autour de la question de savoir quand et comment sont apparus « les Caraïbes » dans les Antilles. Certains archéologues soutiennent que ce terme ne recouvre pas une différence ethnique mais une sorte de différenciation sociale et qu’en fait il n’y aurait qu’un seul et même peuple arawak, se transformant. En fait, ce débat confus et parfois très maladroitement argumenté s’appuie essentiellement sur l’archéologie et l’idée que les sources d’origine écrite véhiculent une vision colonialiste du monde amérindien. La rivalité arawak/ caraïbes serait à ranger ainsi dans l’ordre de l’imaginaire colonial; le colon justifiant ainsi sa propre entreprise destructrice.
A vrai dire, vu la rareté des sources archéologiques, il est difficile de trancher.
Néanmoins, un simple regard sur des données ethnographiques actuelles et bien réelles peut amener à relativiser le propos à l’égard des sources « coloniales ». Il existe bien dans les Etats du Para, de l’Amapa et du Roraima, trois Etats du nord du Brésil, au coeur de la forêt amazonienne, deux nations amérindiennes traditionnellement rivales: Les Arawaks, aujourd’hui essentiellement Yanomami, et les Karibs, à l’origine anthropophages et -d’après leurs propres légendes- voués à s’emparer des femmes arawaks…
Est-ce à dire que l’Amazonie serait pour l’historien le réservoir vivant du passé caribéen ?
Lexique:
Guyane: mot français dérivé du terme arawak « Guyana ». Ce terme signifie « terre d’eaux abondantes ». Il désigne la partie nord-est du continent sud-américain; région entièrement couverte par la forêt amazonienne. Elle se situe à moins de 500 km des côtes de la Martinique.
Notes:
(1) Jean Pierre MOREAU, « Un flibustier français dans la mer des Antilles », Payot, Paris, 2002 p 211
(2) Jean Baptiste LABAT, « Voyage aux Isles », rééedition, Phébus, 1993, p44
(3) Paul BUTEL, « Histoire des Antilles françaises du XVIIe s. à nos jours », Perrin, 2002, p76